jean-pierre saez
Depuis la fin des années soixante, d’accords interministériels en nouveaux dispositifs d’action, l’éducation artistique a régulièrement été affirmée comme une grande cause. Il ne lui aura manqué qu’une seule chose : une perspective claire, durable et structurée faute de réponses concrètes, inspirées et consensuelles à cette double interrogation : de quelle éducation les jeunes d’aujourd’hui ont-ils besoin ? Quelle plus-value représente l’approfondissement d’une relation avec les arts et la culture dans la formation et la construction de l’enfant ? Informés d’une histoire chaotique et discontinue, les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture et de la Communication proposent aujourd’hui une nouvelle orientation en faveur de l’EAC. Il y a là une avancée incontestable à saisir, à interroger et à enrichir.
La remise en cause brutale du plan Lang-Tasca, qui portait de manière inédite l’ambition d’une large démocratisation de l’éducation artistique et culturelle, est emblématique de la politique intermittente qui a caractérisé ce grand projet. Nous payons sans doute aujourd’hui encore le prix de son renoncement. Ayant rencontré sur son chemin des résistances de toute part, l’éducation artistique et culturelle a principalement souffert de n’être pas identifiée comme un élément de base d’une éducation-formation en phase avec son temps.
Mais de quelle éducation nos enfants ont-ils besoin ? L’époque actuelle transforme profondément les conditions d’élaboration et de diffusion de la connaissance, bouleverse les modèles culturels, modifie notre sensitivité en profondeur, notamment par l’accélération des flux et la diversification des supports d’information, conditionne les imaginaires par la force de sidération des 6 ou 7 types d’écrans qui s’inscrivent dans notre environnement, reconfigure une nouvelle fois les relations entre individu et société. Un tel contexte appelle plus que jamais à la mobilisation de toutes les énergies et de tous les savoir-faire pour élargir les bases de la formation des enfants, favoriser une approche globale de l’éducation qui saurait hybrider éducation formelle et non formelle pour mieux prendre en compte la globalité de la personne.
Concrètement, il s’agit de développer le sens esthétique, donner le goût de la contemplation ou d’une pratique artistique, solliciter l’imagination et la créativité, étoffer les repères individuels et collectifs, éveiller la curiosité de l’enfant et de l’adolescent. Autant de pistes pour multiplier leurs sources de distanciation et de discernement, contribuer à l’élargissement de leurs univers symboliques, approfondir la dimension citoyenne de l’éducation, varier les chemins de réussite, de confrontation au monde, d’apprentissage et d’épanouissement du plus grand nombre. Les réponses apportées par l’EAC s’avèrent essentielles à cet égard, comme en témoignent fréquemment, de manière empirique ou scientifique, psychologues, pédagogues, artistes, médiateurs, parents ou élèves dans le monde (1). Disons aussi clairement : avec l’EAC, il ne s’agit pas de faire de tout enfant un artiste en puissance. Juste de lui permettre de s’épanouir dans la plénitude de sa personnalité.
En pointant les limites dans lesquelles l’EAC a généralement évolué, il ne s’agit pas de ne pas reconnaître les multiples avancées qu’elle a connue depuis plus de quatre décennies, tout au contraire. Il faut rendre cette justice à la réussite d’expériences et de démarches de toute nature mises en œuvre par des enseignants, des militants de l’action culturelle, des travailleurs sociaux, des responsables institutionnels de l’État et des collectivités territoriales, des artistes. C’est de là qu’il faut partir pour envisager de nouvelles perspectives, celle d’un élargissement de l’éducation artistique et culturelle à tous les enfants, tout au long de leur parcours scolaire en particulier, sans oublier bien entendu d’autres temps et d’autres moments de la vie. Cependant, l’école, espace républicain par excellence, doit être privilégiée. C’est ici que tous les enfants, quelle que soit leur condition sociale, peuvent participer à des démarches d’activité artistique, fréquenter des lieux d’art et de culture, rencontrer des artistes et réaliser avec eux des projets qui mobilisent l’énergie de chacun, appréhender avec les outils nécessaires d’autres univers culturels que le leur, d’autres cultures, éprouver, par l’art et à la culture, leur relation au monde avec davantage de recul et d’empathie.
Il est vrai que les avancées de l’EAC que nous évoquons se sont principalement inscrites dans une visée expérimentale ou exceptionnelle plutôt qu’elles n’ont illustré une politique de fond. À cet égard, à défaut de continuité et de généralisation, on peut souligner combien la dynamique de la territorialisation des politiques culturelles a été profitable en maints endroits à l’EAC, ce dont attestent quelques trop rares études.
Néanmoins, la construction d’une offre de qualité, et a fortiori sa généralisation, nécessite toute une série de conditions : du temps pour commencer, des ressources artistiques et culturelles adéquates, des solutions de facilitation pour faire intervenir les artistes en milieu scolaire, un vaste programme de formation des enseignants, des médiateurs et autres intervenants, une coopération approfondie et mieux contractualisée entre les parties prenantes, un véritable programme d’études pour mieux apprécier les effets de l’action, des moyens certes davantage mutualisés mais aussi, a minima , actualisés en fonction des objectifs impartis. Et, au préalable, une philosophie d’action partagée.
Tandis que l’ambition nationale pour l’EAC redévalait la pente qu’elle avait peiné à gravir, les collectivités territoriales s’impliquaient davantage pour en préserver les chances. Cependant, les collectivités territoriales ne peuvent et ne doivent pas tout en la matière. Redonner une grande perspective pour l’EAC nécessite une articulation plus fluide entre vision nationale et projet local, notamment pour pallier les inégalités territoriales en la matière, ainsi qu’une plus grande confiance dans les énergies et les savoir-faire des acteurs de terrain. Aujourd’hui, le ministère de la Culture insiste lui aussi avec force sur l’importance des collectivités territoriales pour l’éducation artistique. En conférant à cette éducation la priorité de son action, il soulève un vif espoir. De son côté, l’Éducation nationale a inscrit l’EAC pour la première fois de son histoire dans une loi d’orientation. Mais tout cela signe-il un projet commun ? Comment être certain que l’on ne va pas retomber dans la même spirale sisyphienne ? Comment conjurer « l’éternel retour » de l’éducation artistique et culturelle ? (2)
Il est temps de sortir de cette fatalité, de faire le lit d’une vision schizophrénique de l’EAC, de l’inscrire une bonne fois dans une perspective durable. Comment ? En impulsant une stratégie interministérielle au plus haut niveau de l’État, en fixant une règle contractuelle d’évaluation des politiques nationales et territoriales. En considérant une grande politique d’EAC comme un écosystème où chaque partie conditionne le tout : répondre à un besoin essentiel de formation, stimuler les coopérations et le rapprochement des points de vue, veiller à adapter les ressources artistiques et culturelles en conséquence, préserver la vitalité du travail artistique en temps de crise aussi car il ne représente pas une cerise sur le gâteau de l’éducation. Il est un élément du levain dans la pâte.
(1) Cf. Ann Bamford, The Wow Factor : Global Research Compendium on the Impact of the Arts on Education, Waxmann Verlag, 2006.
(2) Cf. Marie-Christine Bordeaux et François Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ? Une ambition nationale à l’épreuve des territoires, ouvrage préfacé par Jean-Pierre Saez, Éditions de l’Attribut, 2013, 176 p.