Que sont les lieux artistiques d’initiative civile ? L’étude menée par Philippe Henry analyse leurs caractéristiques pour mieux comprendre ce que ces aventures humaines et créatives apportent au développement artistique et social de leur territoire.

Dans une rue des jeunes gens poussent des ballons avec des balais.
© Une coréalisation des collectifs Les Pas Perdus, Chuglu et des joueurs de ballon dans les rues à Marseille

Organisations de droit privé, mais à buts autres que lucratifs, les lieux artistiques d’initiative civile ne se reconnaissent ni dans le terme d’entreprise culturelle marchande ni dans celui d’institution publique de la culture. Leur identité relève d’abord d’une logique tierce, construite autour de petites communautés entreprenantes, revendiquant une utilité sociale à la croisée d’enjeux culturels spécifiques et d’un fort ancrage territorial. Ils s’avèrent ainsi essentiels pour notre vie commune, bien qu’ils soient actuellement malmenés tant par les brutalisations de la logique marchande que par les restrictions du service public de la culture.

Des lieux partie prenante d’un monde au devenir préoccupant

Les diagnostics actuels, qu’ils concernent les grandes évolutions mondiales Voir l’« Atlas du nouveau désordre mondial », Alternatives économiques, no460-461, juillet-août 2025, p. 26-65. ou plus spécifiquement les politiques culturelles V. Guillon, « Sauve qui peut la décentralisation culturelle ! », La Scène, no 117, été 2025, p. 46. et « initiatives citoyennes » qui y ont cours « Nouvelles baisses budgétaires : la défense de la diversité culturelle et des initiatives citoyennes est une nécessité ! », MCAC – Mobilisation et Coopération Arts et Culture, mai 2025., montrent une inquiétante situation critique. On est très loin du monde plus apaisé que beaucoup espéraient voir apparaître après la crise sanitaire. 

Pour autant, une multiplicité d’expérimentations et de pratiques, très fortement ancrées dans des réalités territoriales et sociales singulières, continue à explorer les voies d’une habitabilité plus coopérative, équitable et sobre de nos divers milieux de vie. Elles partagent l’hypothèse que le mieux vivre et la richesse tiennent d’abord à la qualité et à la densité des relations que des êtres humains développent entre eux et avec leur environnement. Le plus souvent locales et trop sous-estimées, elles sont pourtant source d’innovations sociales N. Richez-Battesti, É. Bidet, L’innovation sociale. Expérimenter et transformer à partir des territoires, Paris, Les Petits matins, 2024., porteuses d’un devenir potentiellement plus juste et solidaire. Elles rappellent enfin que c’est sur la base d’un traitement en commun de besoins ou nécessités repérés et de la construction d’une confiance réciproque entre les acteurs que s’institue un tissu social viable – quoique toujours en partie conflictuel –, sur lequel peuvent aussi prospérer des échanges économiques plus équilibrés.

C’est dans cette perspective que nous proposons d’examiner leur agencement entrepreneurial, compris comme une recherche constante d’équilibre entre projet global, activités, gouvernance et modèle économique. L’analyse s’appuie sur une étude comparative approfondie, que nous avons menée en 2024, de huit de ces lieux ayant su perdurer En milieu urbain : les Ateliers du Vent à Rennes, créés en 1996 ; Pol―n à Nantes, créé en 2000 ; La Fabrique Pola à Bordeaux, créée en 2002 ; Le 108 à Orléans, créé en 2003. En environnement rural : Derrière Le Hublot à Capdenac-Gare (Aveyron), créé en 1996 ; La chambre d’eau au Favril (Nord), créée en 2001 ; Bouillon Cube – La Grange à Causse-de-la-Selle (Hérault), créé en 2006 ; Lacaze aux sottises – Maison Lacaze à Orion et Salies-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), créée en 2009., malgré leur précarité structurelle. Elle complète un autre travail réalisé en 2022, portant sur un peu moins de deux cents démarches ayant signé la charte de la Coordination des lieux intermédiaires et indépendants (CNLII) Ph. Henry, Les lieux culturels intermédiaires : une identité collective spécifique, auto-édition, juin 2022.

Ne se reconnaissant pas dans le modèle des entreprises marchandes à but lucratif, ces lieux n’en sont pas moins des organisations privées entreprenantes, qui se risquent chacune à de multiples activités en lien direct avec leur projet social, tout en cherchant une viabilité économique minimale. Ils sont également autant de petites communautés en interaction avec leur environnement et attentives à ce que chacun de leurs membres y cultive sa propre autonomie. Par-là, ils participent, à leur échelle, d’un intérêt social – et au moins collectif – qui les rapprochent, tout en les distinguant, des institutions structurées autour d’un intérêt général et relevant directement de la puissance publique. Alors que les frontières et fonctions réciproques du service public et du secteur privé évoluent sans cesse Voir à ce sujet les dossiers « Dans quel État sera la culture après-demain ? », Nectart, no 19, été 2024, p. 18-77 ou Public-privé : une frontière obsolète ?L’Observatoire, no63, décembre 2024., il reste essentiel de prendre en compte les organisations privées à buts autres que lucratifs. L’histoire du domaine culturel en France en témoigne, et les lieux que nous étudions l’illustrent également. Souvent rapportées à la notion de tiers-lieux culturels M. Magkou, É. Pamart, M. Pélissier, « Exploration des usages du concept de “tiers-lieu culturel“ », in C. Gauthier, R. Seillier (dir.), Panorama de la recherche sur les tiers-lieux en France, Bordeaux, France Tiers-Lieux / Le Bord de l’eau, 2025, p. 91-107., ces démarches n’en possèdent pas moins des traits spécifiques. 

Des lieux à l’identité propre, entre service public et marché de la culture

Comme l’immense majorité de ce type de lieux, chacun des huit cas étudiés a été initié par des étudiants sortis d’écoles d’art, des artistes ou/et des professionnels d’activités culturelles ou socioculturelles. De même, ils ont tous pour support une association loi de 1901. Au-delà de ce qui pourrait n’être qu’une simple commodité juridique, l’étude révèle une réelle adhésion à l’éthique de l’économie sociale et solidaire, cet autre « mode d’entreprendre et de développement économique », selon la formulation de l’article 1 de la loi du 21 juillet 2014 qui lui est consacrée.

Un primat absolu est ainsi donné à leur projet global – toujours synthétisé dans l’objet social de leur association support. Ce projet s’organise à partir et autour d’une finalité artistique, qui s’élargit à des enjeux culturels, territoriaux et sociaux notamment en résonance avec leur environnement de proximité Créations artistiques « situées » en lien avec des éléments mémoriels du territoire, actions itinérantes au plus près des intérêts culturels des personnes rencontrées, organisations de débats ou manifestations autour de thématiques écologiques ou du soin, accueils ponctuels ou plus réguliers d’acteurs des champs social, éducatif, de la santé ou des loisirs…. Deux grands cas de figure apparaissent. Dans l’environnement rural, ce sont très largement les quelques salariés permanents du lieu qui impulsent, coordonnent et gèrent les projets mis en œuvre, en interaction néanmoins étroite avec les instances décisionnelles et bénévoles de l’association – dont son conseil d’administration, mais pas seulement. En milieu urbain, on se trouve plutôt face à des structures hébergeant, sur une période plus ou moins longue, des organisations artistiques et culturelles ou des professionnels individuels développant chacun leur propre projet. Ici, les salariés assument surtout une coordination d’ensemble de la vie du lieu Un troisième cas de figure, non présent dans les huit cas étudiés, porterait sur des lieux initiés, gérés et prioritairement occupés par un artiste ou un collectif relevant le plus souvent du spectacle vivant.. Dans les deux cas, la référence aux idéaux de l’émancipation des personnes et de l’éducation populaire, des droits culturels et d’une meilleure équité sociale est récurrente et sous-tend la diversité des pratiques proposées, même si la mesure de leurs effets tangibles reste toujours difficile ou incertaine.

Ce projet global est décliné et se réalise selon une pluralité d’activités et de programmes particuliers, successifs ou simultanés. Outre les fonctions transversales de coordination et de gestion générales du lieu, quatre grands registres sont perceptibles : le soutien à la création artistique de professionnels en émergence ou confirmés, notamment au travers de résidences ; la programmation d’événements artistiques et culturels au profit d’une variété de publics (géographiquement très proches ou plus lointains) ; la mise à disposition de ressources et de moyens d’accompagnement pour des acteurs de proximité, porteurs de projets artistiques ou culturels ; des espaces de mutualisation et d’hébergement ‒ temporaires ou permanents ‒ pour des projets, collectifs ou activités de nature diverse, mais en cohérence avec le projet global et portés soit par des individus soit par des organisations.

L’épaulement réciproque de cette pluriactivité est un enjeu central de la gouvernance des lieux. Celle-ci se révèle diversement distribuée entre les personnes salariées ‒ toujours très sollicitées et aux conditions de travail à toujours soigneusement considérer ‒ et celles impliquées de manière bénévole. Pour ces dernières, une palette de modalités est constamment repérable : simple participation comme publics aux événements proposés ; implication dans la mise en œuvre collective de manifestations, tels que des festivals ; portage de l’animation d’une activité particulière (atelier, rencontre ou buvette par exemple) ; contribution à des groupes de réflexion ou comités délibératifs sur des sujets déterminés ; prise de responsabilité au sein du conseil d’administration. Le rôle d’impulsion, d’écoute, d’orientation et de mise en œuvre assuré par les personnels salariés est à souligner, tant en interne que vis-à-vis de la multiplicité des partenariats à établir et faire perdurer avec des acteurs externes ‒ civils ou publics, proximaux ou plus lointains. De ce point de vue, chaque lieu se présente comme un commun, soit une ressource particulière, protégée et/ou développée par un collectif, établissant par lui-même les règles de préservation de celle-ci et de mise en compatibilité des intérêts divers ‒ voire divergents ‒ des acteurs impliqués N. Alix, J.-L. Bancel, B. Coriat, Fr. Sultan (dir.), Vers une république des biens communs, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018..

Le modèle économique qui en résulte est à plusieurs versants. La volonté de rester accessible au plus grand nombre limite le développement des recettes propres, pourtant gage d’autonomie Les cotisations annuelles pour participer aux activités sont toujours très faibles (voire nulles dans certains cas), les tarifs pour certaines d’entre elles (ateliers réguliers ou spectacles notamment) se veulent rester abordables pour le plus grand nombre.. Sur ce point, l’apport des bénévoles est essentiel mais peut largement varier ‒ en durée comme en compétences. Enfin, les aides des collectivités publiques sont restreintes par leurs importantes contraintes politiques et budgétaires dans une époque de forte turbulence. La capacité des lieux à se maintenir ou évoluer repose ainsi constamment sur un équilibre précaire. Pour autant, ils participent pleinement à un mode de développement ancré dans un territoire et basé sur la mise en réseau d’acteurs proches ou plus lointains. Cette dynamique réticulaire ‒ souvent peu soulignée ‒ relève pourtant d’un enjeu économique et qualitatif majeur, au travers duquel les lieux se transforment, s’hybrident ou essaiment. Par-là, ces communs « poreux » se démarquent clairement d’une volonté de croissance par l’activité concurrentielle marchande, en vue d’atteindre une bien illusoire taille critique. Tout autant, elles ne prétendent pas remplacer les institutions de service public de la culture, même si elles contribuent à leur mesure ‒ locale et différenciée ‒ à l’intérêt général qui fonde ces dernières.

Vers un autre mode de développement économique ?

La double référence à l’économie sociale et solidaire et à la résurgence contemporaine des communs indique déjà une orientation de principe pour un autre mode de développement économique H. Defalvard, La Société du commun. Pour une écologie politique et culturelle des territoires, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2023.. Tout en restant très largement minoritaire R.  Boyer, L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIe siècle ?, Paris, Les Petits matins, 2023 ; P.  Dardot, Chr. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIesiècle, Paris, La Découverte, 2014., celui-ci a néanmoins le grand mérite de proposer non seulement un horizon pour l’action, mais aussi une gamme de réalisations certes localisées mais déjà bien réelles F. Carrey-Conte, P. Eynaud, Communs et économie solidaire. Récits d’expériences citoyennes pour un autre monde, Paris, Les Petits matins, 2023.. Mais ce mode de développement alternatif reste fragile, car il ne dispose pas encore d’un système propre pour faire reconnaître la valeur sociale de la richesse spécifique qu’il produit Fr.  Brancaccio, A. Giuliani, C. Vercellone, Le commun comme mode de production, Paris, Éditions de l’éclat, 2021.. À partir des cas étudiés, nous proposons plusieurs pistes de réflexion pouvant aider à consolider cette approche qui cherche à frayer une voie autre que la seule dominance du « dipôle » formé par le marché concurrentiel et financiarisé d’une part, l’État néolibéral limitant ses services publics de l’autre.

Dans un monde en constante fluctuation, mieux vaut en effet s’écarter de l’obsession de la compétitivité et de la performance, pour se tourner vers l’intensification des interactions, en vue d’acquérir une robustesse face à d’inévitables aléas. En phase avec des traits du vivant, cela implique de privilégier l’hétérogénéité, le temps long, mais aussi un ancrage local, une taille mesurée ou encore une transparence et une collégialité dans les décisions… et d’accepter des contradictions, de l’inachèvement O. Hamant, O. Charbonnier, S. Enlart, L’Entreprise robuste. Pour une alternative à la performance, Paris, Odile Jacob, 2025.. Autant de dimensions que l’on retrouve dans l’agencement entrepreneurial des lieux étudiés. Celui-ci illustre également la pertinence d’une dynamique systémique et itérative, où les porteurs du projet mobilisent simultanément plusieurs capacités : celle de démarrer à partir des ressources dont ils disposent, plus qu’à partir d’une idée par trop définie à l’avance de leur projet ; celle de constituer des partenariats avec une pluralité d’acteurs avec lesquels le projet sera coproduit, ou encore de tirer parti des opportunités et des surprises qui se présentent ; celle enfin d’inventer un futur en tant que possible à faire advenir, plus que d’essayer de se couler dans un avenir conçu comme largement prévisible Ph. Silberzahn, Effectuation. Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, 2édition, Paris, Pearson France, 2020..

Le fondement artistique des lieux et les enjeux culturels qui y sont associés montrent aussi une mise à distance tant de la proposition de produits culturels faciles à s’approprier mais peu enrichissants sur le plan individuel que de celle d’un art contemporain se voulant délivré de toute dimension émotionnelle B. Morizot, E. Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018 ; Ch. Bobant, Inactualité du sensible. Phénoménologie et art contemporain, Paris, Éditions des Compagnons d’humanité, 2024.. Ces lieux seraient surtout à appréhender comme les déclinaisons particulières d’un régime esthétique de l’art J. Rancière, Les Voyages de l’art, Paris, Seuil, 2023., où l’expérience sensible suscitée par l’œuvre (ou par le processus artistique) est à la fois vécue dans l’instant et dépasse ce moment, sans pour autant disparaître. Elle se déploie à deux niveaux : celui d’une atmosphère chargée d’émotions et celui d’une signification qui reste toujours pour partie hésitante Les textes poétiques sont exemplaires de ce type d’expérience. Mais on le retrouve couramment par exemple dans les concerts de musique actuelle donnés dans les lieux que nous étudions ou dans les nombreux festivals qu’ils organisent.. Cette question d’expériences esthétiques, tout à la fois autonomes et ouvertes à plus large qu’elles-mêmes, fait en tout cas partie de l’identité propre des lieux et ne peut être éludée. Ce positionnement implique aussi de se départir d’une volonté d’utilité immédiate des processus activés, et plaide pour un mode de relation se plaçant en posture de résonance avec les situations, c’est-à-dire à l’écoute de ce qui nous touche en elles, tout en reconnaissant que nous ne pouvons jamais les comprendre entièrement H. Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020..

Intrinsèquement, les lieux relèvent ainsi d’un principe de coopération entre acteurs diversifiés. Jamais de tout repos, celui-ci nécessite de coordonner des enjeux tels que la complémentarité optimale de l’hétérogénéité des acteurs, toujours différentiellement impliqués ; une dynamique permanente d’intermédiation fondée tant sur un système d’information performant et dédié que sur des procédures plurielles à articuler ; une gouvernance participative multiforme ; un équilibre fragile entre bénéfices attendus et finalités idéelles recherchées Ph. Henry, Les groupements culturels coopératifs, Presses Universitaires de Grenoble, 2023.. À ceci s’ajoute une double complexité que les lieux doivent considérer au vu de leur environnement global. La première est d’avoir à trouver des alliances avec une diversité d’acteurs privés, notamment ceux animés par une « raison d’être » et une « mission » supérieures à l’impératif de lucrativité Telles que le préconise la loi Pacte de mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises.. La seconde est d’avoir à composer avec des collectivités publiques garantes de l’intérêt général, mais dans une tradition où les services publics de notre pays se sont construits de façon normative et descendante, sans assez de considération à l’égard des initiatives civiles ‒ dont associatives ‒ participant à l’évolution et à la réalisation de cet intérêt général Th. Perroud, Services publics et communs. À la rencontre du service public coopératif, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2023..

Pour le moins, le mode de développement qui résulte de ces prémisses et qui serait ajusté aux lieux artistiques d’initiative civile ‒ et plus largement à de multiples autres démarches en cours dans et hors le domaine de la culture ‒ est encore largement à consolider. Mais les expériences qui s’accumulent montrent qu’il est possible de vivre et d’échanger autrement, sans se rabattre sur le couple marché compétitif et financiarisé / État néolibéral malmenant ses services publics. Elle pourrait également s’avérer fondatrice d’un futur où s’inter-constitueraient de manière plus sereine l’agir collectif et la singularisation individuelle.

Pour aller plus loin, consulter l’étude de Philippe Henry réalisée en 2024 : Lieux artistiques d’initiative civile : un mode spécifique d’entreprendre en commun