Pour comprendre l’affaiblissement actuel des libertés associatives démocratiques, un rapide retour sur leur construction historique semble nécessaire. D’autant plus que ce travail permet de penser des pistes pour, a contrario, envisager leur renforcement. Celui-ci passera inévitablement par une traduction en langage juridique.

Cet article est initialement paru dans le numéro 727 de la revue Juris associations, novembre 2025.

Dessin : Bap Tiste

« La liberté d’association n’est pas mise en danger aujourd’hui en France, a fortiori depuis son inscription dans le bloc de constitutionnalité en 1971. » Dans son bureau, en février 2019, Gabriel Attal, alors secrétaire d’État en charge des associations, réagit ainsi à la lecture d’une « lettre ouverte » remise en main propre par le président du Collectif des associations citoyennes (CAC). Dans ce courrier pourtant, un certain nombre de cas sont listés et le jeune secrétaire d’État ne ferme pas totalement la porte à un examen plus attentif de la situation.

Cette étude sera entreprise immédiatement et durera 18 mois pour être présentée à des parlementaires par des universitaires et des associations en octobre 2020 sous la forme du premier rapport de l’Observatoire des libertés associatives, qui tient ainsi son acte de naissance officiel « Premier rapport de l’Observatoire des libertés associatives – Une citoyenneté réprimée : 100 cas de restriction des libertés associatives, 12 pistes pour mieux les protéger », oct. 2020 ; JA2020, no 627, p. 6, obs. E. Benazeth ; JA 2020, no 628, p. 12.

Dès l’introduction, le distinguo est posé entre, d’une part, la « liberté d’association » qui renvoie, depuis 1901, au droit de créer une association sans avoir à en demander l’autorisation préalable, et d’autre part, les « libertés associatives » décrivant, plus finement, la possibilité de faire vivre une association, une fois celle-ci créée. Ces libertés associatives s’approchent donc de la notion de « liberté démocratique » entendue comme « le droit pour toute personne de prendre part à la direction des affaires publiques » consacré par l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Autrement dit, ce n’est pas le tout de donner naissance à une association, encore faut-il lui permettre d’agir, de concrétiser ses intentions et de se développer. Bref, de donner pleine mesure à son potentiel en s’appuyant sur une série de droits fondamentaux qui sont autant de conditions d’exercice de la démocratie : droit de réunion, droit de manifestation, droit de création (artistique notamment), droit d’expression. Réunir les conditions d’effectivité de ces droits, c’est précisément là où le bât blesse de plus en plus aujourd’hui en France, et cela invite à prendre de la hauteur historique sur l’exercice de la citoyenneté dans sa dimension collective.

La citoyenneté collective, ou l’histoire d’une dialectique 

La genèse, riche d’enseignements, de la loi de 1901 L. du 1er juill. 1901 relative au contrat d’association, JO du 2. nous permet précisément cette prise de hauteur historique puisque le droit d’association est ce qu’Ambroise Croizat appelait un conquis social, fruit de décennies de luttes, indissociables du processus de construction de notre édifice républicain moderne V. not. J.-B. Jobard, Une histoire des libertés associatives – De 1971 à nos jours, Éditions Charles Léopold Mayer, 2022 ; M. Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté – Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Éditions La Découverte, 2016.. Tout commence pourtant mal aux lendemains de la Révolution française avec le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier (mars et juin 1791) qui interdisent la constitution d’organisations collectives, de corporations, d’associations de personnes. Deux explications prédominent : la première se lit dans l’article 3 de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Inspirés par la philosophie des Lumières, les révolutionnaires de l’époque considèrent que dans la République, une et indivisible, l’expression de la volonté des citoyens ne doit pas être biaisée par des corps intermédiaires. La seconde explication emprunte à une grille de lecture marxiste : la révolution de 1789 est avant tout une révolution bourgeoise qui inaugure une forme de libéralisme s’accommodant mal des monopoles et prébendes qui permettaient à des segments de la société, regroupés en corps professionnels, d’avoir la main sur toute une sphère de l’activité économique en dictant des règles de commercialisation de biens et services.

Après 1789, 1792 et 1793, les révolutions et insurrections marquent tout le XIXe siècle : 1830, 1831 et 1834 (les canuts), 1848, 1871, etc. Les pouvoirs en place se méfient alors fortement de la manière dont des organisations collectives pourraient constituer la source de revendications et de mises en forme d’aspirations sociales, politiques, syndicales, économiques. « Des évènements récents vous ont appris qu’il était facile aux chefs des associations de séduire et d’agiter par leurs déclarations et des apparences philanthropiques certaines classes de la société », alerte par exemple le garde des Sceaux devant le gouvernement en 1834.

L’histoire de l’action associative et de son évolution dans le corpus juridique peut être ainsi vue comme un balancement dialectique entre deux tendances opposées : celle des libertés consenties à la société civile organisée, d’une part, et celle imposant un système de contrôles relativement stricts et d’entraves mis en place par les autorités publiques, d’autre part.

Dans les années 1980, progressivement, avec la fin de l’État providence et l’imposition de logiques néolibérales, nous sommes précisément passés d’une tendance à une autre. Avant d’être perceptible sur le terrain du droit, cette régression des marges de manœuvre des associations s’est observée dans la structure de leurs ressources budgétaires : baisse et transformation des financements publics, « prestarisation » des services – or il est plus difficile quand on est prestataire d’être protestataire. En ce sens, les attaques contre les libertés associatives peuvent être vues comme le prolongement du processus de marchandisation V. les travaux de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations créé par le Collectif des associations citoyennes (CAC) ; v. JA 2023, no 675, p. 6, obs. T. Giraud ; ibid., p. 13, tribune M. Langlet ; JA 2025, no 720, p. 13, tribune M. Langlet ; JA 2025, no 721, p. 8, obs. T. Giraud. et ses corollaires (instrumentalisation, managérialisation) et viennent parachever le scénario de leur affaiblissement P. Coler, M.-C. Henry, J.-L. Laville, G. Rouby, Quel monde associatif demain ?, Érès, 2021.

Loi de 2021 : au-delà d’un contenu problématique… 

Le 24 août 2021 marque une rupture, insidieuse et silencieuse mais profonde, avec la logique qui prévalait pour le monde associatif depuis le 1er juillet 1901. Ce jour-là, la loi confortant le respect des principes de la République est votée L. no 2021-1109 du 24 août 2021, JO du 25 ; v. not. JA 2022, no 653, p. 15 et s., dossier « Principes républicains – Gar(d)e à vous ! ». et, à la faveur de trois articles en particulier, elle actualise un cadre légal qui fait basculer les associations de l’ère de la confiance à celle de la défiance par l’utilisation de quelques notions clés qui vont ouvrir de larges marges de manœuvre interprétatives.

Le diable est toujours dans les détails rédactionnels, et il est donc nécessaire de s’arrêter sur quelques points clés d’un texte hétéroclite – seuls 6 articles sur 107 traitent spécifiquement du fait associatif. Ainsi, l’article 1er ouvre une première « boîte de Pandore » en prévoyant l’obligation d’une neutralité politique – sans définir davantage cette notion, et c’est là tout le problème au vu des interprétations possibles fort différentes de l’acception du terme V. en p. 30 du dossier « Liberté associative : ré(pression), JA 2025, no 727. – aux organismes de droit privé qui passent contrat d’une commande publique. Le cas emblématique de La Cimade Tribune de F. Carrey-Comte, secrétaire générale de La Cimade, « Les associations doivent pouvoir continuer à déployer leur rôle de vigie citoyenne dans les centres de rétention administrative », in Le Monde, 21 févr. 2025., opérateur historique dans les centres de rétention administrative (CRA), montre bien les possibilités d’assujettissement pur et simple du monde associatif à travers cette disposition.

L’article 16 prévoyant l’extension des possibilités de dissolution administrative Ibid, p.24. des associations en cas « d’agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens » – rappelons qu’en droit pénal, la notion de « violence » contre des biens n’existe pas – complète d’autant plus le tableau que, dorénavant, il suffit qu’une autorité considère que l’association « contribue » à ces agissements violents pour justifier une sanction. À partir de quand « contribue-t-on » ? Paradoxalement, la décision, en apparence favorable aux Soulèvements de la Terre en novembre 2023 CE 9 nov. 2023, req. n476384, JA 2023, no 689, p. 3, édito B. Clavagnier ; ibid., p. 10, obs. X. Delpech., vient renforcer nos inquiétudes dans la mesure où le Conseil d’État, avant de dédouaner le collectif par l’application du principe de contrôle de proportionnalité, introduit son propos en affirmant que les Soulèvements de la Terre ont bien légitimé des comportements violents V. J. Hourdeaux, « Soulèvements de la Terre : “Il s’agit en fait d’une victoire à la Pyrrhus” », Mediapart, 9 nov. 2023.. Cela ouvre largement des possibilités futures de sanctions pour des structures qui n’auront ni sa notoriété, ni le soutien massif exprimé au moment de sa mise en cause.

Enfin, si la progression sans précédent de dissolutions – 37 depuis 2017, soit autant que depuis la présidence du général de Gaulle – touche en bonne partie des associations d’extrême droite, il y a lieu de se poser une question face à la recomposition de ces mouvances « d’ultra droite » : au-delà des effets d’annonce, quels sont le suivi et l’efficacité réelle de ces mesures ?

Le 24 août 2021 marque une rupture, insidieuse et silencieuse mais profonde, avec la logique qui prévalait pour le monde associatif depuis le 1er juillet 1901. Ce jour-là, la loi confortant le respect des principes de la République est votée.

Pour finir, l’article 12 sur le contrat d’engagement républicain (CER) V. égal. en p. 30 du dossier « Liberté associative : ré(pression), JA 2025, no 727. mériterait à lui seul une longue analyse, importante à faire et à partager V. J.-B. Jobard, « Questions citoyennes sur le contrat d’engagement républicain »., tant le texte de son décret d’application Décr. no 2021-1947 du 31 déc. 2021, JO du 1er janv. 2022, v. not. JA 2022, no 651, p. 3, édito B. Clavagnier ; ibid., p. 7, obs. X. Delpech. est méconnu – y compris par des collectivités territoriales pourtant tenues de le faire respecter – ou mal compris. En effet, les engagements semblent basiques et de bon sens et se contentent d’une redite de principes énoncés dans d’autres textes. En réalité, il faut s’arrêter sur des termes comme le verbe « inciter » car, non seulement la responsabilité de l’association peut se voir engagée quand elle entreprend une action qui entraînerait un trouble à l’ordre public, mais encore simplement quand elle y incite. D’une part, en l’absence de définition juridique stabilisée de la notion d’ordre public, la question n’est pas : qui trouble l’ordre public ? Mais plutôt : qui considère que l’ordre public est troublé ? D’autre part, parmi ces autorités administratives qui ont ce pouvoir, combien pourront se saisir de cette marge interprétative pour affirmer qu’une association « cautionne » des agissements ? Nous flirtons ici avec le principe d’une interdiction générale de toute critique de l’ordre établi puisqu’une autorité pourrait considérer que ces critiques peuvent fournir des raisons d’indignation motivant in fine des actes de violence.

… l’ouverture d’une ère de surveillance punitive 

Avec le recul, il est frappant de constater que le CER est utilisé, non pas dans des procédures en bonne et due forme, mais très majoritairement brandi comme une menace suffisant à justifier des sanctions – d’autant que les rares utilisations formelles par les autorités publiques se sont soldées par des défaites devant les tribunaux. Ce contrat d’engagement républicain, qui n’a de contrat que le nom, comme le rappelait le Haut-Conseil à la vie associative (HCVA) Analyse intégrée dans l’avis du HCVA du 3 déc. 2021 ; v. JA 2022, no 652, p. 6, obs. E. Benazeth., peut donc surtout être lu comme un outil de pression au service d’une « sobriété punitive » façonnant une « société disciplinaire », pour reprendre les termes de Michel Foucault. En effet, la grille d’analyse proposée par l’auteur M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. peut s’appliquer aux articles 1er et surtout 5 du décret du CER : le pouvoir n’est plus seulement centralisé et localisable, il devient diffus et opère en réseau sous la forme démultipliée de micropouvoirs qui passent par les corps et l’autosurveillance. Tout se passe comme si chacun, se sentant surveillé, devenait surveillant à son tour.

Il est probable que nous ne soyons qu’au début de ce processus liberticide ouvert par la loi d’août 2021 qui, par ses marges d’interprétation, rend possibles des pratiques arbitraires et un autoritarisme de plus en plus affirmé.

Sans compter qu’à l’heure où les budgets 2025 et 2026 annoncent de nouvelles saignées budgétaires avec plus de 90 milliards d’euros de coupes dans les dépenses publiques, une rhétorique de plus en plus huilée se met en place avec des accusations de trouble à l’ordre public et des justifications de suppression de ressources, y compris par des avantages fiscaux, une association contrevenant à l’ordre public ne pouvant pas ou plus être éligible au titre d’un financement justifié par l’intérêt général. 

Ainsi pouvons-nous désormais donner tort à Gabriel Attal : les attaques contre les libertés associatives atteignent un tel niveau d’intensité qu’elles en viennent même à dissuader certains citoyens d’en créer.

Ambivalence du droit et exercice de vigilance (juridique) citoyenne 

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », affirmait Hölderlin. En effet, de plus en plus attaquées sur le terrain du droit, les associations apprennent à répliquer davantage dans ce domaine V. en p. 27 du dossier « Liberté associative : ré(pression), JA 2025, no 727.. En complément, voire, dans certains cas, en remplacement d’outils de plaidoyer, elles s’arment juridiquement pour, non seulement se défendre, mais contre-attaquer à la faveur de « stratégies de contentieux stratégiques » et de création de jurisprudence. Une illustration de cette tendance peut être donnée par le titre choisi par l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (Ufisc), une importante fédération d’associations culturelles, pour l’une de ses rencontres biennales : « Les droits humains fondamentaux : une zone à défendre (ZAD) ! ».

L’idée d’un double mouvement de défense des droits issus de conquis sociaux et de revitalisation de la démocratie, notamment par la mise en application par les acteurs de la société civile des principes de la démocratie continue D. Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Odile Jacob, 2022., passe aussi par le renforcement de ces vigies associatives que sont les observatoires citoyens, pour la plupart créés récemment – et qu’il reste à mieux relier entre eux – : Observatoire des libertés associatives, de la liberté de création, des libertés syndicales, des entraves faites à la presse, des libertés académiques, etc.

Ainsi, dans le cadre d’une économie mondiale toujours plus dérégulée où le poids des multinationales n’a jamais été aussi fort et où les tentations autoritaires sont extrêmement prégnantes, les acteurs associatifs du mouvement social intègrent toujours plus une grammaire juridique au langage classique des luttes sociales et environnementales Les initiatives de l’espace interassociatif Droits et mouvements sociaux (DMS) et du collectif Intérêt à agir en sont des exemples particulièrement probants ; v. JA 2025no 716, p. 13.. Et d’aucuns diront peut-être qu’écrire ces lignes précisément dans une revue nommée Juris associations fait figure d’un programme de travail à partager le plus largement possible.