Barre d'immeubles au pied d'une chaîne de montagnes.
© Maxime Verret

La résidence d’artistes Villa Glovettes a un fonctionnement assez atypique puisque le projet prend place dans une station de ski de moyenne montagne, à l’automne et au printemps, quand le bâtiment perd son usage touristique et résidentiel. Comment est née cette idée ?

Agathe Chion Tout part d’un bâtiment, les Glovettes, qui est l’une des plus importantes copropriétés privées d’Auvergne-Rhône-Alpes (avec environ 980 copropriétaires), dont les premières travées datent de la fin des années 1970. Les trois architectes du projet ont conçu les Glovettes à l’horizontal, dans une forme qui épouse le cirque naturel et qui dégage quelque chose de très doux, contrairement à d’autres bâtis touristiques plus verticaux. Une première barre d’immeuble de 200 mètres de long a d’abord été construite, puis une seconde, vers les arêtes du Gerbier. L’objectif était d’accueillir 5 000 personnes et il était prévu qu’il y ait un hôtel, une patinoire, un tennis, une piscine, un carrousel… un tas d’infrastructures visant à créer une utopie touristique et de vivre-ensemble, car l’idée, depuis le début, était de permettre à des personnes d’accéder à ce rêve-là, à la fois ponctuel et passager, en moyenne montagne. Toutefois, on est à la fin du Plan Neige et le projet périclite : les promoteurs n’arrivent pas à financer l’hôtel et à aller au bout de la construction initialement envisagée. Les propriétaires (qui avaient acheté sur plan) ont malgré tout pu garder leur bien et ils l’ont ensuite transmis à leurs familles. J’ai moi-même hérité de l’appartement qu’avait acheté mon grand-père, où je venais en vacances en hiver pour le ski et en été pour les randonnées.

Quand j’ai pris la décision de m’y installer pour y vivre, j’ai réalisé que je n’avais jamais connu les Glovettes durant l’intersaison. Le 1er septembre, quand tout le monde part, c’est un peu comme une vague qui se retire. Le bruit, l’occupation, les petits commerces de la galerie marchande… toute cette illusion disparaît. Ce bâtiment, qui se vide soudainement, prend un sens complètement insolite. On est saisi par le paysage sauvage et par la période follement belle de l’automne. C’est en la découvrant que j’ai réalisé combien cette dimension contemplative pouvait faire des Glovettes un lieu propice à la création.

Le confinement venait de commencer et, avec trois amies (Adrianna Wallis, plasticienne ; Hélène Fournié, illustratrice ; et Célia Vaudaine qui vient des métiers de l’édition), nous avons utilisé ce temps – lui aussi hors du temps – pour réfléchir au sens que nous souhaitions donner à cette résidence artistique. Nous avons également « pris la température » auprès d’artistes dans nos différents réseaux professionnels, pour savoir si l’idée les inspirait : étaient-ils prêts à venir travailler dans une copropriété vide, durant trois à six semaines d’affilée à l’automne ou au printemps, en moyenne montagne, où ils croiseraient probablement des chevreuils ? Comme les retours étaient très favorables, on s’est lancé dans l’aventure. En juillet 2020, l’association était créée.

Nous avons alors négocié avec une douzaine de copropriétaires, complices et partisans du projet, de nous louer leur appartement à un tarif modeste pendant cette intersaison durant laquelle il n’est pas occupé. C’est aujourd’hui sur ce principe que repose le fonctionnement de Villa Glovettes. Les artistes en résidence disposent d’un appartement équipé. On leur remet un trousseau de draps et du linge. On prend en charge leur aller-retour et on leur verse une bourse chaque semaine grâce aux subventions que nous recevons pour faire vivre le projet. Lorsque c’est un artiste plasticien qui a besoin de travailler des volumes ou des matériaux salissants, on trouve une alternative : il peut, par exemple, utiliser un atelier à l’extérieur des Glovettes, une grange chez un agriculteur, ou encore un espace en plein air chez l’un des partenaires de notre réseau. Nous tenons à soutenir toutes les disciplines de la création contemporaine et, depuis 2020, une trentaine d’artistes peintres, philosophes, architectes, photographes, auteurs, plasticiens, poètes, réalisateurs et musiciens ont été résidents.

Donc, finalement, en créant cette résidence artistique vous avez fait du tourisme un partenaire par défaut ?

A. C. Le projet en soi a démarré dans un dialogue avec l’existant touristique, avec la réalité d’un territoire et sa construction économique et sociale. Dans ces plis et replis de l’accordéon touristique, qui alterne des vides et des pleins, mais qui procure aussi cette petite mélodie au territoire, ce qui nous importait, c’était de nous nicher dans l’existant, d’occuper modestement, voire de manière confidentielle – même si le projet de la Villa Glovettes ne l’est pas – ce qu’en littérature on appelle un locus amoenus, c’est-à-dire un lieu amène, idyllique. On jubilait même du paradoxe de cette occupation surprenante que le tourisme rendait possible. Plus on parlait de notre projet autour de nous, plus les gens du territoire nous disaient « Ah, mais vous faites de la résilience immobilière ! Vous réchauffez des lits froids ».

Même si cette histoire de « lits froids » ne faisait pas du tout partie de notre vocabulaire quand nous avons commencé, on a réalisé que l’on s’inscrivait vraiment dans une transition écologique plus large que celle que nous avions envisagée. Donc, si le tourisme en tant que tel n’était pas un sujet de travail, la vacance touristique et son rythme binaire sont devenus notre philosophie : le tourisme n’existe qu’en occupation massive l’été et l’hiver, et nous, on occupe le printemps et l’automne. Et, finalement, ça rend justice à ces bâtis vidés. On a l’impression que c’est presque fait exprès, que c’est une belle cohabitation !

Plus on parlait de notre projet autour de nous, plus les gens du territoire nous disaient : ‘Ah, mais vous faites de la résilience immobilière ! Vous réchauffez des lits froids’.

Quel a été le positionnement des collectivités locales vis-à-vis de ce projet ? La tendance est plutôt de miser sur les pratiques récréatives, le sport, le bien-être, mais plus rarement sur l’art et la culture, pour opérer cette diversification touristique des stations de moyenne montagne.

A. C. Cet axe autour de la santé, du bien-être, du bien-manger… est déjà manifeste sur ce territoire, à la fois dans son affichage « Villard et les quatre montagnes, terres de climatisme » et, plus concrètement, à travers l’accueil de nombreuses classes vertes, le lycée climatique, des lieux de santé. Ces narratifs sont présents, même s’ils ont été un peu éclipsés au moment du « tout ski » à l’époque du Plan Neige, parce que le tourisme massif apportait quelque chose de très rentable. Les élus de Villard nous demandent de participer à la diversification touristique parce qu’eux-mêmes se posent des questions et s’emparent de modèles alternatifs et culturels. Ils ont compris qu’il fallait implémenter la culture dans le projet touristique d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain. Si ça semble une évidence à Villard, c’est sans doute aussi parce que beaucoup de personnes qui s’y sont installées viennent des villes, que certains ont été des militants, et qu’il y a une école dans chaque village. Nous avons donc un véritable dialogue avec les élus, et peut-être que l’on s’éduque réciproquement. Ils nous incluent dans leur réflexion et, nous, on leur montre un modèle possible ; parce que, potentiellement, le principe de Villa Glovettes est reproductible à n’importe quel endroit autrefois voué au tourisme de masse, sur le littoral comme en montagne.

Comment s’incarne concrètement la problématique des transitions dans votre projet ?

A. C. Dans notre façon de « faire transition », on ne parle pas de démanteler, mais de réinvestir, de réintégrer de l’imaginaire grâce à la présence de la culture et de l’art sur ces espaces qui, de toute façon, sont là. Donc à quoi bon les démonter ? Encore une fois, utiliser l’existant est pour nous le premier geste écologique.

Nous ne nous situons pas forcément dans la décroissance, mais nous sommes nécessairement dans une activité de réparation qui se déploie de différentes façons : sauvegarder des paysages, programmer des artistes qui réfléchissent déjà de près ou de loin à la relation au vivant à travers leur art ou leur mode de vie, quitter les réseaux de consommation et de divertissement… Ce qui nous anime dans ce projet, c’est de permettre aux artistes en circulation sur le territoire, d’éprouver cette échelle de la moyenne montagne et du vivant. On tient à cette fable écologique et on la travaille avec des projets artistiques, parfois en tant que coproductrices. C’est notamment le cas du Bestiaire des animaux disparus, un album réalisé par Xavier Machault avec 200 élèves dans trois écoles du Vercors, dont le propos était justement de faire appel à l’imaginaire et à l’intelligence des enfants qui ont quelque chose à dire sur les problèmes écologiques.

Contempler la vacance artistiquement ou s’inspirer du paysage sans le transformer, pourrait être un modèle pour demain. J’ai donc l’impression que cette transition on la vit à toutes les étapes du projet. Dans ses Pensées, Blaise Pascal écrivait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre Blaise Pascal, Pensées[Fragment Divertissement n° 4/7], 1662.». Nous, justement, on leur propose de demeurer en repos. Accepter de faire cette pause, loin du productivisme, c’est sans doute un modèle de transition.

Avant le Plan Neige des années 1960-1970, les stations de ski de première génération telles que Villard-de-Lans avaient une histoire et une vie locale en dehors du tourisme (contrairement aux stations de deuxième génération qui ont été créées ex nihilo). Est-ce aussi cette mémoire agraire du Vercors ou son « patrimoine immatériel » que vous réactivez grâce à la création contemporaine ?

A. C. Oui, absolument. Après, je pense que les artisans, les agriculteurs et agricultrices du Vercors n’ont pas besoin de nous pour remettre ces aspects au centre… Le Parc naturel régional du Vercors travaille aussi beaucoup à la valorisation des savoir-faire et du patrimoine culturel immatériel du Vercors. Villa Glovettes, c’est davantage un outil qui permet à un territoire plus large une mise en commun du passé (y compris dans son héritage touristique).

On s’intéresse au pastoralisme parce qu’il nous inspire et nous ancre ici, aujourd’hui. Sans lui, le Vercors ne serait pas habitable et c’est une clé de lecture extrêmement importante pour comprendre son paysage. Se tourner vers ce passé nous permet de mieux envisager le futur proche auquel nous allons tous devoir faire face sur ces territoires de moyenne montagne. Les artistes eux-mêmes formulent le besoin de se connecter à ces ressources locales. Ils ont des parcours différents (certains ont fait des écoles d’art, d’autres se sont formés seuls), mais beaucoup ont une activité secondaire. Certains arrivent de l’artisanat et des pratiques agraires. C’est par exemple le cas, en ce moment, du designer Corenthin Thilloy qui est par ailleurs vacher dans le Limousin. Comme d’autres artistes, il veut à la fois pouvoir collaborer avec le vivant et exercer son métier d’artiste dans un périmètre local, autrement qu’en étant systématiquement obligé d’aller travailler et de produire en ville. Il vient donc en résidence à Villa Glovettes durant une semaine pour interviewer des bergers et des bergères que nous lui avons présentés et il retourne ensuite dans le Limousin. Cette « résidence alpage » que nous avons mise en place s’appuie sur une constellation d’amitiés et de réseaux (notamment avec L’envers des pentes qui propose des résidences artistiques dans des refuges en montagne et le centre d’art la Halle de Pont-en-Royans) et c’est un projet pilote voué à se reproduire, parce que cette circulation dans plusieurs territoires autour des communs fait sens pour l’artiste et pour les porteurs de projets.

En deux ans, nous avons également développé des résidences de production où l’on invite des artistes à se placer dans un contexte de travail collaboratif, pendant six semaines, avec une restitution de leurs œuvres créées à Villa Glovettes à la fin. On fait se rencontrer des artistes qui ne se connaissaient pas avant et on les met en lien avec des partenaires issus de l’agriculture (des éleveurs, des maraîchers, des pépiniéristes, des restaurateurs…). Ils ont en général une semaine de repérage et cinq semaines de création durant lesquelles ils sillonnent le territoire, glanent des informations, observent des pratiques. Puis ils designent ensemble le projet, incluent les habitants dans leurs pratiques de création et restituent cette matière d’enquête et d’expérimentation lors de la Fête du solstice d’été que nous avons imaginée dans l’optique, justement, de réactiver des traditions collectives et festives. L’idée n’est pas de reproduire un geste traditionnel, mais de dire que ce qui scande la vie paysanne, ce sont aussi les difficultés pour faire face à un calendrier de plus en plus soumis aux problèmes climatiques. Autrefois, cette culture de la solidarité avait sa place dans les calendriers agraires : ça commençait avec le solstice d’hiver, les veillées, le tri de la récolte, et ça se terminait par une célébration aux champs au moment du solstice d’été. Ce que nous amenons autour du récit agraire du Vercors, c’est un questionnement sur les gestes et la possibilité de leur reproduction. C’est aller chercher des formes, où les publics et les protagonistes de l’agriculture et du pastoralisme interagissent grâce à l’art. Et c’est surtout de les partager, renouer avec ce rendez-vous calendaire du passé en disant à tout un territoire « retrouvons-nous ».

Vue de la villa Glovettes depuis la montagne entre deux sapins.
© Maxime Verret