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Les artistes-auteurs – plasticiens, sculpteurs, céramistes, graphistes, peintres, dessinateurs, illustrateurs, photographes et autres créateurs des arts graphiques et plastiques… – sont les grands oubliés des politiques culturelles.

Comme le montre clairement le rapport Racine B. Racine, « L’auteur et l’acte de création », rapport sur le statut des artistes-auteurs, Mission Racine, janvier 2020, téléchargeable en ligne : L’auteur et l’acte de création (culture.gouv.fr), cela se ressent sur leurs revenus : « La comparaison des données disponibles sur l’évolution tendancielle du nombre des artistes-auteurs et des revenus moyens permet de mesurer une tendance sur le long terme à la dégradation des situations individuelles des artistes-auteurs, les effectifs augmentant proportionnellement plus rapidement que les revenus. Cette tendance à l’appauvrissement des artistes-auteurs est constatée sur une période longue, en dépit de l’essor de l’industrie culturelle B. Racine, ibid., p. 18, 26 et 27. »

Sur les 271 475 artistes-auteurs ayant déclaré des revenus artistiques (données 2017), seuls 41 247 d’entre eux perçoivent des revenus annuels supérieurs à environ 9 000 euros (soit 900 fois la valeur horaire du salaire minimum de croissance).

S’il est nécessaire d’apporter des solutions durables à la précarité D’après une note de septembre 2019 du ministère de la Culture citée par le rapport Racine, 46 % des artistes plasticiens cotisants à la MDA ont perçu moins de 5 000 euros de revenus artistiques en 2017 et 27 % entre 5 000 et 15 000 euros (p. 23). En 2018, la moitié des 43 120 artistes-auteurs affiliés à la MDA et à l’Agessa déclarent un revenu artistique inférieur à 15 800 euros (soit moitié moins que le revenu artistique annuel moyen en raison de la forte disparité des revenus des artistes (L. Tholozan, C. Thoumelin, Les artistes-auteurs en 2018, Culture Études, no 2022-2, ministère de la Culture). des artistes-auteurs et d’agir sur le statut et la protection sociale À ce sujet soulignons le travail et les propositions d’un certain nombre d’organisations – le groupe Économie solidaire de l’art, le collectif La Buse, la Ligue des auteurs professionnels, le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et des artistes-autrices (CAAP), le Syndicat national des artistes plasticien·ne·s CGT (SNAP CGT), le Syndicat des travailleurs artistes-auteurs (STAA CNT-SO),… – qui toutes œuvrent à l’amélioration du statut professionnel des travailleurs de l’art non-salariés et de leurs droits afférents. Nombreux sont aussi les réseaux territoriaux qui ont engagé une réflexion active pour apporter des améliorations aux revenus des artistes-auteurs (Pôle arts visuels Pays de la Loire, réseau a.c.b – artcontemporain en Bretagne) et qui, pour certains, ont déjà fait des propositions construites, argumentées, adaptées et légitimes (Astre – réseau arts plastiques et visuels en Nouvelle-Aquitaine, Devenir·art – réseau des arts visuels en Centre-Val de Loire)., cet article propose une solution plus modeste : un dispositif de soutien automatique qui financerait la part de leur travail consacrée à la recherche.

Cette proposition se fonde sur un triple constat.

  • Tout d’abord, dans ce métier complexe et éclaté, la partie consacrée à la recherche n’a pas ou très peu de financements dédiés. Ce temps de travail invisible « hors emploi et hors contrat », pourtant préalable à la création d’une œuvre, n’est jamais ni comptabilisé, ni valorisé et encore moins sujet à une rémunération de la part des diffuseurs et autres employeurs.
  • Par ailleurs, les artistes-auteurs ne disposent pas de mécanismes d’aides automatiques comme ceux existant dans le secteur du spectacle (taxe spéciale additionnelle pour le cinéma et l’audiovisuel, intermittence pour les salariés du spectacle…).
  • Enfin, dans ce « capitalisme artiste G. Lipovetsky, J. Serroy, L’Esthétisation du monde, Paris, Gallimard, 2013. », la création est devenue un input important de l’économie – en témoignent les effets induits des activités artistiques sur les dynamiques territoriales, notamment en matière d’attractivité. C’est ce que nous appelons la « valeur vaporeuse » de la culture. Il apparaît donc légitime de faire revenir une partie de cette « valeur vaporeuse » dans les filières artistiques et plus spécialement dans les revenus des auteurs.

La recherche : un temps de travail invisible

Le « métier d’artiste-auteur » implique une polycompétence et une grande flexibilité, quels que soient la notoriété de l’artiste et le type de structures avec lesquelles il travaille.

Si l’on regarde de plus près les activités composant ces professions, elles s’articulent autour de quatre principaux temps de travail : le temps de la recherche, le temps de la création, le temps de la diffusion et enfin celui de l’administration, de la gestion et de la structuration de la carrière.

À ces activités artistiques principales sont peu à peu venues s’ajouter celles dites « accessoires » ou « secondaires » (rencontres publiques et débats, enseignement artistique et culturel, ateliers artistiques ou d’écriture, participation à la conception ou à la mise en forme d’œuvres d’autres artistes, commissariat d’exposition, etc.). Cet élargissement, depuis dix ans, a été envisagé comme une solution possible pour améliorer les revenus et, par extension, les conditions de vie des artistes. Malgré cela, leurs revenus sont restés bas et cette catégorie de travailleurs indépendants précaire.

Aujourd’hui, la part consacrée à la recherche représente 25 % du temps de travail global de l’artiste.

Si cette définition étendue du « métier d’artiste-auteur » est désormais largement admise, tout au moins en France (voir les travaux en cours menés par le groupe de travail Statuts et conditions de travail des artistes et des professionnels de la culture en Europe au sein de la Commission européenne), ce postulat de la pluriactivité et de la polycompétence – présenté comme une nécessité, une preuve d’intégration au secteur et un marqueur de professionnalisation –, témoigne in fine d’un changement de regard sur l’artiste-auteur et du rôle qui lui est assigné.

Cette récente évolution de la définition du « métier d’artiste » F. Liot, Le Métier d’artiste : les transformations de la profession artistique face aux politiques de soutien à la création, Paris, L’Harmattan, 2004. et l’augmentation subséquente des temps dits « contraints » Dans l’étude Temporalités du travail artistique : le cas des musicien·ne·s et des plasticien·ne·s (2017, ministère de la Culture-Deps), Sabrina Sinigaglia-Amadio et Jérémy Sinigaglia évoquent la notion de « concurrence entre deux temps », reprenant deux concepts empruntés à Platon par Pierre Bourdieu dans Méditations pascaliennes : un temps libre (la skholè) dédié à l’élaboration d’une œuvre (temps non marchand, non rentable) ;un temps pressé, contraint (l’askholia) consacré à la recherche de moyens (subventions, bourses, résidences, etc.) ou à la production de valeur économique (dans le cadre d’une activité professionnelle secondaire, d’un emploi dit « alimentaire », etc.). se sont établies au détriment des temps non marchands dont la recherche fait partie. Il a fallu attendre 2011 La circulaire no DSS/5B/2011/63 du 16 février 2011 et plus récemment le décret no 2020-1095 du 28 août 2020 (entré en application de façon étendue au 1er janvier 2021) font mention de la recherche comme une dimension constitutive du travail de création et à ce titre source de revenus. et l’adoption de la circulaire relative aux revenus tirés d’activités artistiques et au rattachement de revenus provenant d’activités accessoires pour que ces temps dédiés soient pris en compte par le régime social, à condition d’en faire mention dans les contrats (dans le cadre par exemple des programmes de résidences). Signalons également les aides à la recherche du Centre national des arts plastiques qui constituent une réponse à cette problématique. L’aide à la recherche de l’Institut français, quant à elle, prend en charge des frais inhérents à la recherche comme le transport, l’hébergement et la communication. Rares sont donc les dispositifs finançant la recherche au long cours des artistes-auteurs.

Aujourd’hui, la part consacrée à la recherche représente 25 % du temps de travail global, répartis entre l’étude de sources issues de différents domaines (artistiques, scientifiques, littéraires, géographiques, politiques, etc.) et celle de médiums, techniques, matières, matériaux, etc. Par conséquent, le financement de ces temps de recherche, indissociables de la création, s’impose.

L’enjeu d’une aide automatique

Partout dans le monde, les artistes envient le système de financement français du cinéma et de l’audiovisuel ainsi que le système d’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle. Quel est le point commun entre ces deux dispositifs ?

Ils s’appuient sur un double système d’aides automatiques et d’aides sélectives. Les aides sélectives permettent de soutenir certains acteurs que l’on souhaite plus particulièrement aider : jeunes artistes en émergence, travail d’avant-garde, artistes unanimement reconnus… Leur principale limite est qu’elles sont attribuées par des commissions qui peuvent privilégier certaines esthétiques par rapport à d’autres et favoriser des jeux de « renvoi d’ascenseur » ou encore de réseaux d’interconnaissance (logiques de cercles d’influence). Les aides automatiques soutiennent une profession ou une branche d’activité, indépendamment de critères de choix esthétiques. Le comédien touchant un cachet pour l’animation d’une fête commerciale cumule les mêmes droits au chômage que celui qui joue Othello à l’Odéon, à condition de réaliser un minimum d’heures d’activités dans l’année. Ces aides automatiques permettent à des esthétiques émergentes ou en marge des réseaux dominants de bénéficier d’un soutien qui leur est très difficile d’obtenir par le biais des commissions d’attribution des aides sélectives. La danse contemporaine ou les arts de la rue ont ainsi pu se développer et prouver leur intérêt artistique grâce au système de l’intermittence à une période où les aides sélectives leur étaient peu accessibles, faute de reconnaissance institutionnelle.

Un soutien efficace à la profession des artistes-auteurs passe, selon nous, par la mise en place d’un dispositif d’aide automatique qui leur serait dédié, lié à l’activité et non à l’esthétique.

Les artistes-auteurs ne bénéficient pas de dispositifs d’aides automatiques d’une telle ampleur. Certes, ils peuvent profiter de la solidarité interprofessionnelle en raison du faible taux de la contribution diffuseur (1,1 % contre 27,4 % pour les employeurs en général). Mais cette aide profite surtout aux diffuseurs Les rapports de force au sein de cette filière ne jouent pas en faveur des artistes-auteurs (à part pour quelques stars). Le Syndicat national de l’édition et le Comité professionnel des galeries d’art ont toujours œuvré pour que cette contribution ne soit pas réévaluée. En Allemagne, le taux est actuellement de 4,2 % et il est variable, justement pour assurer l’équilibre du régime. On pourrait très bien imaginer, fort de notre réflexion, que ce taux augmente et contribue au financement de notre allocation recherche.. Un soutien efficace à la profession des artistes-auteurs passe donc, selon nous, par la mise en place d’un dispositif d’aide automatique qui leur serait dédié, lié à l’activité et non à l’esthétique.

La stratégie de l’alambic

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, une nouvelle économie voit le jour – appelée aussi « économie de la connaissance », « économie cognitive », « économie créative », « économie contributive » –, en remplacement du modèle fordiste caractérisé par la standardisation des produits, la spécialisation des tâches et des contrats de travail à long terme associés à une organisation. Celle-ci place la créativité et l’innovation au cœur du processus économique. Les activités créatives se retrouvent à la fois input et output du système productif A. J. Scott, The Cultural Economy of Cities: Essays on the Geography of Image-Producing Industries, Londres, SAGE Publications, 2000..

Depuis la fin des années 1990, de nombreuses villes au passé industriel ont ainsi adopté des stratégies de résilience fondées sur des investissements dans le champ créatif C. Ambrosino, D. Sagot-Duvauroux, « Scènes urbaines. Vitalité culturelle et encastrement territorial des activités artistiques », dans M. Talandier, B. Pecqueur (dir.), Renouveler la géographie économique, Paris, Anthropos Economica, 2018. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706014. Consulté le 14 décembre 2018.. De Bilbao à Nantes, de Manchester à Leipzig, le modèle urbain des villes créatives s’est peu à peu imposé en raison des externalités générées par les activités culturelles sur un territoire : flux induits par un actif culturel sur l’économie locale, attractivité d’une ville ayant une politique culturelle dynamique (notamment pour la classe créative, comme le montre Richard Florida R. Florida, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002 ; R. Florida, The New Urban Crisis: How Our Cities Are Increasing Inequality, Deepening Segregation, and Failing the Middle Class-and What We Can Do About It, New York, Basic Books, 2017. ), impact sur le marché de l’immobilier et plus globalement sur la structure sociale de la ville.

L’investissement initial dans une activité artistique génère ainsi de nombreux flux qui ne sauraient être réduits à la valeur ajoutée ou aux emplois créés dans les filières culturelles (valeur vaporeuse), pourtant non négligeables. Les économistes ont essayé de calculer le lien entre l’existence d’activités culturelles dans une ville et ses indicateurs de croissance économique. De nombreuses études établissent une corrélation entre la densité des activités culturelles, l’attractivité des travailleurs qualifiés et le développement économique d’une ville O. Mouate, « Le rôle de la culture dans les dynamiques urbaines : une analyse économique des aménités culturelles », thèse de doctorat en sciences économiques, université d’Angers, 2020.. Celles-ci ne doivent donc plus être considérées comme des sources de coûts, mais davantage comme des investissements sources de revenus futurs.

Nous désignons par “valeur vaporeuse” l’impact des activités artistiques sur la vitalité des territoires.

L’absence de festivals, durant l’été 2020, et la fermeture des musées ont ainsi induit une crise du tourisme sans précédent. En 2013, une étude réalisée conjointement par l’Inspection générale de la culture et l’Inspection générale des finances sur des données de 2011 chiffrait la valeur ajoutée des activités culturelles à 58 milliards d’euros auxquels il fallait ajouter 48 milliards d’euros d’effets induits sur l’économie locale.

Nous désignons par « valeur vaporeuse » l’impact des activités artistiques sur la vitalité des territoires. Force est cependant de constater que les filières culturelles et, en amont de ces filières, les artistes-auteurs n’en récupèrent qu’une faible part. Pire, les artistes en sont souvent les premières victimes à travers la répercussion sur le prix de l’immobilier que ces stratégies engendrent. Pour paraphraser le célèbre économiste Robert Solow, on voit et on parle de la valeur artistique partout sauf dans les statistiques de revenus des auteurs. Il apparaît alors fondé économiquement de concevoir des dispositifs qui favorisent le retour d’une partie de cette valeur vaporeuse dans les filières culturelles, grâce à ce que nous nommerons la « stratégie de l’alambic ». Certains outils existent déjà : incitations fiscales au mécénat, licences légales et bien sûr dépenses culturelles des collectivités publiques. Elles apparaissent cependant bien insuffisantes pour permettre aux acteurs culturels et aux artistes en particulier de retirer une juste part de la valeur qu’ils contribuent à produire. Citons ici quelques chiffres : en 2019, les dépenses de consommations liées au tourisme ont représenté 170 milliards d’euros. Parallèlement, on estime à 50 % la part du tourisme culturel dans ces dépenses, soit 85 milliards d’euros.

Dans le champ des arts plastiques, soulignons que le marché de l’art en tant que tel ne représenterait qu’une part minoritaire de l’économie de l’art et des ressources des artistes. Si l’on fait également l’hypothèse que 50 % des dépenses engendrées par le tourisme culturel relève du patrimoine et des musées, cela représente une valeur d’un peu plus de 40 milliards d’euros. Ce chiffre est à comparer à l’estimation du marché de l’art contemporain en France qui, en 2013, selon Nathalie Moureau et Marion Vidal, s’élevait à environ 450 millions d’euros dont 90 % réalisés en galerie. Si l’on fait l’hypothèse – très hardie – que les artistes vivants touchent 50 % de la part galerie, cela signifierait que les revenus issus du marché de l’art pour ces artistes représentent environ 200 millions d’euros, soit un tiers environ des revenus des artistes (qui s’élevaient à 616 millions d’euros en 2017) En 2017, environ 35 000 artistes plasticiens ont touché un revenu moyen de 17 600 euros, soit 616 millions d’euros, d’après une étude sur les artistes plasticiens, ministère de la Culture, 3 septembre 2019 (cité par le Rapport Racine, p. 23)..

Compte tenu de ces chiffres, un prélèvement – même modeste – sur ces effets induits retourné aux artistes-auteurs transformerait radicalement leur situation économique.

Pour une nouvelle licence légale

L’aide que nous envisageons serait financée par une redevance assise sur les secteurs qui profitent directement de l’existence d’activités de création sur leur territoire d’implantation (tourisme, immobilier, Internet…).

Au niveau national, sur le recensement des artistes-auteurs en 2017, seuls 15 % d’entre eux peuvent justifier de rémunérations suffisantes sur une année pour ouvrir des droits B. Racine, op. cit. Sur 271 475 créateurs relevant du régime de sécurité sociale des artistes-auteurs, 41 247 sont affiliés (revenus supérieurs à 900 Smic horaire sur l’année), 238 228 sont assujettis. Pour ouvrir des droits à la formation, les artistes doivent justifier de leur affiliation ou de 9 000 euros brut de revenus sur les trois dernières années. (l’équivalent de 900 Smic horaire), soit environ 40 000 personnes. Nous proposons d’attribuer 300 euros par mois pendant trois ans à tout artiste-auteur qui remplit ces conditions. Cette somme annuelle de 3 600 euros correspond à peu près à 25 % du revenu moyen d’un artiste-auteur car elle est censée financer les 25 % de son temps de travail consacré à la recherche. Dans cette configuration, cette mesure coûterait environ 144 millions d’euros par an.

Les modalités pratiques de cette « nouvelle licence légale » sont à discuter entre les différentes parties prenantes (collectivités publiques, artistes-auteurs, éditeurs, galeries, etc.), notamment en matière de seuil d’accès et de financement.

Quel seuil d’accès ?

Si la distinction entre affiliés et assujettis a aujourd’hui disparu, il reste qu’il faut toujours justifier d’un revenu annuel équivalent à 900 Smic horaire (soit un peu plus de 9 000 euros brut) pour bénéficier d’indemnités en cas d’arrêt de travail (maladie, maternité, paternité, invalidité) et d’un capital décès et 600 Smic horaire pour construire des droits à la retraite. C’est ce que l’on appelle l’assiette sociale qui a fini par faire figure, à tort ou à raison, de seuil professionnel. Nous proposons dans un premier temps de retenir ce critère de 900 Smic horaire annuel pour définir les bénéficiaires de cette nouvelle aide. Cela représente environ 40 000 personnes, soit 15 % de l’ensemble des cotisants, sur la base des chiffres de 2017.

Nous avons choisi ce seuil pour des raisons de faisabilité financière, même si nous avons conscience de son caractère élevé et excluant. En effet, toujours sur la base des chiffres de 2017, la moitié des 41 247 artistes-auteurs affiliés à la sécurité sociale des auteurs gagnaient moins de 15 000 euros par an (le seul revenu artistique annuel moyen est de 13 000 euros, pour un revenu médian de 5 500 euros). L’une des mesures du décret no 2021-1937 du 30 décembre 2021 abaisse d’ailleurs ce seuil d’ouverture des droits à la sécurité sociale des artistes-auteurs à 600 Smic horaire ; ce qui aurait pour effet d’élargir le nombre de bénéficiaires et de rapprocher le seuil d’ouverture de droit à cette allocation (600 heures) des conditions d’accès au régime spécifique d’assurance-chômage dit « de l’intermittence » (507 heures).

Un plafond de revenu pourrait être fixé au-delà duquel l’allocation ne serait plus versée. Ou bien on peut imaginer un montant dégressif de l’allocation pour éviter les effets de seuil.

Quel financement ?

Beaucoup d’assiettes sont envisageables. On peut, par exemple, imaginer la création d’une taxe-auteur sur les revenus du tourisme culturel. Sur les 85 milliards de dépenses associées au tourisme culturel, une taxe de 0,1 % rapporterait 85 millions d’euros sans remettre en cause l’équilibre de l’économie du tourisme.

La ville de Berlin a ainsi mis en place une taxe sur les nuitées pour financer la scène culturelle et artistique indépendante. Appuyée par une revendication portée par Haben und Brauchen, un collectif d’artistes et une coalition de la scène artistique indépendante, la ville a été conduite à reconnaître que son pouvoir d’attraction tenait en grande partie à la dynamique de sa scène artistique. Après une phrase maladroite de son maire suggérant que Berlin était sexy mais pauvre, ces mobilisations visaient à dénoncer le fait que les artistes étaient progressivement relégués toujours plus loin du centre-ville. Enfin, si l’on fait le constat que le patrimoine est l’accumulation des créations du passé, il est assez séduisant de penser que la création contemporaine pourrait être financée grâce aux efforts des artistes des générations passées qui, pour la plupart, ont connu une situation socio-économique précaire et rencontré des difficultés à vivre de leur art. D’une certaine manière, Victor Hugo, en son temps, a été précurseur lorsque, dans son discours d’ouverture du Congrès littéraire international du 7 juin 1878, il affirmait : « Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété. Constatons la propriété littéraire, mais, en même temps, fondons le domaine public. Allons plus loin. Agrandissons-le. Que la loi donne à tous les éditeurs le droit de publier tous les livres après la mort des auteurs, à la seule condition de payer aux héritiers directs une redevance très faible, qui ne dépasse en aucun cas cinq ou dix pour cent du bénéfice net. » Autrement dit, versons ces droits à des institutions chargées de soutenir la création contemporaine.

Une redevance sur les plus-values immobilières s’avérerait également légitime. La loi dite « Grenelle 2 » introduit, par exemple, la possibilité pour les autorités organisatrices de transports de mettre en place une taxe sur les plus-values foncières et immobilières autour de nouvelles lignes de transport en commun. On pourrait imaginer une possibilité analogue dans les quartiers et villes où le prix de l’immobilier a fortement augmenté à la suite d’investissements culturels.

Comme évoqué précédemment pour l’Allemagne, pourrait également être étudiée la possibilité d’augmenter la contribution diffuseur ; mesure qui conduirait à réduire l’effet d’aubaine que représente, pour les diffuseurs, l’extrême modicité de cet équivalent de cotisation employeur et à poursuivre ce que le législateur avait entrepris de construire par cette fiction juridique consistant à faire du diffuseur un quasi-employeur et, dans un esprit de responsabilité, à moduler le taux de la contribution dans une recherche permanente d’équilibre du régime.

Il ne s’agit pas à ce stade de définir précisément cette source de financement, mais de montrer que la mesure proposée est à la fois légitime et finançable à condition de le vouloir politiquement.

Une réponse modeste… mais réalisable

La précarité financière des artistes-auteurs résulte d’une quadruple cause : l’évaporation d’une partie de la valeur produite par les artistes vers d’autres secteurs d’activité ; un rapport de force défavorable au sein de la filière artistique qui limite la remontée des revenus jusqu’aux auteurs ; une concentration des revenus sur une poignée de « stars » sur un marché où la valeur est associée à la notoriété ; enfin une part du travail largement invisible et non rémunérée.

Notre proposition apporte une réponse modeste mais… réalisable. Elle suggère de faire revenir une partie de la valeur produite par les artistes, vivants ou morts, sur les territoires pour rémunérer leur activité de recherche (première cause). S’agissant d’une aide automatique, elle évite le poids des rapports de force dans l’affectation de la licence légale. Enfin, elle rémunère la part invisible du travail des artistes.

Toutefois, cela ne résoudra pas la situation économique des artistes. Notre proposition s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur leurs conditions sociales et économiques qui va du respect du droit de présentation en public, à l’invention de mécanismes de création d’ateliers fondés sur une nouvelle règlementation de la promotion immobilière jusqu’à une réflexion plus globale sur la création d’un revenu d’existence.

La route est encore longue avant que ne soient rémunérés les artistes à la juste valeur de ce qu’ils apportent à nos sociétés.