Photo : © Danie Franco CeZypKDceQc - Unsplash
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Les maltraitances subies par des personnes vulnérables dans le cadre de l’accès au soin font l’objet d’un éclairage médiatique, de réflexions ainsi que de mesures et parfois de sanctions. En revanche, il semblerait que les maltraitances dont sont victimes ces personnes dans le cadre de l’accès à la culture, lequel étant lui-même un droit garanti par la Constitution, soient sous l’effet d’une omerta. Et pourtant, leurs conséquences néfastes sont considérables.

Pour une définition de la maltraitance culturelle

Si l’on se réfère à la définition juridique de la maltraitance inscrite dans le code de l’action sociale et des familles et si l’on en reprend les termes essentiels, il est possible de proposer la définition suivante de la maltraitance culturelle : elle concerne toute personne en situation de vulnérabilité dans ses conditions de participation à la vie culturelle et dans ses possibilités de choix de modes de vie. Elle peut être observée lorsqu’une parole, un geste, une action ou un défaut d’action compromet ou nuit au développement, aux droits, aux besoins fondamentaux ou à la santé de cette personne et lorsque cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, d’accompagnement ou de soin. Les situations de maltraitances culturelles sont susceptibles d’être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine est soit individuelle, soit collective (voire institutionnelle).

Les cas de maltraitances culturelles

L’inaction de l’État et des collectivités territoriales – qui ont, selon la loi, la responsabilité partagée de l’effectivité des droits culturels – a conduit à l’absence d’organisation de la continuité de l’accès au service public de la culture pour les personnes vivant en isolement contraint À ce sujet, voir le projet de proposition de loi du collectif Agapé pour la prohibition de l’exclusion culturelle et la garantie de la continuité d’accès et de l’adaptabilité du service public de la culture pour les personnes en isolement contraint.. Comme pour la santé et l’éducation, cette continuité d’accès au service public de la culture (qui est un bien commun) doit être aménagée, afin de permettre l’application de ces trois principes constitutionnels : continuité, égalité et adaptabilité. Ce défaut d’action des pouvoirs publics déroge aux droits, aux besoins et au développement de personnes vulnérables vivant en Ehpad, en maison d’accueil spécialisée et autres institutions. Il conduit de facto à une déchéance de la citoyenneté culturelle de centaines de milliers d’entre elles. Par ailleurs, du fait de défauts d’actions de la part d’un ensemble d’acteurs très divers, des personnes vulnérables subissent une privation totale d’accès à la culture – une « exclusion culturelle absolue » conceptualisée en tant que ECA –, qui se traduit par leur maintien dans un environnement n’offrant aucune possibilité d’accès à l’information ni à des activités culturelles tant réceptives que participatives. Nombre d’individus subissent cette maltraitance culturelle extrême, notamment des personnes âgées isolées en Ehpad ou à domicile ainsi que des enfants et adultes polyhandicapés, en état végétatif et/ou pauci relationnel. Ils ne sont considérés qu’au seul regard de leurs données biologiques et ont uniquement accès à des soins de nursing. L’ECA peut conduire à des syndromes de glissement On doit au gériatre Jean Carrié d’avoir introduit, à l’occasion de sa thèse d’exercice, la notion de « syndrome de glissement » en 1956. Il en décrit les caractéristiques comme « un processus d’involution et de sénescence porté à son état le plus complet ». Ce syndrome se caractérise par un changement de comportement assez soudain chez une personne âgée, accompagné par une perte d’autonomie. On le qualifie même de « suicide inconscient ». [NDR]. avec pour effets des états grabataires, de grandes souffrances physiques, psychiques et une mort prématurée.

Autre exemple de maltraitance culturelle souvent observée : celle de ne pas demander leur autorisation aux personnes vulnérables ayant créé des textes, des peintures, des sculptures, etc. pour, selon le cas, les publier, les exposer, les vendre ou même les jeter à la poubelle. Cela porte non seulement atteinte à leur dignité, mais également à leurs droits d’auteur et moraux. L’identité des auteurs de ces créations est même parfois occultée. Comme le déclarait l’une de ces victimes, Bernard Faucheur : « J’espère que mon nom figurera au moins sur ma tombe ! »

Par-delà les maltraitances culturelles inhérentes à ces manquements, certaines s’ancrent dans des actions inappropriées. Il est par exemple demandé à des professionnels paramédicaux et de l’animation sociale, sans aucune formation ni compétence dans le domaine artistique et culturel, d’animer des chorales, des ateliers de musique, d’arts plastiques, de danse, de théâtre. Et ce, des années durant. Certains d’entre eux, conscients de leurs limites, perçoivent le caractère maltraitant de ce principe de substitution de professionnels de la culture par des soignants et des travailleurs sociaux et se sentent eux-mêmes en souffrance professionnelle. De la même manière, se met en place une ségrégation culturelle consistant à regrouper des personnes handicapées à l’écart des personnes valides dans des conservatoires et des centres d’animation autour d’ateliers « musique et handicap », « danse et handicap », etc. D’autre part, il arrive que l’on empêche des groupes de personnes handicapées, âgées ou en difficultés sociales, d’assister à la totalité d’un spectacle, en accordant la priorité aux horaires des accompagnateurs. Il est aussi proposé au sein d’institutions des récitals sur des pianos désaccordés, ou des concerts dans une salle à manger avec un téléviseur en bruit de fond et dans laquelle le personnel lave bruyamment la vaisselle (tandis que d’autres employés activent leurs perceuses ou leurs machines pour l’entretien des sols). Enfin, des projections de films sont organisées sans que les rideaux de la salle soient tirés afin d’obtenir l’obscurité, etc.

Par ailleurs, diverses postures de professionnels peuvent questionner. Certaines institutions proposent uniquement de l’animation « occupationnelle » et ne prennent pas en considération les identités culturelles ; d’autres réduisent toutes pratiques culturelles et de loisirs à des activités dites « thérapeutiques ». Il arrive même que des artistes – comme cela a été dit en public – qualifient les personnes handicapées, âgées, malades de « matériau intéressant » au service de leurs créations. Voici comment ils ont prétendu rendre accessible la pratique culturelle : l’un a fait réquisitionner les vieillards d’un service gériatrique et les a laissés tituber dans la boue du parc de l’hôpital afin de photographier leurs traces de pas. Il a pu ainsi projeter ses photos sur grand écran lors de performances (notamment dans le cadre d’un colloque autour des politiques culturelles à l’hôpital). Un autre a relevé les empreintes digitales des malades d’un service de cancérologie pour les publier dans un prestigieux ouvrage consacré à l’accès à la culture des personnes malades. Des professionnels de la culture et du soin n’hésitent pas à mettre en scène des personnes vulnérables sans que celles-ci aient eu au préalable une quelconque formation ni suffisamment de temps de répétition. Il en résulte des exhibitions théâtrales, musicales, dansées souvent dévalorisantes et à l’insu de ces personnes, propageant des représentations erronées de leurs potentiels artistiques A. Fertier, M. Govindjee, Culture et handicap. 50 ans d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2022..

Dans une approche anthropologique de la culture, il faut nous interroger sur les maltraitances concernant les libertés dans les choix de modes de vie. En France, des centaines de milliers de personnes vulnérables n’ont guère d’autres possibilités que de vivre dans des lieux où elles sont soumises à des horaires de lever, de coucher, de repas, ainsi qu’à quantité de limitations dans leur vie affective, sexuelles et culturelle. C’est le résultat d’une politique d’institutionnalisation qui fait l’objet de critiques répétées de la part du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU À ce sujet, consulter les observations finales sur le rapport initial de la France adopté par le Comité à sa vingt-cinquième session (16 août – 14 septembre 2021), notamment le paragraphe 41 : « Le Comité rappelle son Observation générale no 5 (2017) sur l’autonomie et l’intégration dans la société, et recommande à l’État partie, en consultation avec les organisations de personnes handicapées : a) Mettre fin à l’institutionnalisation des enfants et adultes handicapés, y compris dans des foyers résidentiels de petite taille et lancer une stratégie nationale et des plans d’action pour mettre fin à l’institutionnalisation des personnes handicapées, avec des repères limités dans le temps, des ressources humaines, techniques et financières, des responsabilités pour la mise en œuvre et le suivi, et les mesures pour soutenir la transition des institutions à la vie dans la communauté […]. ».

Face à tant de maltraitances culturelles, force est de constater que devient indispensable une refondation en profondeur des politiques influant sur l’effectivité de la citoyenneté culturelle A. Fertier, Les Damnés de la culture. Plaidoyer pour un pacte culturel républicain, Boulogne-Billancourt, Éditions Persée, 2019..

[Cette tribune a été rédigée à l’occasion des États généraux des maltraitances organisés par le ministère des Solidarités et des Familles en France en 2023].