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Article paru dans l’Observatoire no 60, avril 2023.

Le réseau A+U+C Le réseau Art+Université+Culture (https://www.auc.asso.fr/) est un réseau professionnel qui regroupe des élus et des services chargés de la culture dans les établissements d’enseignement supérieur. a fêté ses trente ans en 2020. Il fédère aujourd’hui soixante-dix établissements d’enseignement supérieur qui gèrent des équipements culturels et mettent en œuvre des politiques incitatives dans le domaine de la culture, des arts, et de la culture scientifique. Ces territoires d’action culturelle, encore mal connus et peu étudiés, possèdent plusieurs traits singuliers. L’un des plus originaux est la façon dont les services culturels équilibrent leurs missions entre soutien à la création émergente, médiation d’une offre culturelle de qualité et accompagnement des initiatives des étudiants et des personnels. C’est précisément au rôle des étudiants que s’intéressera cet article. Je pose l’hypothèse qu’en les impliquant doublement, en tant que bénéficiaires et co-acteurs des politiques culturelles universitaires, les campus peuvent être considérés comme des lieux d’expérimentation de la démocratie culturelle. Cette implication va au-delà des méthodes participatives couramment employées par les services culturels dans les campus. Les étudiants ne sont pas seulement usagers de cette offre : ils exercent une forme de pouvoir culturel dont les enjeux évoluent au cours du temps, et dont les termes font écho à des débats qui furent très vifs entre le nouveau ministère chargé des Affaires culturelles et les mouvements d’éducation populaire, et qui se poursuivent aujourd’hui dans le secteur culturel.

La participation : pièce maîtresse du cadre institutionnel

La loi Faure Loi no 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur. de 1968, qui fait disparaître les anciennes facultés et établit les fondements des universités Dans ce texte, afin de ne pas alourdir sa rédaction, les termes « universités » et « établissements d’enseignement supérieur » sont utilisés de manière indifférenciée pour désigner les universités et les écoles. modernes, pose trois grands principes, dont le second est essentiel pour le sujet qui nous intéresse : autonomie, participation et pluridisciplinarité. Elle légitime notamment la participation des étudiants à différents aspects de la vie de l’établissement en tant que membres élus des conseils de l’université. La loi Savary (1984) Loi no 84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur. définit « la diffusion de la culture et l’information scientifique et technique » comme l’une des quatre missions de l’enseignement supérieur. Son article 31 instaure un conseil des études et de la vie universitaire, composé à parts égales de représentants des personnels et des étudiants, dont l’une des missions consiste à « favoriser les activités culturelles, sportives, sociales ou associatives offertes aux étudiants ». Ces textes législatifs posent les bases historiques de la participation des étudiants à la vie universitaire et du périmètre des activités culturelles au sein des établissements d’enseignement supérieur. Parallèlement, du côté du ministère de la Culture, la culture à l’université est un sujet de préoccupation dès les années 1980. Le rapport Domenach Ministère de l’Éducation nationale, Les Conditions de vie et le contexte de travail des étudiants, rapport présenté par Claude Domenach, 1982. sur l’action culturelle en milieu universitaire est remis au ministre en 1984, et alerte les pouvoirs publics en qualifiant les universités de « désert culturel ». Ce sujet est associé aux prémices des politiques publiques en faveur de l’éducation artistique et culturelle (EAC). Ainsi le protocole d’accord signé en 1983 entre les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale préconise de « [favoriser] une meilleure prise en compte, dans le projet culturel, des préoccupations propres à la petite enfance et à l’âge scolaire et universitaire ».

Dix ans plus tard, le protocole d’accord interministériel de 1993 relatif à l’éducation artistique débute par cette phrase : « De la maternelle à l’université, l’éducation artistique constitue une composante essentielle de la formation générale » et mentionne avec précision deux dimensions de la culture à l’université : le développement de filières spécialisées dans les arts et la culture, et la nécessité de « doter tous les établissements (à filières artistiques ou non) d’une politique culturelle active, diversifiée et continue, […] permettre au plus grand nombre d’étudiants de bénéficier d’une sensibilisation aux arts et à la culture et […] contribuer à la formation générale des maîtres en particulier de l’enseignement primaire ». Enfin, la circulaire interministérielle du 3 janvier 2005 dresse un tableau plus complet de ce que doit être une politique culturelle universitaire en évoquant le soutien aux pratiques artistiques et culturelles des étudiants, les interventions d’artistes et de professionnels dans les enseignements, la gestion d’équipements culturels universitaires, ainsi que les projets de recherche et de création associant enseignants-chercheurs et artistes ou professionnels de la culture. Ces axes correspondent aux principales actions mises en œuvre aujourd’hui dans les établissements, auxquelles il faut ajouter le patrimoine artistique et scientifique, ainsi que la relation science et société qui s’est développée plus récemment.

Toutefois, alors que l’université est mentionnée dans les textes fondateurs de l’EAC, on constate que les politiques culturelles universitaires se sont développées sans réel lien avec les stratégies de celle-ci, selon une voie parallèle et donc sans bénéficier de ses avancées et de l’augmentation des budgets qui lui sont dédiés. Pour le dire de manière simplifiée, l’EAC s’arrête aux portes de l’université.

Les campus sont pourtant des lieux dynamiques sur le plan culturel, comme le rappelle la convention-cadre nationale « Université lieu de culture » (2013) Ce protocole associe le ministère de la Culture, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et la Conférence des présidents d’université.. Ces évolutions ont été suscitées par des actions pionnières dans les années 1970 et 1980 (menées par exemple à Rennes, Dijon, Lille, Clermont-Ferrand et qui se sont aujourd’hui généralisées) et par la création du réseau A+U+C en 1990. Celle-ci fait suite au colloque de l’université de Lille 3, organisé la même année par les structures culturelles des universités, et au manifeste de Villeneuve-d’Ascq qui en a résulté. Dans cette mobilisation des années fondatrices, selon un témoin historique, les étudiants n’étaient pas impliqués. Néanmoins, par le biais de la vie associative, ils se sont progressivement organisés. On peut notamment citer Animafac (réseau créé en 1996) qui a exercé une importante activité dans le domaine culturel dans un esprit d’éducation populaire. Enfin, les organisations syndicales étudiantes ont été des relais pour réclamer la reconnaissance de l’engagement étudiant et faire valoir les besoins culturels des étudiants.

Soulignons, à cet égard, que derrière l’homogénéité de la formule « population étudiante » se cache une hétérogénéité de plus en plus importante, liée à la massification de l’enseignement supérieur. Le temps de la vie étudiante est souvent considéré comme une période de la vie favorable à une multiplication d’activités de loisir et d’engagements. Mais les réalités économiques et sociales des étudiants d’aujourd’hui sont bien différentes de celles des « héritiers P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964. » de la classe bourgeoise décrits par Bourdieu et Passeron en 1964. En effet, des phénomènes silencieux, peu relayés dans la sphère publique jusqu’à une époque récente, pouvaient alerter depuis longtemps, avec la part croissante d’étudiants précaires, salariés (y compris parmi les boursiers), ou « pendulaires » (c’est-à-dire résidant loin de leur établissement). Une réalité mise en lumière et accélérée par la crise Covid, qui affecte les jeunes générations et pèse sur leur capacité à s’investir dans des fréquentations et des activités culturelles. À la dégradation rapide de la condition socioéconomique d’une part croissante de la population étudiante et à l’extension d’une situation de misère aujourd’hui largement dénoncée dans les médias, s’ajoute un sentiment de précarité, d’urgence au quotidien, voire d’inutilité des efforts déployés pour les études supérieures dans un monde incertain. Les enquêtes sur la qualité de la vie étudiante menées par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et France Universités se font largement l’écho de ces évolutions récentes. Si les services culturels des universités constatent que les étudiants sont de nouveau actifs sur le plan culturel après de longues périodes de confinement et d’enseignement à distance, ils n’ont généralement pas les outils pour discerner statistiquement si ceux-ci sont des individus déjà bien dotés sur le plan socioculturel et disposant du temps nécessaire ou s’ils appartiennent à la part la plus fragile de la population étudiante.

Les élus étudiants : acteurs politiques de l’université

Quel rôle ont joué les étudiants dans l’élaboration de cette action culturelle universitaire ? Les organisations syndicales et les réseaux associatifs étudiants sont des acteurs politiques qui ont pris beaucoup d’importance au sein des établissements et auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche par le biais de leur représentation au sein des instances de décision, locales et nationales.

Les orientations stratégiques, les budgets culturels et les attributions d’aides financières sont votées dans des instances statutaires où les étudiants sont représentés de manière à peser politiquement.

Dans le Plan national de vie étudiante (2015) qui expose trente-cinq mesures, deux concernent la culture. La première relève d’une préoccupation de démocratisation culturelle (« Favoriser l’accès à la culture des étudiants ») et en détaille quelques actions concrètes : pass culture Il s’agit de cartes organisées localement entre les établissements et les structures culturelles. Ces dispositifs existent de longue date pour certains et ne relèvent pas de la politique du pass Culture du ministère de la Culture lancé en 2019 et généralisé en 2021., résidences artistiques, patrimoine artistique et scientifique. La seconde s’attache à la démocratie culturelle (« Valoriser et reconnaître dans les formations l’engagement étudiant et la pratique d’activités sportives, artistiques ou culturelles ») en s’appuyant sur différents dispositifs de reconnaissance des compétences acquises par l’expérience. En 2018, le ministère crée une Contribution de vie étudiante et de campus (CVEC) dans le cadre de la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants Loi no 2018-166 du 8 mars 2018., équivalant à une taxe individuelle prélevée lors de l’inscription et redistribuée sous la forme de services aux étudiants dans tous les domaines les concernant, et de financement d’activités associatives. Cette taxe a permis de rassembler des budgets importants et d’amplifier considérablement les moyens précédemment distribués dans le cadre du FSDIE (Fonds de solidarité et de développement des initiatives étudiantes). La capacité des budgets CVEC à financer – entre autres – des projets culturels étudiants peut, dans certains établissements, excéder largement les budgets de fonctionnement des services culturels. Des schémas directeurs de la vie étudiante ont été votés dans de nombreux établissements, incluant presque tous des activités culturelles et encourageant les initiatives.

Il y a donc deux « âges » dans le développement des politiques culturelles universitaires : le premier, fondateur, sous l’impulsion des élus enseignants-chercheurs et des services chargés de la culture ; le second, marqué par la participation active des élus étudiants et des responsables associatifs étudiants. Pour ceux-ci, il ne s’agit pas simplement de s’inscrire dans les activités culturelles proposées par les établissements, mais également d’être eux-mêmes acteurs de la culture et de contribuer à l’élaboration des décisions qui les concernent. Les orientations stratégiques, les budgets culturels et les attributions d’aides financières sont donc votées dans des instances statutaires où les étudiants sont représentés de manière à peser politiquement.

Prendre part à la vie culturelle : qu’en disent les élus étudiants ?

Dans le cadre d’une recherche en cours auprès d’anciens élus étudiants, j’ai constaté une certaine unanimité, au-delà des appartenances politiques, autour de la revendication de dispositifs qui relèvent de la démocratie culturelle : décisions budgétaires et politiques associant les étudiants, budgets dédiés aux initiatives, soutien à la vie associative, attention pour la diversité des expressions culturelles, accès aux créneaux d’utilisation des lieux culturels universitaires, etc. Issus de filières diverses (santé, sciences et technologies, langues), peu d’entre eux se considéraient comme compétents au départ dans le domaine de la culture et la plupart reconnaissent s’y être formés dans le cadre de leurs responsabilités syndicales et électives. C’est généralement la dynamique associative étudiante qui les a conduits à s’intéresser à ce domaine, au point de constituer pour eux une véritable découverte : nombre d’associations étudiantes organisent des concerts, des festivals, des ateliers, des troupes artistiques (dans un cadre amateur ou préprofessionnel), des débats faisant appel à des expressions artistiques, des films, des documentaires, etc.

Pour accompagner et soutenir ces activités, les élus ont été amenés à définir des critères de qualité et de pertinence, à dialoguer avec les services chargés de la vie étudiante et de la culture, et à participer aux décisions d’attribution de subventions. Ils déclarent que cette expérience a même été un facteur d’enrichissement culturel personnel et de développement de leurs pratiques de consommation culturelle, car cela leur a permis de mieux connaître l’offre, non seulement au sein des campus, mais plus largement dans les territoires – les services culturels jouant un rôle actif, parfois prescriptif, dans la mise en relation des projets étudiants avec des artistes et des structures du territoire. Dans les commissions, de plus en plus co-animées par les élus étudiants, ils ont fait l’apprentissage de la confrontation entre des avis parfois très opposés (entre exigence de qualité et encouragement à l’esprit d’initiative) et de la recherche de consensus sur des sujets complexes.

Cette unanimité sur la nécessité d’une réelle démocratie culturelle, chez les élus étudiants que j’ai rencontrés, ne résume toutefois pas tous leurs points de vue. Entre les organisations syndicales étudiantes et parfois au sein d’une même organisation, ils expriment deux grandes tendances. La première relève de la revendication du pouvoir étudiant et s’affirme souvent par la formule « la culture par et pour les étudiants ». La seconde, plus nuancée, traduit le besoin d’un « service public culturel » (selon les termes d’un ancien élu étudiant) pris en charge par l’université et pour lequel elle « ne doit pas se désengager ». En revanche – et c’est plus préoccupant –, tous rapportent que, depuis quelques années, la culture n’est plus un réel sujet dans les discussions au sein de leurs organisations, étant généralement intégrée dans la vie associative, sans distinction particulière avec d’autres domaines d’engagement. Les sujets relatifs à l’économie sociale et solidaire, les questions environnementales, la lutte contre la précarité, contre les discriminations et les violences sexuelles sont aujourd’hui des questions prépondérantes. Il faut regarder du côté d’un réseau comme Animafac pour repérer des points de vue sur la culture, au-delà de la dimension transversale des thématiques Notamment la promotion de l’engagement associatif, la formation et l’outillage des associations, etc. traitées au sein de ce réseau, et aussi vers des associations coordonnées par des étudiants récemment diplômés qui accompagnent, soutiennent l’émergence et font connaître les projets culturels étudiants, comme PHNMN (Phénomène) ou Artefac’.

Que conclure de ce déclin apparent de la culture en tant que question spécifique au sein d’autres thématiques, dont certaines ont émergé récemment ? On ne peut que risquer des interprétations. L’urgence sociale, la complexification et l’allongement des cursus d’études, la précarité subie dans un contexte d’avenir incertain, tout cela concourt apparemment à mettre la culture au second rang des préoccupations au sein de ces organisations. Il se peut aussi que la culture soit moins vécue comme un lieu d’engagement politique et citoyen et davantage comme une activité de loisir, suivant en cela la progression d’une logique consumériste qui dépasse largement le cadre de la population étudiante. On peut en revanche, en regardant de près le rôle des élus étudiants dans les modalités concrètes de définition et de mise en œuvre des politiques culturelles universitaires, dire que la culture en milieu étudiant est appropriée selon des règles de participation et de décision qui en font un intéressant observatoire de la démocratie culturelle.

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