Depuis l’adoption des lois NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) en 2015 et LCAP (relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine) en 2016, la notion de « droits culturels » se diffuse de plus en plus au sein des cercles professionnels et politiques. Mais malgré les efforts de quelques intellectuels et de quelques militants pour tenter d’en expliquer les enjeux, par l’exégèse des principaux textes de références Dès 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnaissait à toute personne « le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent » (article 27). Toutefois, c’est la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, en 2001, qui a réaffirmé la notion de droits culturels, tandis que la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005, en a confirmé l’idée. Dans un texte adopté en 2007 sous le nom de « Déclaration de Fribourg », un groupe de philosophes et de militants culturels a par ailleurs cherché à en définir plus précisément les contours. , son interprétation reste entourée d’un flou conceptuel. Car si certains entendent mobiliser cette idée pour promouvoir la créativité des citoyens, voire favoriser la reconnaissance du fait multiculturel et de l’égale légitimité de toutes les cultures, d’autres acteurs ne perçoivent dans les droits culturels qu’une version renouvelée du principe de démocratisation culturelle et de l’accès aux arts, davantage sensible à la « diversification » de l’offre culturelle publique…

En promouvant une définition élargie de la culture qui, loin de se circonscrire aux seules activités artistiques, entend réhabiliter sa pleine dimension anthropologique, la reconnaissance des droits culturels vient en tout cas dessiner d’autres types d’implication citoyenne des populations dans lesquels la question du statut juridique devient moins importante que celle de la revalorisation de l’identité dans et par l’action, et de l’intégration dans des collectifs d’action. Dans un contexte où la citoyenneté politique et le principe de l’égalité des droits ne garantissent pas toujours la justice sociale et l’égalité des citoyens – comme le montrent les mouvements sociaux contemporains qui luttent pour les droits des racisés, des homosexuels, des personnes handicapées, des jeunes ou des personnes âgées –, les droits culturels permettraient de favoriser l’inclusion et la participation de chacune et de chacun à la vie culturelle. Nous parlerons ainsi de citoyenneté différenciée pour qualifier le dépassement d’une perspective où la citoyenneté juridique vient sanctionner la seule existence d’une communauté d’intérêts sur un territoire I. M. Young, « A Critique of the Ideal of Universal Citizenship », Ethics, vol. 99, 1989, p. 250-274. . Pour le politiste Rogers M. Smith, le défi réside dans « la réalisation de formes de citoyenneté différenciée qui aident à établir une égalité civique significative plutôt qu’une subordination, une oppression et une exclusion systémiques R. M. Smith, « “Machiavellian Democracy”, Differentiated Citizenship, and Civic Unity », The Good Society, vol.20, no 2, 2011, p. 240-241.  ». Il souligne qu’une construction juridique totalement uniforme de la citoyenneté dans toutes les sociétés n’est pas envisageable puisque la réalité « sera toujours une citoyenneté différenciée R. M. Smith, « The Questions Facing Citizenship in the Twenty-First Century », dans R. Marback et M. W. Kruman (dir.), The Meaning of Citizenship, Detroit, Wayne State University Press, 2015, p. 15.  ». Dans la pratique, les gouvernements des démocraties modernes traitent leurs citoyens spécifiquement selon divers critères tels que les revenus, l’âge, les capacités physiques et mentales, le lieu de naissance et parfois la religion, afin de répondre à leurs besoins. Dès lors, « l’une des tâches centrales de la gouvernance démocratique consiste à déterminer en permanence quels types de citoyenneté différenciée sont et ne sont pas appropriés, en reconnaissant que les réponses sont susceptibles de changer au fil du temps et doivent toujours être considérées comme légitimement contestables Ibid., p. 17.  ».

Envisagé sous cet angle, l’enjeu des droits culturels serait de dépasser tout découplage de la politique et de « l’être-en-commun J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001.  » pour instituer un « agir commun », une action qui institue le commun culturel et le prend en charge P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. . Plus encore, les droits culturels permettraient de revenir à une approche critique et transformatrice de la culture, où le problème n’est plus l’accès des publics à l’art, ni celui de leur acculturation, mais la capacité d’action autonome des individus et des groupes à l’écart du marché et de l’État. L’objectif de cette contribution est de cerner les enjeux et les conditions pratiques d’une telle ambition. Après avoir rappelé la façon dont l’action culturelle s’est développée, au croisement des influences conjuguées et souvent concurrentes de l’État, de la nation et du marché, nous analyserons les défis d’une reconnaissance des droits culturels, envisagée dans toutes ses dimensions sociales et démocratiques.

La nation, enjeu des politiques culturelles modernes

Le concept d’État-nation implique que toutes les personnes qui vivent sur le territoire d’un État sont membres de la même nation. Dans la réalité, cette fusion supposée entre nation et État est rarement réalisée : la plupart des États démocratiques se caractérisent par une communauté nationale dominante et une ou plusieurs nations ou communautés plus petites. Ces groupes culturels minoritaires peuvent avoir existé depuis des centaines d’années ou résulter d’une immigration récente.

Il y a une conception culturaliste (voire ethniciste) de la nation qui la relie en priorité au patrimoine culturel, à l’histoire, à la tradition, à la langue, à la religion… et même au sang.

Face à cette diversité, l’État s’est attaché à développer le sentiment national sur les territoires conquis. Comme le rappelle Anne-Marie Thiesse : « La véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver A.-M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1999, p. 11. . » Sa proclamation suppose la reconnaissance d’un patrimoine commun, objet du « plébiscite de tous les jours » pour reprendre la célèbre formule de l’historien français Ernest Renan. Or, cet héritage n’est pas fixé au départ et chaque nation s’est employée au fil des siècles à inventer sa tradition E. Hobsbawm et T. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. . Langues, religions, paysages, lieux, folklores… les thèmes sont à chaque fois les mêmes mais combinés de façon différente. Leur diffusion s’est parfois imposée de force, notamment en France avec l’interdiction des parlers autochtones dans les écoles de la République, mais elle a aussi été intériorisée par une grande part de la population grâce à l’énorme travail pédagogique de l’école, aux moyens de communication de masse propres à chaque époque (chansons, bals patriotiques, cartes postales, costumes nationaux, etc.) et par ce qu’Anne-Marie Thiesse appelle « les producteurs et diffuseurs de patrimoine » (intellectuels, poètes, associations culturelles, concepteurs d’expositions et de musées…). La nation a donc été « imaginée B. Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso Books, 1983.  », ce qui ne l’empêche pas d’être pensée comme une « seconde nature » : il y a ainsi une conception culturaliste (voire ethniciste) de la nation qui la relie en priorité au « patrimoine culturel », à l’histoire, à la tradition, à la langue, à la religion… et même au sang.

Pour les États, le défi est en tout cas de savoir comment canaliser la diversité ethnique et culturelle qui, au-delà même des droits et des devoirs conférés par la citoyenneté juridique et politique, peut être vue comme une menace contre l’unité de la nation A. Favell, Philosophies of Integration. Immigration and the Idea of Citizenship in France and Britain, Londres, Macmillan Publishers, 1998. . La promotion des arts ou encore du sport est alors organisée pour faire prendre conscience à la nation de son existence, c’est-à-dire faire naître, renforcer ou revivifier dans la population un sentiment d’appartenance nationale. Il en découle une citoyenneté morale et normative, où l’individu et les groupes sont continuellement interpellés pour que s’établisse une certaine correspondance entre les valeurs qui fondent la citoyenneté et les réalités de la vie individuelle ou sociale E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992. .

L’État et le marché comme prédateurs culturels

L’universalisation du modèle de l’État-nation correspondait à l’émergence d’une nouvelle forme de vie sociale dans les pays occidentaux, liée à l’industrialisation et l’urbanisation, et plus généralement à l’emprise croissante du système marchand sur les relations sociales. Le marché est donc l’autre ingrédient à prendre en compte dans l’analyse, parce qu’il apparaît comme une force concurrente de l’autorité étatique et de la souveraineté nationale. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’expansion du secteur public et la mise en place de l’État-providence ont d’ailleurs trouvé leur légitimation dans la volonté de contrôler la répercussion des forces du marché sur les sociétés européennes, et celle de limiter le degré d’inégalités sociales et économiques générées par ces forces K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard [1944], 1983. . Aux fonctions classiques et régaliennes de l’État sont venus s’ajouter des mécanismes sophistiqués de redistribution et de protection contre l’exploitation économique et sociale des travailleurs, entraînant l’augmentation brutale de l’impact du secteur public sur la société G. Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, New Jersey, Princeton University Press, 1990. . Des domaines autrefois privés comme l’éducation, la santé ou le logement sont devenus publics. Au tournant des années 1960, la France s’est illustrée en créant un ministère dédié aux Affaires culturelles, structuré par le principe de service public V. Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999. . L’objectif était de garantir un accès plus juste aux œuvres et à la création artistique, et de délivrer ainsi les individus des forces du marché. Mais si la démocratie implique que la majorité décide sans prendre en compte les intérêts et les valeurs des minorités, l’État-providence peut facilement produire des formes indésirables d’uniformité culturelle, dont l’une des conséquences est de réduire la vie culturelle à celle des institutions subventionnées et de déposséder les personnes du droit à leur culture.

 L’État-providence peut facilement produire des formes indésirables d’uniformité culturelle.

Depuis quelques années, cette approche sectorielle, partielle et partiale de la culture, valorisée en France mais qui s’est exportée dans de nombreux pays, a été largement bousculée par l’accélération de la mondialisation économique et financière. La circulation des biens et des idées, engendrée par la déréglementation des marchés, l’ouverture des frontières et le développement accéléré de l’Internet et des technologies nomades, a fragilisé la prétention des États à réguler les pratiques culturelles de leurs ressortissants M. Featherstone (dir.), Global Culture. Nationalism, Globalization and Modernity, Londres, Sage Publications, 1990. . Dans le même temps, l’idée de nation est concurrencée par un mouvement de déterritorialisation/reterritorialisation des appartenances sociales et culturelles. Tend alors à s’imposer une sorte de citoyenneté de marché où l’opinion et l’intérêt des individus se confondent avec des choix de consommateurs. Des initiatives culturelles valorisant d’autres formes de vivre et de penser deviennent plus influentes dans la mesure où la sphère marchande leur permet de contourner le cadre culturel exclusif imposé par les États-nations et de développer leurs propres goûts et leurs propres esthétiques musicales, cinématographiques, littéraires, vestimentaires, gastronomiques, etc.

Les droits culturels comme antidote à la dépossession ?

La proclamation des droits culturels s’inscrit dans ce mouvement global de redécouverte et de revalorisation de la diversité culturelle qui vise à redonner une place aux expressions et aux pratiques culturelles éloignées des circuits de légitimation stato-nationaux. À la différence du marché et des industries culturelles toutefois, la reconnaissance des droits culturels entend favoriser une participation explicite, consciente et active à la vie culturelle – et non pas seulement implicite ou tacite – même si, à l’heure du Web 2.0, la frontière entre les deux est tout sauf évidente H. Jenkins, M. Ito et D. Boyd, Culture participative. Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, Caen, C & F Éditions, 2017 ; M. T. Schäfer, Bastard Culture! How User Participation Transforms Cultural Production, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011. . Mais là encore, les notions de « participation » et de « vie culturelle » sont sujettes à caution. Dans le domaine artistique et culturel, la participation revêt de nombreuses significations : le mot est mobilisé pour évoquer aussi bien l’activité du spectateur que pour décrire un engagement dans une démarche de création L. Arnaud, V. Guillon et C. Martin (dir.), Élargir la participation à la vie culturelle : expériences françaises et étrangères, Rapport d’étude, Observatoire des politiques culturelles / France Stratégie, 2015. . On ne compte plus les projets culturels qui entendent mettre en œuvre une « nouvelle manière de faire de l’art », où l’artiste est amené à intégrer les amateurs dans sa création, tandis que de nouveaux espaces de créativité sont encouragés. À l’image des MJC d’hier, l’invention de la notion de « tiers-lieux » a ainsi pour objectif de sortir d’une vision élitiste de l’art et des savoirs, « où tout le monde est incité à devenir contributeur plutôt que simple bénéficiaire Interview du 12 juillet 2021 de Rémy Seillier, responsable du développement chez France Tiers-Lieux, webinaire « Labs et tiers-lieux : des espaces de participation citoyenne dans les territoires » : https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/labs-et-tiers-lieux-des-espaces-de-participation-citoyenne-dans-les  ». Ici, la participation s’entend principalement comme une situation de coprésence, de créativité et de « faire » ensemble, mais n’implique pas forcément l’implication des « amateurs » dans la prise de décision politique. Dans un contexte où l’action des institutions culturelles est plus que jamais menacée par l’emprise des industries culturelles – et plus encore par celle des géants du Web  La dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français souligne que « les usages numériques sont devenus, en une décennie, majoritaires dans le quotidien des jeunes [15-24 ans], qu’il s’agisse de l’écoute de musique en ligne, de la consultation quotidienne de vidéos en ligne, des réseaux sociaux ou encore des jeux vidéo ». Ph. Lombardo et L. Wolff, « Cinquante ans de pratiques culturelles en France», Culture Études, vol. 2, no 2, 2020, p. 1-92.  –, tout se passe comme si l’invocation de la « participation » fonctionnait comme un antidote à la dépossession engendrée par la logique propriétaire du marché qui organise la privatisation des ressources culturelles et des espaces publics, du patrimoine culturel et des institutions éducatives et de communication. C’est alors la façon dont l’intervention publique s’élabore qui est appelée à changer, en passant d’une « politique de l’offre » à une « politique de la demande », d’une culture « pour tous » à une culture « avec tous » M.-C. Martel, Vers la démocratie culturelle, Avis du Conseil économique, social et environnemental, Journal officiel de la République française, 23 novembre 2017, p. 7. .

À la différence du marché et des industries culturelles, la reconnaissance des droits culturels entend favoriser une participation explicite, consciente et active à la vie culturelle.

Pour certains commentateurs, telle l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (Ufisc), l’effectivité des droits culturels « implique également de remettre en question la logique descendante des politiques culturelles », avec pour horizon « la mise en place durable de processus de coconstruction avec les acteurs impliqués sur les bassins de vie « Les droits culturels : agissons et progressons ensemble ! », texte issu de la recherche-action « Culture, Communs et Solidarités : pour une démarche de progrès autour des droits culturels » engagée par l’Ufisc, été 2018.  ». C’est aussi ce que soulignent Charles Ambrosino et Vincent Guillon lorsqu’ils voient dans l’avènement des droits culturels l’émergence d’un « nouveau régime de coopération culturelle » de type « communautaire », où l’intervention publique serait désormais conçue « à partir de l’activité culturelle de groupes de personnes partageant une volonté de faire “œuvre commune” autour de références, ressources, expériences et intérêts – autrement dit des communautés C. Ambrosino et V. Guillon, « Œuvrer en commun : Le “nouveau monde” des politiques culturelles et urbaines », L’Observatoire, no 52, été 2018, p. 13-16.  ». À première vue, ces approches convergent avec celle des « communs culturels » qui s’est popularisée ces dernières années à la faveur du prix Nobel d’économie attribué en 2009 à Elinor Ostrom, dans la mesure où leur objectif est de redonner au citoyen le pouvoir d’inventer de nouvelles formes de régulations sociopolitiques, dans un contexte d’accaparement étatique et de privatisation marchande qui menace l’accès à la connaissance conçue comme un bien commun C. Hess et E. Ostrom (dir.), Understanding Knowledge as a Commons, Cambridge, The MIT Press Books, 2007. . Travailler au développement des communs culturels, explique le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, implique de « prendre en compte, de manière explicite et débattue, dans de nombreux (micro)espaces publics instaurés à dessein, les productions qui se développent de manière autonome au sein de la société, de les évaluer collégialement […] et de débattre de leur valeur sur le plan de leur utilité pour la collectivité et sur le plan d’une émancipation revendiquée P. Nicolas-Le Strat, Le Travail du commun, Rennes, Éditions du commun, 2016, p. 13.  ». Cette ambition éclaire d’un jour nouveau différentes initiatives qui – du mouvement des friches culturelles à celui de l’open source, en passant par les peuples indigènes et certaines communautés paysannes et ouvrières du XIXe siècle – s’efforcent depuis longtemps de favoriser le partage des savoirs et des cultures dans une logique de gestion collective D. Bollier, La Renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014. . Dès lors, il conviendrait de réinventer un « agir culturel Autrement dit, la capacité des militants et des mouvements culturels à mobiliser leurs propres ressources et à développer leurs propres stratégies, indépendamment de l’État (L. Arnaud, Agir par la culture : acteurs, enjeux et mutations des mouvements culturels, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2018).  » propre à faire émerger une citoyenneté au sein de laquelle le gouvernement n’est plus le « propriétaire » du domaine public, mais où il importe d’assurer aux citoyens que l’organisation de la vie culturelle est aux mains de tous : l’autorisation de l’exploiter et de l’organiser ne pourra plus être donnée aux États et aux autres structures publiques, locales ou supranationales, ni aux corporations et aux industries dominantes, sans que les populations y soient associées. Là où la plupart des professionnels de la culture s’emploient à programmer, prescrire et diffuser, il s’agirait désormais d’animer des espaces de cogestion, de codécision et de « mise au travail du commun », pour reprendre l’expression de Pascal Nicolas-Le Strat : « Comment agir sur ce commun qui nous humanise ? Comment le développer, le déployer démocratiquement ? Comment renforcer sa portée émancipatrice Op. cit., p. 28.  ? » Loin de se réduire à un meilleur accès aux équipements et à une multiplication des propositions culturelles sur un territoire donné, la « participation à la vie culturelle » se conçoit ici comme la capacité d’un collectif d’habitants, d’usagers, d’artistes, de militants, d’intervenants sociaux à agir par et sur la culture, envisagée comme un bien commun, autrement dit par et sur la vie en commun et les ressources dont nous disposons collectivement, à l’image du travail des militants culturels que nous avons observé en Martinique L. Arnaud, La Politique des tambours. Cultures populaires et contestations postcoloniales en Martinique, Paris, Karthala/Sciences Po Aix, 2020 ; L. Arnaud, « De la résistance culturelle à l’action par et sur la culture en Martinique. Éléments pour une analyse des mouvements culturels », Sociologie, vol. 13, no 4, 2022, p. 361-379. .

Le risque est d’enfermer les droits culturels dans une logique de clubs et de les limiter à la création de petits isolats exemplaires.

Mais de la coupe aux lèvres, il y a loin. D’abord, parce que la création de dispositifs ou d’espaces dits « participatifs » ne change pas la nature ségrégative de la culture qui s’inscrit toujours et fondamentalement dans des relations de pouvoir et de distinction sociale P. Coulangeon, Les Métamorphoses de la distinction, Paris, Grasset, 2011 ; B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. . Le risque est d’enfermer les droits culturels dans une logique de « clubs » et de les limiter à la création de petits isolats exemplaires. Il ne s’agit pas tant de redouter un quelconque « séparatisme » ou une atteinte à la laïcité – des épouvantails que d’aucuns ne manquent pas d’agiter lorsqu’il s’agit de reconnaître les droits culturels des populations les plus éloignées des cercles culturels légitimes –, que d’anticiper une ségrégation sociale « par le haut », où l’essaimage de saines pratiques de partage et de solidarité reproduit finalement l’entre-soi et l’exclusion des populations qui n’en partagent pas les codes.

La question est aussi d’éviter de réduire la « participation à la vie culturelle » à des procédures et à des dispositifs. Certes, les motivations déterminantes pour « faire de la culture autrement » reposent sur une « recherche de sens », et celle-ci passe souvent par la volonté de réinventer la place de l’art dans la cité. Mais à l’heure où la mise en concurrence des acteurs culturels encourage ces derniers à compter sur leurs propres ressources, et à se différencier les uns des autres, cette stratégie conduit trop souvent ces nouveaux militants de l’art et de la culture à se convertir aux modes de fonctionnement de l’entreprise capitaliste, quitte à ce que les techniques managériales et marketing l’emportent sur l’exigence démocratique L. Arnaud, « Des contre-pouvoirs culturels dans la ville ? Les associations de défense des “droits culturels” des populations racisées et ethnicisées, entre contestation et adaptation », Métropoles, no 29, 2021 [En ligne] ; M. Hély et P. Moulévrier, L’Économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, Paris, Éditions La Dispute, 2013. . Bien que la multiplication de guides méthodologiques, de formations spécialisées et de rencontres professionnelles souligne l’importance accordée désormais à la reconnaissance du droit de choisir une culture, un droit à sa propre culture ou un droit à la différence culturelle, cette nouvelle ingénierie des droits culturels à l’usage des militants et des professionnels de la « culture » ne saurait dissimuler une sorte de « positivisme managérial » qui laisse penser que la qualité démocratique peut être évaluée, quantifiée, objectivée et modernisée grâce à l’amélioration des technologies participatives. Face à cette « démocratie des post-it A. Mazeaud et M. Nonjon, Le Marché de la démocratie participative, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.  » et autres faux-semblants de la participation, l’enjeu est d’inventer des formes d’organisation qui parviennent à s’émanciper non seulement des logiques propriétaires de type étatique et marchand, mais également des dynamiques de professionnalisation et de mise en marché qui contribuent à diluer la politique dans les procédures censées lui donner corps.

Pour une interprétation dynamique des communautés culturelles

Dans les pays européens comme dans la plupart des pays démocratiques, la question de la citoyenneté portée par les États a privilégié une approche morale et juridique, supposée rassembler les individus dans une même entité nationale qui n’était le plus souvent que l’expression des intérêts et de l’idéologie d’une communauté particulière dominante. À ce titre, invoquer l’universalité culturelle a surtout eu pour effet de gommer les différences réelles, les inégalités et dominations que certains groupes subissent à l’intérieur de relations sociales, politiques, économiques et psychiques. Le principal mérite des droits culturels est au contraire de reconnaître la diversité culturelle constitutive de toute société humaine et de valoriser une interprétation dynamique des communautés culturelles, jamais naturalisées ni repliées sur elles-mêmes mais ouvertes vers l’extérieur par la multi-appartenance de chacun de ses membres à plusieurs groupes sociaux.

Mais si les droits culturels bousculent une conception de la culture « universelle » et stato-centrée, il n’est pas certain qu’ils ne contribuent pas à lui substituer un projet de réorganisation de la société civile d’inspiration néolibérale, apte à créer de « nouveaux modes actifs et une citoyenneté entrepreneuriale B. Jessop Bob, « Liberalism, Neoliberalism, and Urban Governance: A State-theoretical Perspective », Antipode, no 34 (3), 2002, p. 452-472.  » et à accompagner les mécanismes du marché – voire à favoriser un droit inconsidéré et inaliénable à l’auto-expression des individus comme en témoigne le succès des plateformes numériques qui mettent l’accent sur l’expérience et la performance, davantage que sur l’écoute et le partage d’identité et de valeurs A. Marwick, Status Update: Celebrity, Publicity, and Branding in the Social Media Age, New Haven, Yale University Press, 2013. . Plus généralement, la proclamation de droits culturels ne saurait contrecarrer à elle seule tout un système de normes (managériales) qui s’empare des lieux, des activités professionnelles, des comportements, des esprits et met en œuvre une concurrence généralisée, tout autant qu’il conditionne le rapport à soi et aux autres à la logique du dépassement de soi et de la performance indéfinie.

L’enjeu d’une citoyenneté différenciée – conçue comme un patrimoine de valeurs, de normes, d’identités et de projets communs construits au fil d’expériences de coopération, davantage que comme un statut – implique d’aller bien au-delà : inventer les formes de « praxis instituante » qui, selon la formule de Pierre Dardot et Christian Laval, sont seules susceptibles de créer de nouvelles « significations imaginaires C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.  » ouvertes sur l’histoire individuelle et collective de chacune et de chacun, sur la distribution des rôles et des places, des statuts et des tâches, et plus généralement sur les relations de domination et d’exclusion qui s’y jouent. Dit autrement, il s’agit de rappeler que la reconnaissance et la valorisation de la diversité des imaginaires sont indissociables de la faculté des groupes humains à enclencher des dynamiques instituantes fondées sur la justice, l’inclusion et la démocratie.