Qu’est-ce donc ? Une larme ? Une lame ? Un poisson ? Quand l’œuvre du sculpteur roumain Constantin Brancusi (une courbe de bronze effilée sur un socle, tendue vers le ciel et qui est en fait L’Oiseau dans l’espace) débarque en 1926 à New York pour y être exposée, les douaniers ne s’embarrassent pas de cette question. Ou plutôt, si : puisqu’ils n’y reconnaissent pas ce qui, selon le sens commun et la jurisprudence en vigueur, définit une œuvre d’art (sa beauté, sa ressemblance avec l’objet figuré et son caractère unique), ils la classent comme objet utilitaire et lui appliquent de lourdes taxes d’importation. Furieux, Brancusi intente alors un procès à l’État américain pour que son œuvre soit reconnue comme telle et, accessoirement, qu’on lui rembourse les taxes dont les œuvres d’art sont justement exonérées. L’artiste se défend : il a bien conçu lui-même son œuvre ; elle fut d’abord taillée, de manière traditionnelle, dans du marbre ; quant à la ressemblance, en art, elle peut être suggestive. Surtout, réplique-t-il aux douaniers, si c’est un objet utilitaire, à quoi peut-il donc bien servir ? Le verdict rendu est historique et fera jurisprudence : Brancusi est bien un artiste, sa sculpture une œuvre d’art et cette notion juridique sera ainsi étendue au-delà des frontières traditionnelles pour y inclure l’art moderne et l’art abstrait, qui n’a pas vingt ans à l’époque.
La morale de cette histoire serait que l’œuvre d’art sort du cadre et que l’acte culturel permet de retourner, de déplacer ou d’élargir les règles juridiques. Telle est la philosophie que la Preuve par 7 La Preuve par 7 est codirigée par Sophie Ricard et Laura Petibon, www.lapreuvepar7.fr applique aux champs de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Fondée en 2018 par l’architecte Patrick Bouchain, dont les réhabilitations d’anciens espaces industriels en lieux culturels (le Magasin à Grenoble, le Lieu Unique à Nantes…) ont démêlé maints écheveaux normatifs en suscitant de nouvelles jurisprudences reliant notamment art et artisanat, culture et architecture, la Preuve par 7 accompagne des projets expérimentaux. Elle a également lancé, en 2022, L’École du terrain, une plateforme en ligne pour documenter ces démarches.
Répondant à des enjeux locaux, les acteurs et actrices de ces projets ont profité de la plasticité du droit pour dénouer des situations en inventant, chemin faisant, des dispositifs singuliers qui peuvent, en retour, inspirer la loi, les politiques publiques et légitimer des pratiques de la société civile.
La programmation ouverte et le chantier comme acte culturel
Pourquoi ce besoin d’expérimenter, de sortir des processus habituels ? Parce que les cadres normatifs de la commande publique en matière de programmation, de budget ou d’assurances tendent à réduire les marges de manœuvre des concepteurs et conceptrices – architectes, paysagistes – dans leur réponse à une commande précise. Ces pratiques homogénéisent la conception, la programmation et la réhabilitation du bâti, arasent les particularités géographiques et culturelles des territoires, répétant des modèles qui s’éloignent des attentes sociales et écologiques des habitants et des usagers.
Lorsqu’une commune, propriétaire d’un bâtiment délaissé, souhaite le réhabiliter (au double sens de le réparer et de le rendre à l’estime publique), elle peut faire appel à un programmiste qui rassemblera les attentes des élus et des habitants vis-à-vis d’un lieu maintenu inaccessible tout au long de l’élaboration du projet. Par manque d’opérateurs et de gestionnaires dans la conduite de cette étude, les propositions de destinations auront tendance à rester très générales et peu opérationnelles. Suivant une logique de mise aux normes aux fins de répondre à un grand nombre de besoins et d’usages, les interventions seront importantes et les budgets de travaux élevés. La réalisation du projet s’éloigne et le lieu, resté vacant, se dégrade…
Ainsi à Billom, près de Clermont-Ferrand, la commune de moins de 5 000 habitants est propriétaire d’un monument historique, le premier collège jésuite de France construit en 1555 et déserté par les élèves en 1994 à la suite de la construction d’un nouvel établissement voisin. Une « étude de potentiels d’activité » est lancée en 2017 par la métropole du Grand Clermont qui propose, pour un budget de vingt à trente millions d’euros de travaux, de transformer l’ancien collège en espaces de coworking, fab lab et lieu culturel. La commune ne dispose évidemment pas d’un tel budget, surtout pour un projet dont les réponses ne sont pas nécessairement en adéquation avec les besoins des habitants. L’étude n’identifie d’ailleurs ni les moyens de le financer, ni les opérateurs ou investisseurs capables de s’y engager.
Ce processus, on peut imaginer l’inverser – comme cela se tente déjà à travers la France. La commune mandate alors un architecte qui occupe le lieu pendant plusieurs mois, y réalise l’étude de programmation et de faisabilité, commence à y faire de menus travaux et, surtout, l’ouvre aux habitants alentour. En s’établissant au milieu du site à transformer ou du projet à construire, et le plus en amont possible, l’architecte permanent tisse une toile. Cette « permanence architecturale » est une opération de couture, de tressage et parfois de raccommodage. Elle s’installe et, d’abord, noue des liens avec le voisinage, le quartier, le territoire, avec les habitants qui, ensuite, se sentant accueillis, se donnent la peine d’entrer, de prendre un café, discutent du projet à conduire, proposent leurs idées, convoquent leurs désirs, éprouvent des usages. Ils et elles essayent, se trompent, y reviennent. La permanence architecturale cartographie les savoirs et les savoir-faire locaux, saisit l’immatériel des cultures du territoire. Elle rassemble en un seul temps et sous une seule supervision les phases d’étude, de conception et de réalisation de la commande, souvent disjointes et dispersées. Elle met en place, pour ces lieux singuliers, une gouvernance locale et collégiale. Dans cette méthode se lisent ainsi, en filigrane, des échos de la résidence artistique, de l’artiste associé le temps d’une ou plusieurs saisons et de l’improvisation propre à l’art.
Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique.
Ce caractère expérimental, et toujours attentif à l’inattendu, se retrouve ensuite dans la programmation du bâtiment. Là où, le plus souvent, celle-ci impose des usages limités et figés dans le temps, la méthode de la permanence architecturale induit une programmation ouverte aux transformations et aux métamorphoses, aux usages variés et impensés du lieu.
Elle s’incarne, enfin, dans l’étape du chantier. S’il est un moment ordinairement interdit au public, c’est bien celui-ci. Or, il fascine. Chacun arrête son regard dès qu’il rencontre un interstice ou une lucarne dans la palissade d’un chantier. Comme l’enfant curieux qui démonte son jouet pour en comprendre le mécanisme. Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique. Un lieu qui laisse voir la mécanique à l’œuvre comme au théâtre on change les décors à vue. Le chantier est à la fois le décor et le milieu de l’expérience culturelle qui s’y joue. Il se fait laboratoire, testant l’alchimie de savoirs étrangers. Il est université, au sens ancien d’une communauté assemblée de la cité réunissant habitants, entreprises, compagnons bâtisseurs, bailleurs sociaux, étudiants et d’une réciproque transmission des métiers, insistant sur l’insertion, la formation professionnelle et les chantiers d’application. Ici, le chantier augmente ce qui est possible et saisit ce qui est inattendu.
Un urbanisme vivrier informé par les pratiques et les acteurs de la culture
Cette manière d’envisager un urbanisme vivrier – au sens où il prend soin d’un lieu existant et se nourrit des ressources, des savoir-faire et des énergies locales – a fait ses preuves dans des contextes territoriaux et des échelles de projet très diverses, du bourg à la métropole. Elle peut d’ores et déjà être mise en œuvre à droit constant dans la commande publique existante, via des marchés classiques d’études de faisabilité qui en spécifient le caractère situé et itératif, des marchés publics innovants ou par la délégation de mandat à des sociétés publiques locales d’aménagement, plus agiles pour incarner directement la permanence architecturale. Elle peut aussi être élaborée dans le cadre de conventions partenariales de subvention entre une collectivité et une association, voire par les services d’une collectivité territoriale en régie directe. Cette manière de faire a également suscité des innovations « juridiques » : l’étude de faisabilité en acte de l’Hôtel Pasteur à Rennes ; le mandat patrimoine initié par le collectif Zerm à Roubaix pour contractualiser avec la DRAC de menus travaux dans un monument historique sans attendre le permis de construire final ; le recours à l’auto-construction et à l’auto-réhabilitation accompagnées dans des logements sociaux à Bordeaux ; le bail forain qui permet aux occupants temporaires d’un lieu de rebondir en valorisant ailleurs l’usage, la transformation physique et symbolique et l’utilité sociale produites ici…
Les collectivités territoriales s’emparent de ces méthodes. Ainsi, à Clermont-Ferrand, la responsable du service musique à la direction de la Culture et un régisseur technique embauché pour l’occasion sont devenus les permanents du Lieu-Dit, une ancienne salle de spectacle régie par la municipalité qui l’a transformée en lieu de culture participatif : les artistes en résidence annuelle, organisés en gouvernance collégiale, se sont ainsi vu déléguer par la Ville la plupart des décisions et des responsabilités du lieu (rédaction de l’appel à candidatures et examen des dossiers pour les résidences, choix de l’allocation du budget annuel de 60 000 euros, élaboration de la charte graphique et signalétique du lieu, rédaction d’une charte des usages autorisés cosignée avec la municipalité, gestion de la sécurité incendie grâce à une formation financée par la Ville). À Beaumont, un village rural de l’Ardèche, la construction de sept logements sociaux, au cours d’un chantier d’auto-construction et éco-responsable, a été rendue possible par le recours à la commande artistique. L’agence Construire chargée de mener à bien ce projet a, en effet, été choisie via le programme des Nouveaux commanditaires. Le choix de ce protocole, lancé au début des années 1990 afin que tout collectif qui le souhaite (association, collectivité locale, salariés d’entreprise, habitants…) puisse assumer la commande d’une œuvre d’art auprès d’un artiste en étant accompagné d’un médiateur ou d’une médiatrice et de son association, peut surprendre. Si Les Nouveaux commanditaires ont déjà travaillé avec quelques architectes pour de l’habitat privé, la pratique se tourne davantage vers les commandes auprès d’artistes plasticiens. Mais après tout, l’architecture est l’art d’habiter et le projet porté par la commune de Beaumont, nécessité collective à visée sociale conçue dans un esprit de démocratie locale, s’adjoint parfaitement au protocole des Nouveaux commanditaires. Dès lors, Beaumont devient la première commande, via ce protocole, pour de l’habitat social. À Chiconi, capitale culturelle de Mayotte, une permanence architecturale a permis de réhabiliter l’ancienne Maison des jeunes et de la culture (MJC) de cette commune peu dotée en équipements culturels tout en y essayant des usages divers (des cours de chant et de danses traditionnelles, des ateliers de musique, des concerts, des ateliers d’insertion professionnelle ou de sensibilisation contre le diabète…). Cette étude des usages dans et autour de la MJC a révélé le besoin d’un grand plateau ouvert, facilement accessible, mais aussi que la toiture devait être refaite et que la mini-terrasse était le lieu le plus agréable et utilisé par tous pour toute forme de pratiques (réunion, déjeuner, répétition musicale, etc.). Elle a dessiné les contours d’un quartier culturel comprenant un plateau polyvalent en plein air, des studios de répétition et d’enregistrement et une salle de spectacle. Une étude de maîtrise d’œuvre a ensuite été amorcée à partir de ces usages éprouvés lors de la permanence architecturale et le chantier s’ouvrira au printemps.
Tout un réseau d’institutions territorialisées, tels les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE), les Parcs naturels régionaux (PNR) ou les Maisons de l’architecture, constituent aussi le relais de ces pratiques. Sur le modèle de la résidence artistique, la Maison de l’architecture de Normandie, Territoires pionniers, met ainsi en place, depuis dix ans, des résidences d’architectes comme autant d’outils d’accompagnement renforcé pour les projets d’aménagement des communes du territoire – une idée qui a, ensuite, essaimé dans le CAUE du Finistère. Sur le modèle de l’artiste associé, elle a intégré à son équipe un paysagiste qui a permis à l’association de redessiner son territoire d’action à l’échelle non plus administrative du département mais à celle, naturelle, biorégionale, du bassin-versant de l’Orne, repensant ainsi notre rapport politique au vivant et fédérant encore davantage d’acteurs et d’actrices dans une transformation globale et plus opérationnelle des manières de faire de l’architecture.
Aujourd’hui que le dérèglement climatique aiguise le tranchant de l’artificialisation des sols, de la résilience des bâtiments ou du recul du trait de côte, la Preuve par 7 poursuit son accompagnement, sa documentation de projets et consolide son travail de partenariat et d’essaimage avec les multiples acteurs et actrices du champ de l’architecture et de l’urbanisme. Autant de manières de faire singulières qui trouvent leur forme et leur expression dans la construction collective et progressive de projets d’architecture, d’urbanisme mais aussi de politiques publiques locales. La Preuve par 7 porte ainsi des méthodes qui se déclinent au plus près et au plus juste de chaque projet et de chaque territoire.