Au début des années 1960, quand Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture du général de Gaulle, conçoit et met en œuvre une grande réforme de la politique agricole, il prévoit, dans un volet spécifique dédié à l’enseignement, la création d’une éducation socioculturelle des jeunes.
C’est en réalité Paul Harvois Paul Harvois, né en 1919, instituteur, deviendra inspecteur adjoint de l’Éducation populaire, puis chef du bureau de la promotion sociale et des activités culturelles au ministère de l’Agriculture. Il est considéré comme le fondateur de l’éducation socioculturelle. qui prendra en charge cette partie importante des lois de modernisation agricole (1960 et 1962) Loi no 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole et loi complémentaire no 62-933 du 8 août 1962. et qui donnera toute sa dimension à l’éducation socioculturelle (ESC) Dans le texte, l’acronyme ESC sera le plus souvent employé. en tant que discipline. Construite sur la base de méthodes pédagogiques héritées de l’Éducation nouvelle et des mouvements associatifs en milieu rural, l’ESC va connaître, au cours de sa (récente) histoire, un certain nombre de bouleversements ayant trait à sa mise en œuvre mais également à ses contenus. Le projet éducatif des origines demeure plus que jamais d’actualité : il porte une approche de la culture qui se veut d’abord une ouverture sur le monde, un moyen de s’intégrer à parts égales dans l’époque Circulaire du 9 novembre 1970 sur le fonctionnement de l’éducation culturelle : « La plus grande partie des élèves appartient au milieu rural qui est en pleine mutation et dont l’environnement culturel n’offre généralement pas les mêmes ressources que dans les centres urbains. », d’en saisir les enjeux socioculturels et ceux, plus contemporains, de la relation au vivant.
L’éducation à l’environnement social et culturel
En mobilisant trois grands champs éducatifs Retrouvez ici le détail des domaines d’intervention de l’ESC. (l’environnement social et culturel, l’éducation artistique et la communication humaine), l’ESC encourage la transversalité entre plusieurs domaines d’intervention. L’éducation à l’environnement social et culturel interroge la relation au territoire qu’il s’agit d’appréhender dans ses aspects culturels, sociaux, patrimoniaux, voire agroécologiques. Elle fait écho aux objectifs de la mission Les cinq missions de l’enseignement agricole figurent dans le Code rural et de la pêche maritime, partie législative, article L811-1. d’animation et de développement des territoires dévolue à l’enseignement agricole.
Elle convoque tout à la fois des connaissances sociologique, ethnologique, artistique, parfois scientifique, quand les enseignants travaillent en pluridisciplinarité sur des projets. Les propositions pédagogiques peuvent être de différentes natures selon les publics :
• La mise en évidence des enjeux culturels dans les dynamiques de territoire. La rencontre et la collaboration avec les acteurs culturels des territoires de proximité sont l’occasion de questionner la place du développement culturel dans l’espace public, ainsi que les logiques de création, de production et de diffusion artistiques et culturelles au regard des projets de territoires. Cela s’incarne, par exemple, dans les partenariats des lycées agricoles avec des FRAC ou des centres d’art au cours desquels les élèves ne sont pas seulement spectateurs, mais conçoivent eux-mêmes des expositions à partir d’une problématique. Ils s’essayent ainsi au commissariat tout en découvrant les logiques de fonctionnement d’une structure culturelle Voir, pour information, le projet DRIFT mobilisant trois FRAC de la région Nouvelle-Aquitaine et trois lycées agricoles publics : ici et là..
• L’approche culturelle des questions liées à la gestion des patrimoines naturels et plus globalement à la relation au vivant. Ici, l’éducation socioculturelle affirme la nécessité d’adopter un point de vue sensible (articulé à l’éducation artistique), mais aussi critique. L’enjeu est donc de construire une vision citoyenne des patrimoines et de la nature comme « biens communs », en s’appuyant le cas échéant sur des pratiques artistiques et/ou des artistes qui nourrissent une réflexion sur la relation au vivant.
Pour les enseignants, la pluridisciplinarité est ce qui illustre le mieux le travail conduit dans ce type de démarche de projet.
Quand le territoire est (aussi) un support pédagogique
Prenons l’exemple de PATREM Retrouvez ici la totalité du projet dans L’ADC, la lettre numérique du réseau national Animation et développement culturel de l’enseignement agricole.. (Portraits d’acteurs des territoires ruraux et maritimes), conduit par les enseignants d’ESC de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, en partenariat avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille. C’est une expérience parmi beaucoup d’autres que l’on pourrait mobiliser ici Voir notamment, dans la lettre L’ADC, la catégorie « développement durable/nature »..
Ce projet a consisté, pour de nombreux élèves de lycées agricoles de la région PACA, à réaliser des portraits d’acteurs du monde rural et maritime – principalement des professionnels en activité – en menant des entretiens de type ethnographique (filmés, photographiés et/ou enregistrés). Ce travail d’enquête, encadré par des enseignants et par le pôle Agriculture & Alimentation du Mucem, prolonge une autre démarche de sensibilisation au patrimoine conduite en collaboration avec le Centre de conservation et de ressources (CCR) du musée et – lorsque cela est possible – avec un musée de société (ou un centre d’art) proche de chaque lycée.
Les portraits élaborés par les élèves concernent tous une production agricole du territoire d’implantation de leur lycée : transhumance, pêche, viticulture, apiculture, culture du sel, etc. Ils font ensuite l’objet d’une transposition (avec la participation d’un artiste) sous divers formats : fiction, documentaire, exposition, mise en espace théâtrale, art visuel, etc.
Chaque lycée impliqué (plus de dix établissements durant quatre années) a pu ainsi nouer un lien très riche à son territoire que décrit très bien une enseignante d’ESC du lycée agricole d’Hyères (83), partie prenante du projet : « Voilà une expérience vécue dans une sorte d’école – comme on pourrait la décrire dans l’absolu – où le monde du dehors et le monde du dedans s’interpénètreraient, chacun apportant ce qu’il a de meilleur : sa curiosité, ses compétences, son histoire, ses ambitions. »
La pluridisciplinarité : un atout pour penser l’écosystème territorial
Pour les élèves, ce type d’expérience a de multiples bénéfices : l’acquisition de savoir-faire concrets (en étant formé à l’ethnologie et à la méthodologie de l’enquête de terrain) ; une sensibilisation au patrimoine à travers la découverte des collections du Mucem et celles d’autres musées de société et un regard outillé sur ce qu’est un territoire ; une familiarisation avec la recherche documentaire ; la conception d’un projet artistique original qui s’appuie sur des récits, des images, du son, des sensations ressenties lors des rencontres avec les acteurs du monde rural et maritime.
Pour les enseignants, la pluridisciplinarité est ce qui illustre le mieux le travail conduit dans ce type de démarche de projet ; le terme fait d’ailleurs partie de l’identité pédagogique de l’enseignement agricole depuis de longues années. Comme le dit l’enseignante d’ESC du lycée d’Hyères, « Chaque discipline met ses compétences au service des autres, chaque enseignant adapte sa personnalité et sa pédagogie à la nécessaire harmonisation du collectif ». Le plus souvent, l’ESC crée des passerelles avec l’histoire-géographie et la documentation. Par exemple, dans le cas du lycée d’Hyères qui avait mis la culture du sel au centre de sa proposition, l’histoire-géographie s’est penchée sur l’histoire du sel, son industrie et les dynamiques territoriales ; l’apport de l’ESC résidait dans la constitution de « carnets d’ethnographie », les techniques graphiques et d’entretiens, et fournissait plus largement des éléments sur le développement local et les dynamiques de territoires. Les compétences en matière de documentation étaient centrées sur des recherches dans le fonds documentaire du Mucem afin d’aider les élèves à identifier les objets ou photographies qu’ils pourraient utiliser pour étayer leur travail (à quoi il faut ajouter les relations avec la médiathèque pour le prêt de photos d’archives).
Reconduit durant quatre années, ce projet est venu enrichir la documentation et les collections du Mucem, ainsi que celles des musées partenaires, contribuant en cela à la collecte et au développement du patrimoine immatériel. De même a-t-il permis de valoriser le fonds des collections agricoles des musées de société impliqués (archives photographiques, audiovisuelles et sonores, ouvrages et périodiques).
La présentation rapide de cet exemple permet de saisir l’une des manières dont l’enseignement agricole travaille sa relation au territoire, le dispositif pluridisciplinaire mis en place pour l’appréhender de manière systémique, l’accompagnement pédagogique des jeunes et la place qui leur est faite – sachant qu’ils seront, pour certains, les futurs acteurs de ces territoires.
Alors que nous assistons à une recomposition de nos sociétés, très largement inspirée de notre relation au vivant et au climat, il est crucial de donner à la jeunesse les moyens de décrypter, d’analyser et de se situer dans des logiques de territoire de plus en plus complexes. L’éducation socioculturelle l’a fait tout au long de son histoire avec des méthodes et des outils souvent innovants et des valeurs éducatives d’émancipation, de solidarité et de coopération.
Pour en savoir plus sur l’ESC, ses champs éducatifs, ses enjeux pédagogiques, ses partenaires :
• Le site de l’éducation socioculturelle
• L’ADC, la lettre électronique du réseau Animation et développement culturel
• La revue Champs culturels
• L’ouvrage de J.-P. Menu, ancien inspecteur de l’enseignement agricole chargé de l’Éducation socioculturelle, Au fil de l’éducation socioculturelle dans l’enseignement agricole 1971-2008. Mémoire et questions vives, Paris, L’Harmattan, 2014.