
Les phénomènes d’externalisation dans les services publics de la culture sont-ils une tendance de fond ? Quelles formes (procédurales, juridiques ou contractuelles) prennent-elles ?
Thomas Hélie : Tout dépend de la définition que l’on retient de la notion d’externalisation, des formes juridiques qu’elle revêt et des domaines de politiques culturelles que l’on observe. Si l’externalisation est entendue, de manière assez générale, comme le fait de confier la gestion d’un service public culturel à un acteur privé, le phénomène n’a rien de véritablement nouveau, notamment en raison du rôle historique joué par les associations dans les politiques culturelles. La question pourrait être resserrée sur l’éventuelle montée en charge, dans la période contemporaine, d’acteurs privés à but lucratif dans la gestion externalisée des services publics culturels mais, là encore, le phénomène n’a rien d’exceptionnel, notamment si l’on se réfère au secteur des industries culturelles : la gestion des zéniths sous forme de délégation de service public en constitue une illustration dans le domaine de l’industrie musicale. Cette piste de recherche demeure toutefois intéressante si l’on prend pour objet la manière dont ces prestataires et délégataires opèrent, selon des modes de gestion divers – délégation de service public, contrats de partenariat, marchés de prestation… – dans des secteurs dans lesquels ils n’intervenaient pas (ou peu) précédemment. La mise en place de délégations de service public (DSP) de ce type dans le champ théâtral – cas du Blanc-Mesnil et de Longjumeau, en région parisienne, des théâtres municipaux de Saint-Malo, etc. –, soulève sur ce plan des questions importantes quant à la nature de l’offre culturelle proposée, aux modalités de sa tarification, aux représentations du public qu’elle charrie, etc. Il en va de même pour le recours aux partenariats public-privé dans la construction des équipements culturels, comme l’illustrent les cas du Centre de conservation et de ressources du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille, ou du musée Camille-Claudel à Nogent-sur-Seine. Ces exemples sont intéressants mais relativement épars, contrairement au développement récent, et beaucoup plus substantiel, des marchés de prestation dans les politiques patrimoniales (musées, monuments historiques…), singulièrement dans le champ de la médiation culturelle.
Ce regard sectoriel sur l’externalisation culturelle n’épuise pas le sujet, car cette dernière peut également se déployer de manière transversale au sein des institutions, comme le montre la sous-traitance des fonctions d’accueil et de surveillance. Par ailleurs, l’approche comparative est importante pour documenter les logiques internationales d’émergence, d’influence et de circulation de l’externalisation culturelle : le cas du Royaume-Uni est de ce point de vue intéressant, en raison de la précocité de l’externalisation culturelle et de certains risques identifiés, par exemple dans le cas du partenariat public-privé mis en place dans les années 1990 pour le site du Musée royal des armes et des armures de Leeds ; il en va de même pour l’Espagne dans le domaine de la médiation culturelle, qui a fait émerger des opérateurs internationaux intervenant aujourd’hui sur les marchés français des prestations culturelles.
Les marchés de la médiation culturelle ont pour leur part fait émerger un véritable kaléidoscope de prestataires privés.
Qu’est-ce qui les motive ?
T. H. : Les raisons du recours à l’externalisation, au sens défini plus haut, sont diverses et doivent donc être systématiquement contextualisées. L’externalisation peut d’abord consister, pour une institution, à rechercher une compétence dont elle ne dispose pas en interne. C’est le cas, par exemple, du maire d’une petite commune souhaitant développer une activité cinématographique et qui, parce qu’il ne dispose pas de ressources humaines ou techniques, opte pour une délégation de service public. Il faut cependant relever que les formes contemporaines de l’externalisation culturelle ne comportent plus nécessairement cette dimension de choix comme l’illustre, à l’échelle nationale, la gestion des établissements publics culturels. Soumises à des contraintes gestionnaires renforcées depuis la promulgation de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001, tout particulièrement en termes de plafonds d’emploi et de masse salariale, ces institutions n’ont souvent d’autre choix, lors de leur création ou de leur réouverture, que celui de l’externalisation : les exemples du Centre Pompidou-Metz, du Mucem à Marseille ou encore du musée Picasso à Paris en témoignent T. Hélie, « Des États dans l’État culturel ? », dans V. Dubois et al., Le Politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Éditions du Croquant, 2017 ; M. Mauchaussée, Fr. Poulard, « Les établissements publics administratifs et la transformation des politiques de gestion de l’emploi », Travail et Emploi, 2024..
Quel est le périmètre des activités « externalisables » dans la culture ? Est-il toujours plus extensible ?
T.H. : Cette question fondamentale renvoie aux modalités, éminemment politiques, de définition du « cœur de métier » du service public, notion sur laquelle s’est penché le juriste Léo Vanier L. Vanier, « De quoi l’externalisation permet-elle de faire l’économie ? », Revue française de finances publiques, no 152, novembre 2020.. Ces jeux de construction et de frontières apparaissent très différents selon les institutions. En travaillant sur le cas du Centre Pompidou-Metz, à la fin des années 2010, j’avais été par exemple étonné de l’ampleur du périmètre d’externalisation retenu, qui s’étendait des fonctions d’accueil et de surveillance aux métiers culturels (médiateur, guide-conférencier), en passant par la sous-traitance, très rare, de la régie de recettes de l’institution. Or, dans le même temps, une configuration différente était choisie pour l’« antenne » d’un autre grand musée national, le Louvre-Lens, qui conservait, en interne, la médiation culturelle et la régie de recettes, tout en externalisant la fonction d’accueil. La manière de définir le périmètre de « l’externalisable » apparaît donc extrêmement variable, tant à l’échelle nationale que territoriale, et peut brouiller les objectifs transversaux portés par la tutelle ministérielle.
Qui sont les opérateurs de ces services culturels externalisés ? Ces marchés ont-ils renforcé ou fait émerger de nouveaux acteurs ? De quels types ?
T. H. : Les opérateurs des services culturels externalisés sont très divers et disposent, quelquefois, d’une expérience relativement ancienne dans les secteurs dans lesquels ils interviennent. C’est le cas par exemple de sociétés comme Culturespaces et Kléber Rossillon dans les domaines patrimonial et touristique, ou des sociétés GL events et Colling & Cie dans l’industrie musicale. D’autres opérateurs, comme la société Véo dans le domaine du cinéma, ont créé des offres nouvelles entre les salles d’art et essai et les grands multiplexes, et candidatent sur cette base auprès de communes pour l’obtention de délégations de service public. Les marchés de la médiation culturelle ont pour leur part fait émerger un véritable kaléidoscope de prestataires privés qui, comme nous l’observons actuellement dans le cadre d’une enquête collective sur la profession de guide-conférencier M. Demonteil, T. Hélie, A. Lemieux, M. Mauchaussée, Fr. Poulard, L. Uzlyte, Les guides-conférenciers : (dé)régulations professionnelles, activité et trajectoires, rapport pour le ministère de la Culture et la Communication, décembre 2024., disposent d’un degré de spécialisation très variable : de l’agence proposant des visites expertes en histoire de l’art aux grands groupes économiques relevant du secteur de l’hôtessariat d’accueil, il existe des différences considérables.
Quelles difficultés ces externalisations peuvent-elles générer dans la conduite de l’action publique culturelle ?
T. H. : La difficulté principale, dans le cas des délégations de service public, tient à la nécessité, pour le délégant et le délégataire, de trouver un point d’équilibre entre les objectifs culturels et économiques, d’où l’enjeu majeur que constituent la définition de la commande publique et la rédaction du cahier des charges. Dans le cas précité de la mise en place d’une DSP cinématographique dans une petite ville de banlieue, les objectifs d’une offre culturelle diversifiée et à faible coût pour les habitants ont pu être obtenus du fait des ressources technologiques (numérisation) et culturelles (réseau de distribution) dont disposait le délégataire, et de la possibilité de mutualiser la gestion du personnel sur plusieurs sites. Mais cet équilibre est parfois introuvable, comme nous l’avons rappelé avec Jean-Michel Tobelem dans un texte consacré à la Cité internationale de la gastronomie lyonnaise J.-M. Tobelem, T. Hélie, « Confier des lieux culturels à des acteurs privés : une fausse bonne idée ? », The Conversation, 23 septembre 2020., projet dans le cadre duquel les attentes en matière de rentabilité économique ont primé sur la définition du contenu culturel et des objectifs de service public.
Dans le cas des marchés de prestation, les difficultés peuvent également tenir au degré de qualification variable des prestataires sur les marchés dans lesquels ils opèrent, ce que montre le cas de la médiation culturelle. L’externalisation présente alors le risque d’une dégradation de la qualité du service fourni, obligeant parfois les institutions donneuses d’ordre, de manière paradoxale, à « former les prestataires ». Cette déqualification de l’offre culturelle amène à s’interroger, comme dans d’autres secteurs d’action publique, sur les risques de déperdition progressive de compétences accumulées au sein des services publics, et de dilution de viviers et filières de professions culturelles et de métiers d’art. Les partenariats public-privé soulèvent une même interrogation en matière d’ingénierie culturelle, laquelle est souvent issue de l’expérience de nombreuses opérations de maîtrise d’ouvrage publique réalisées en interne, comme le montre en France le cas des grands travaux culturels présidentiels.
De ce point de vue, les processus de ré-internalisation sont intéressants à étudier car ils font apparaître les limites que présentent certaines formes d’externalisation culturelle, comme l’illustrent la reprise de gestion par le Centre des monuments nationaux de la villa Kérylos, à Beaulieu-sur-Mer, ou la réintégration de la régie de recettes au Centre Pompidou-Metz.
La difficulté principale, dans le cas des délégations de service public, tient à la nécessité, pour le délégant et le délégataire, de trouver un point d’équilibre entre les objectifs culturels et économiques.
L’externalisation réduit-elle les coûts de gestion des services ?
T. H. : Pour répondre précisément à cette question, il faudrait disposer d’enquêtes statistiques sur l’externalisation culturelle, à l’image de celles réalisées sur les agents d’entretien par les économistes François-Xavier Devetter et Julie Valentin Fr.-X. Devetter, J. Valentin, « Externaliser les services d’entretien des collèges : une économie pour les finances publiques ? », Revue française d’administration publique, no 172, 2019.. Il est également nécessaire de clarifier ce que l’on entend par « coûts » : dans le cas des partenariats public-privé, par exemple, il est admis que si le coût d’investissement initial est limité, il est compensé par un coût à long terme souvent très substantiel pour les collectivités publiques. L’allègement du « coût de gestion » est également un argument fréquemment avancé en matière de management des ressources humaines, mais l’on peut aussi s’interroger, comme évoqué plus haut, sur le coût des compétences perdues par l’institution, ou, de manière plus générale, sur les difficultés nouvelles que crée, du point de vue organisationnel, l’allongement des chaînes d’interdépendance provoqué par l’externalisation.
Quelles conséquences ces externalisations ont-elles sur les conditions d’emploi et de travail des professions concernées ?
T. H. : Ces conditions varient nécessairement selon le secteur culturel concerné, la manière dont les cahiers des charges sont rédigés par les délégants et institutions donneuses d’ordre, ou encore, selon le type de prestataires retenu. Dans le cas de la sous-traitance des métiers de la médiation culturelle, que je connais le mieux, les entretiens menés auprès du personnel externalisé font émerger deux grands constats. Le premier renvoie aux effets de la rupture entre la structure interne et les prestataires, que l’on pourrait qualifier de logique de « désolidarisation institutionnelle ». En d’autres termes, l’absence de sentiment d’appartenance aux institutions, souvent prestigieuses, dans lesquelles ils travaillent, constitue l’un des principaux griefs des personnels externalisés, tout comme le manque d’interactions, dans la pratique professionnelle, avec les départements chargés des publics, les conservateurs et commissaires d’exposition, etc. Ces critiques peuvent être redoublées lorsque les prestataires ne disposent pas d’une véritable spécialisation sur les marchés auxquels ils répondent, ce qui est généralement proportionnel à la taille de ces opérateurs. Lorsque le personnel d’encadrement de ces opérateurs généralistes n’est de surcroît pas spécialiste des questions culturelles, le sentiment de distance à l’institution ne peut que s’accroître.
Le second constat porte sur les difficultés sociales rencontrées par les personnels externalisés. Sur ce point, il convient de ne pas opposer de manière caricaturale les conditions de travail en interne et en externe, et de ne pas négliger la diversité des contrats proposés par les prestataires. Lorsque ces derniers sont de taille importante, cependant, le désajustement provient fréquemment de conventions collectives éloignées des activités culturelles exercées, situation que l’on retrouve en France (avec la convention collective nationale des espaces de loisirs, d’attractions et culturels, par exemple), mais également en Espagne, comme l’ont montré les associations espagnoles du secteur de la médiation culturelle Foto Fija : Sobre la situación de la mediación cultural en el Estado español, 2018-2019, Pedagogías invisibles/Fundación Daniel y Nina Carasso, 2018.. Le paradoxe tient ici à l’élévation concomitante du niveau des formations dans ce secteur d’activité. Les mouvements sociaux qui sont apparus au cours des années 2010 dans les institutions recourant à l’externalisation culturelle attestent de ces difficultés, mais le renouvellement fréquent des marchés de prestation ne permet pas toujours, en dépit de la clause de reprise du personnel, de transposer d’un prestataire à l’autre les éventuels progrès sociaux (comme la majoration horaire du travail le dimanche) obtenus lors de ces mobilisations.