Dessin de presse de Baptiste Fuchs sur le thème Jeux olympiques et culture.

La tenue des Jeux olympiques à Paris, dont la vocation principalement sportive fait parfois oublier qu’il s’agit aussi d’un événement culturel, a connu un épisode préoccupant au cours de l’hiver 2022. Le ministère de l’Intérieur, dans ses déclarations d’octobre 2022 au Sénat, a indiqué que les festivals impliquant le recours aux forces de l’ordre durant l’été 2024, devraient être reportés. Le tollé provoqué par des propos qui n’étaient liés à aucune concertation préalable avec les milieux culturels ou leur ministère est d’autant plus compréhensible qu’il témoigne d’une double contrainte sécuritaire. En effet, depuis la circulaire Collomb du 15 mai 2018  La circulaire Gérard Collomb, datant du 15 mai 2018, impose aux festivals d’être responsables des frais de mobilisation des agents de sécurité, soit les policiers et les gendarmes, NDLR. , les exigences et le coût des règles de sécurité supportées par les événements ont crû de façon aussi considérable que désordonnée. Le recours tarifé aux forces de l’ordre est devenu l’une des contraintes budgétaires des festivals, à côté de celles touchant aux questions sanitaires, techniques et – naturellement – artistiques. D’un côté donc, le ministère fait monter le niveau du recours aux forces de l’ordre. De l’autre, il s’avoue dans l’incapacité d’en assurer la mise en œuvre.

Des paroles suivies d’effets ?

Après ces déclarations d’un « emporte-pièce » sans doute calculé, une intense phase de négociations s’est déroulée, mettant notamment aux prises les ministres de l’Intérieur et de la Culture, sous le regard des nombreux protagonistes du milieu festivalier, de leurs responsables aux élus, en passant par les artistes et bénévoles. Les événements estivaux, initialement menacés d’interdiction, ne seront plus concernés par celle-ci que du 18 juillet au 11 août. Ceux qui mordaient sur cet intervalle (Avignon par exemple) sont invités à anticiper leurs dates, ce qui ne va pas sans difficulté, notamment s’agissant de l’occupation d’espaces d’ordinaire investis en période scolaire. Quant au destin des grands événements prévus dans cette période, et en particulier ceux qui impliquent le déploiement de force de sécurité (comme le Lollapalooza), l’incertitude demeure : report, annulation, maintien en raison de leur modeste affluence ? L’idée de confier aux préfets l’appréciation de la décision ultime n’est pas faite pour rassurer, compte tenu de leurs attitudes extrêmement variables à l’égard des festivals sur les enjeux de sécurité (la mise en œuvre de la circulaire Collomb) et de maintien pendant l’épidémie de Covid.

En tout état de cause, cette déclaration, dans sa forme comme au fond, représente un fait nouveau et fort inquiétant pour la culture et la place qu’elle occupe désormais dans l’agenda gouvernemental. Subordonner la vie culturelle à un état sanitaire inédit et dramatique n’était déjà pas correctement fondé. Mais conditionner la tenue d’événements populaires à celle de quinze jours de compétition sportive, quoique mondiale et de grande portée symbolique, démontre à la fois une méconnaissance et une déconsidération de la place de la culture dans la société française.

Après avoir enduré deux années de menace vitale sur leur existence, les festivals, et pas seulement les plus grands événements musicaux, ont énormément investi pour que leurs éditions 2022 marquent le retour de la liesse – de ces temps culturels et sociaux dont nos sociétés moroses ont plus que besoin. Nous savons aujourd’hui que le résultat est pour le moins contrasté, comme en témoigne le Centre national de la musique. Certes, les vingt plus importants d’entre eux ont connu le retour des publics et ont même parfois dépassé les affluences de 2019. Mais le renchérissement des coûts artistiques, sanitaires, sécuritaires et techniques ainsi que la pénurie partielle qui a touché le secteur des ressources humaines, avec une croissance du recours à des prestataires extérieurs, font que ces bons chiffres d’entrées n’ont pas empêché ces mêmes grands événements de subir des pertes, ou de si maigres excédents qu’ils demeurent dans un état préoccupant de survie. Que dire alors de ceux immédiatement moins importants, pour lesquels les mêmes indicateurs sont proches, parfois, de l’effondrement ? Certes, et cela doit interroger le ministère, les reflux d’audience en 2022 sont moins lourds pour les festivals que pour le cinéma ou le théâtre. Mais tout de même ! On peut se demander quel signal le ministre de l’Intérieur entendait adresser à ces projets, le plus souvent non lucratifs, collectifs et fortement identifiés à des territoires, en leur promettant un nouveau confinement pour cause sportive ? Rappelons que le ministre de l’Intérieur est aussi, à plusieurs égards, celui des Territoires. Tout se passe comme s’il l’avait oublié.

On peut se demander quel signal le ministre de l’Intérieur entendait adresser à ces projets en leur promettant un nouveau confinement pour cause sportive ?

Le risque d’un effet boomerang

En outre, prévoir la mise en œuvre du régime spécial des festivals en 2024 par les préfets, impliquant un déplacement de certaines dates, c’est méconnaître la dynamique sociale et économique de ces événements. Les dates de programmation d’un festival ne sont que la partie émergée d’un processus qui se déploie – et fait société – tout au long de l’année, ou peu s’en faut. Imaginer l’ensemble de ce processus suspendu, pendant des mois, à la décision d’un préfet, c’est ignorer cette réalité partagée et l’extrême sensibilité des événements aux enjeux de date et d’anticipation budgétaire.

Contrairement à ce qu’imaginait le ministre de l’Intérieur, les événements estivaux ne peuvent envisager un report de programmation sans de lourdes menaces, parce qu’ils sont précisément très associés à un lieu et à un moment. Si on prend l’exemple des Eurockéennes de Belfort, chacun sait à quel point ce premier week-end de juillet est attendu (par les organisateurs, mais surtout par les publics) comme « leur » moment. L’identification d’un événement à un territoire n’est pas un artifice. Elle est d’abord le produit d’un enracinement d’équipes techniques, de bénévoles, de publics à l’avènement ritualisé de leur festival. Elle est ensuite à l’origine de retombées économiques, sociales, symboliques qui expliquent la dynamique festivalière si particulière que l’on connaît en France.

En outre, le groupe de festivals à reporter, dans le flou des déclarations gouvernementales, n’est absolument pas clair. S’agit-il uniquement des gros événements précisément situés autour de Paris et dans la période olympique ? Sans doute pas seulement. S’agit-il d’événements mobilisant – encore une fois du fait même des réquisitions du ministère de l’Intérieur – d’importantes forces de l’ordre ? Mais à partir de combien de policiers ces forces deviennent-elles importantes ? La réponse peut varier considérablement. Et qui est chargé de compléter la liste ? Les préfets. Sur ce point, nous avons l’expérience des pratiques préfectorales en matière de sécurisation d’événements et de mise en œuvre de la circulaire Collomb. On sait que cette expérience a été celle d’une inégalité de traitement flagrante entre ceux bénéficiant d’une exonération presque complète de tels coûts et ceux voyant les prétentions préfectorales multipliées par deux ou trois d’une année à l’autre. Au fond, le risque était – et reste – que se produise un arbitraire préfectoral généralisé qui pourrait se retourner directement contre… le ministère de l’Intérieur lui-même, dont on sait qu’il n’a pas très bonne presse en France, par rapport à d’autres pays. Quant à ces grosses machines, dont le sort en 2024 reste incertain, rappelons qu’elles sont pour la plupart d’économie mixte, avec un statut le plus souvent associatif, un niveau de rentabilité assez faible pour leurs opérateurs privés, et une santé financière très incertaine depuis trois ans. Surtout, du point de vue civique, elles engendrent tout un univers de pratiques culturelles après lesquelles le gouvernement court depuis Malraux. Certes les festivals ne sont pas la démocratie réalisée, leur fréquentation obéit tout de même à une sélectivité sociale laissant les moins favorisés à la porte des événements, en dépit des stratégies et discours des responsables de festivals. Mais par leur dynamique sociale et territoriale, ils sont plutôt de bons élèves de la démocratisation. N’y voir que des « usines à cash », délocalisables à merci, c’est faire preuve d’une grave méconnaissance publique.