Les Ateliers du Vent, Rennes, Photo © Alice-Anne Jeandel
Les Ateliers du Vent, Rennes, Photo © Alice-Anne Jeandel

Soucieux de leurs territoires d’implantation, quelque 160 représentants d’espaces, de démarches et de réseaux de création artistique ont décidé de constituer, en 2014 Le premier forum national des lieux intermédiaires (regroupant lieux, réseaux, syndicats et fédérations) s’est déroulé au Collectif 12 de Mantes-la-Jolie les 28 et 29 janvier 2014., une Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants (CNLII). Le qualificatif d’« intermédiaires » est apparu dès le premier colloque international consacré aux friches culturelles et autres espaces expérimentaux de créativité artistique et sociale, en février 2002, à la Friche la Belle de Mai de Marseille F. Lextrait et Fr. Kahn, Nouveaux territoires de l’art, Paris, Sujet/Objet éditions, 2005. . Celui d’« indépendants » est directement emprunté aux compagnies de spectacle vivant (gérant ou non un lieu propre) dont les directions disposent d’une autonomie de décision, entre autres, vis-à-vis des pouvoirs publics. Dans une charte adoptée en 2015 Charte de la Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants du 14 janvier 2015 : https ://cnlii.org/qui-sommes-nous/charte/charte/, NDR. , ces initiatives se présentent plus particulièrement comme des « lieux d’art et de culture collaboratifs et expérimentaux », « préoccupés par les enjeux politiques de la fabrique du sensible », « force d’alternative aux modèles dominants de pensée ». Ils se veulent aussi « projets issus de la société civile où s’élaborent, entre chose publique et privée, des biens communs, où s’expérimente une démocratie culturelle en acte ». Ils contribuent « à décentraliser le rapport aux territoires » et collaborent « avec les populations pour réinventer l’espace public », ou encore sont « engagés dans l’invention de formes plus solidaires et plus justes d’habiter, d’échanger, de consommer, de travailler ». Projets aux moyens le plus souvent modestes, la précarité économique de ces lieux est fréquente, malgré la diversité des partenariats qu’ils s’attachent à développer avec des acteurs, privés ou publics, situés dans leur territoire d’ancrage ou dans d’autres plus lointains.

L’arrivée des tiers-lieux a-t-elle changé la donne ?

Revendiquant une éthique de la diversité et voulant déployer des démarches soucieuses de coopération, d’utilité sociale et de dynamisation de leurs territoires, ces véritables espaces-projets artistiques Ph. Henry, « Les espaces-projets artistiques. Une utopie concrète pour un avenir encore en friche », Théâtre/Public, no 163, 2002, p. 60-71 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02048338 ; Ph. Henry, « Les friches culturelles d’hier à aujourd’hui : entre fabriques d’art et démarches artistiques partagées », 2013, dans F. Lucchini (dir.), La Mise en culture des friches industrielles, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2016, p. 25-44 : https://bit.ly/3XOzbAq. se sont trouvés confrontés à la montée en puissance, ces dix dernières années, du thème passablement flexible des tiers-lieux A. Gonon, « Les “nouveaux territoires de l’art” ont-ils muté ? », Nectart, no 4, 2017, p. 107-119. . Le deuxième rapport de France Tiers-Lieux France Tiers-Lieux, Nos territoires en action, Paris, 2021. considère d’ailleurs la CNLII comme réseau national de référence pour le domaine artistique et culturel. Mais les lieux intermédiaires – pour employer la formule ramassée désormais souvent utilisée – correspondent-ils en tout point à la doxa qui s’élabore à propos des tiers-lieux ? Le rapport consacré à ces derniers en est l’illustration quand il souligne combien ces projets « se construisent par l’engagement d’une communauté et son action collective ancrée dans le territoire, […] se développent grâce à la mixité et à l’hybridation des activités […], portent en eux une exigence de décloisonnement et donnent une dimension collective à l’action publique ». Certains tiers-lieux de grande ampleur vont même plus loin dans leur ambition, à l’instar de l’un d’entre eux dont les initiateurs se disent « créateurs d’espaces collectifs favorisant la mixité d’usages et d’usagers, l’innovation organisationnelle et l’accompagnement de projets d’entrepreneurs ou d’associations […], désireux d’un travail collaboratif fort de sens pour tous », ceci pouvant constituer « un terreau pour un travail de fond sur les transitions sociétales d’aujourd’hui Présentation en ligne du projet des ateliers Jean Moulin situés à Plouhinec : https://www.lesateliersjeanmoulin.bzh/projet, NDR.  ». Sur un autre plan, la nécessité se fait de plus en plus pressante pour les pouvoirs publics d’avoir à construire ou soutenir des synergies entre acteurs sous la forme, entre autres, de projets culturels de territoire E. Négrier et Ph. Teillet, Les Projets culturels de territoire, Grenoble, PUG / UGA Éditions, 2019. . Quel rôle les lieux intermédiaires peuvent-ils alors jouer dans de telles dynamiques de coopération à chaque fois singulièrement situées ?

Pour commencer à répondre à ce double questionnement, nous avons exploré la manière dont les lieux intermédiaires signataires de la charte se racontent sur leurs sites internet Ph. Henry, Les Lieux culturels intermédiaires : une identité collective spécifique ?, rapport de recherche, auto-édition en accès libre, 2022 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03685452. . Plus particulièrement, nous nous sommes demandé si l’on pouvait mettre au jour des traits relativement récurrents qui caractériseraient ces lieux et les spécifieraient vis-à-vis des démarches privilégiant une pluralité d’usages et d’usagers ou encore de coopérations entre acteurs, tels que l’envisagent aussi bien les tiers-lieux que les projets culturels de territoire Deux autres travaux consacrés aux lieux intermédiaires aident également à préciser certains de leurs traits spécifiques. Cf. C. Offroy, Le lieu intermédiaire, Paris, Fiche-repères Opale/CRDLA Culture, 2019 : https://www.opale.asso.fr/article706.html ; A. Besenval et C. Offroy, Recherche-action. L’accompagnement artistique. La relation aux territoires, note de synthèse, Rennes/Paris, Hybrides/Opale, juillet 2022 : https://bit.ly/3Y5COlw. À signaler également la publication, courant 2023, aux éditions Sens & Tonka, d’un Abécédaire portant sur ces démarches (ouvrage collectif coordonné par F. Lextrait et M.-P. Bouchaudy). .

Une forte polarisation sur des pratiques artistiques artisanales

La morphologie du corpus étudié des 176 lieux disposant, en octobre 2021, d’un site internet accessible indique déjà de nettes particularités. En qualité d’initiateurs des lieux, des artistes sont présents dans 73 % des cas (et de manière exclusive dans 48 %). Apparaissent ensuite des professionnels de la culture (29 % des cas) et d’autres personnes physiques (14 %). La faible présence d’organisations civiles (11 %) ou publiques (10 %) souligne combien ces démarches sont en premier lieu portées par des individualités très fortement impliquées dans des projets où la question artistique est centrale. Une dimension collective n’en est pas moins présente, 95 % des lieux relevant d’un statut d’association ou de coopérative, pour des conseils d’administration de quatre personnes ou plus dans 67 % des cas. Les lieux, dont le fonctionnement permanent est assuré par des équipes de six à neuf personnes, sont d’ailleurs surreprésentés avec 22 % des cas contre 10 % dans l’enquête nationale sur les associations culturelles employeuses C. Offroy et Pr. Martin, Les associations culturelles employeuses en France (données 2018), Paris, Opale, 2020 :  https://bit.ly/3wEVpJn. .

Concernant les domaines d’activité, le spectacle vivant (sous ses différentes formes) est un pôle majeur dans 71 % des lieux et mineur dans 9 % d’autres cas. Toujours en référence à l’enquête nationale, on peut noter une présence particulièrement forte des arts forains et de la rue ou de la danse, des arts de la marionnette dans une moindre mesure, alors que la musique est au contraire nettement moins mentionnée. Le second domaine qui apparaît est celui des arts plastiques, présent dans 45 % des lieux – et dans 31 % comme pôle majeur d’activité –, en recouvrant là encore une diversité de pratiques. D’autres arts – notamment l’audiovisuel ou le cinéma – sont pratiqués dans 27 % des cas, mais rarement en tant qu’activité majeure. Autant dire que les lieux intermédiaires renvoient d’abord à une pluralité de disciplines artistiques de nature artisanale où le contact direct, avec les matières de travail ou entre praticiens et usagers, est fortement privilégié. Des activités à caractère plus strictement social et culturel (accueil social, écologie et jardinage, numérique, soins et bien-être corporels, etc.) apparaissent aussi précisément dans 29 % des cas, mais avec seulement 4 % des lieux qui en font leur dominante et où les pratiques artistiques ne sont qu’une composante du projet.

Outre ce dernier cas de figure, 27 % des lieux développent une activité majeure dans plusieurs domaines artistiques (« pluriarticité »), 34 % dans plusieurs disciplines mais d’un seul des deux principaux domaines signalés (pluridisciplinarité), tandis que 35 % sont surtout centrés sur une discipline principale qui peut d’ailleurs elle-même convoquer des matériaux divers – comme pour les arts théâtraux, de la rue ou des marionnettes. En cela, les lieux intermédiaires relèvent bien plus d’un caractère composite que d’une volonté à toute épreuve d’hybridation telle qu’énoncée dans la doxa actuelle concernant les tiers-lieux.

Des projets singuliers porteurs de traits communs

Une approche qualitative de trente-cinq cas, pour lesquels les sites détaillent plus précisément leurs projets, fait apparaître une série de traits en résonance réciproque qui forment comme un récit générique, pourtant décliné par chaque lieu de manière singulière.

Il est constamment question d’un soutien déterminé à la création artistique et aux artistes, qui tient également le plus grand compte des populations et du contexte de proximité. Les lieux se présentent alors surtout comme espaces de travail artistique, où la notion d’expérimentation est largement mise en exergue. Cela conduit à des modes d’organisation par projets successifs comportant toujours une part d’indétermination et d’incertitude. On retrouve ici un autre aspect du caractère pluriel et composite de ces lieux, dont le fondement politique renverrait plutôt à une esthétique de la rencontre entre personnes individuées et matériaux divers B. Morizot et E. Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018. .

Si l’on se trouve face à des projets qui se réclament de valeurs humanistes et soucieuses des enjeux de transition de notre société, l’accent est ici mis avant tout sur des relations d’entraide et de compagnonnage (entre autres de pair-à-pair et par le biais de nombreux accueils d’artistes en résidence) ; sur le travail de médiation et de construction de partenariats ou de mise en réseau entre acteurs (tant de proximité que situés dans des territoires plus lointains) ; sur des temps forts de transmission et de convivialité ; et enfin sur des projets participatifs avec des personnes ou acteurs n’appartenant pas professionnellement aux mondes de l’art et de la culture.

L’attrait pour une gestion à caractère collégial est aussi très présent, 38 % de l’ensemble des lieux étudiés revendiquant explicitement une gouvernance collective.

Une fragile position d’originalité socio-artistique

On le voit, les lieux intermédiaires entendent clairement participer au développement de leur territoire, mais d’abord à partir de ce qu’ils savent le mieux faire, à savoir le déploiement de pratiques à triple composante artistique, relationnelle et sociale. Ils agissent en ce sens avec des moyens économiques et humains qui restent très limités, tant les résultats de leur action dans la durée et en faveur de leurs divers acteurs ou usagers sont souvent peu visibles ou objectivement mesurables.

L’accent est ici mis avant tout sur des relations d’entraide et de compagnonnage (entre autres de pair-à-pair et par le biais de nombreux accueils d’artistes en résidence).

De ce point de vue, ces lieux rejoignent à leur manière d’autres secteurs ou métiers dans lesquels prime le soin (à soi-même ou à l’autre), et dont la reconnaissance publique est loin d’être au niveau de leur apport qualitatif à la société. Ils sont aussi pragmatiquement partie prenante du mouvement contemporain de reconfiguration des communs Fr. Brancaccio, A. Giuliani et C. Vercellone, Le Commun comme mode de production, Paris, Éditions de l’éclat, 2021. , mais une fois encore à leur échelle et au travers de démarches où il s’agit de porter la gestion d’une entité collective, dans laquelle la singularité de chacun est à tout instant considérée Ph. Henry, Les Groupements culturels collectifs, Grenoble, PUG, 2023. .

Par ces traits, les lieux intermédiaires correspondent bien, pour partie, à ceux généralement convenus à propos des tiers-lieux. Leur dimension d’expérimentation sociale est ainsi attestée, mais à partir de pratiques notamment artistiques où ne prévaut pas la notion d’innovation (plus ou moins) radicale. L’originalité ou la singularité socio-artistique à l’œuvre dans ces lieux ne doit en effet pas être confondue avec la capacité à produire des processus facilement adaptables ou transposables à d’autres contextes, ce qui est une des caractéristiques majeures de l’innovation. L’ouverture à l’autre et la convivialité, la coopération dans la libre contribution de chacun font aussi partie des valeurs revendiquées par ces lieux, mais avec une attention forte à leur concrétisation relative au regard de l’engagement et des responsabilités qu’implique la participation à une dynamique socio-artistique. En revanche, le thème de l’innovation permanente par hybridation d’activités et de modalités propres à plusieurs champs d’activité coïncide peu avec ce que les lieux annoncent ou réalisent. Leurs capacités à faire naître quelque chose d’original, à partir d’un travail de composition entre matériaux et réalités divers, en font plutôt – comme nous l’avons déjà dit – des espaces d’action composites.

De même, le sujet de l’entrepreneuriat innovant de territoire n’a de réelle pertinence que dans la mesure où il est compris comme un apport singulier des lieux, aussi bien en matière de contenu proposé – dans lequel les dimensions du sensible, de l’émotionnel et de l’imaginaire sont premières – que de mode d’organisation où prévalent les dimensions relationnelle et coopérative. De ce point de vue, ces projets portent un véritable potentiel de rayonnement sur leur territoire – et souvent au-delà. Mais sauf exception – notamment en milieu rural –, ils restent dans les faits hors de capacité à organiser par eux-mêmes une mise en synergie d’une pluralité d’acteurs autour d’un projet culturel de territoire, dont la conception, la mise en place, la gestion, l’évaluation et les moyens à consacrer nécessitent pratiquement toujours l’implication forte et le pilotage d’une collectivité publique. Au mieux, les lieux intermédiaires peuvent alors établir un partenariat public-commun (PPC), articulant sur une durée pluriannuelle leurs initiatives civiles et des préoccupations publiques d’intérêt général.

Sur un plan plus politique, la volonté des lieux intermédiaires de participer à la transformation sociale se lit aussi concrètement dans leur attachement à une économie à but non lucratif, qui donne toute sa place à la maîtrise d’usage, à la gestion commune ou encore à la propriété collective. En cela et comme d’autres Collectif, Tiers-lieux à but non lucratif, RELIER/Réseau des CREFAD, 2022 : http ://fichiers.reseau-relier.org/public.php?service=files&t=b03413b55acc5d54265b6176308e886f. , ils se démarquent d’une conception de tiers-lieux essentiellement polarisés sur l’entrepreneuriat à vocation marchande ou sur la valorisation économique de l’innovation technologique.

Au bout du compte, ces différentes mises en perspective nous conduisent à proposer le terme d’« espaces de projets socio-artistiques en territoire » pour qualifier l’originalité collective irréductible des lieux intermédiaires et indépendants. Non qu’il s’agisse de complexifier une terminologie déjà riche à leur sujet depuis les années 1990, mais pour envisager une désignation analytique qui les spécifie, dans le contexte des bouleversements actuels, et au vu des luttes d’influence ou de reconnaissance que ces derniers induisent y compris pour les lieux intermédiaires.

• Pour aller plus loin, consulter l’étude de Philippe Henry : Les Lieux culturels intermédiaires : une identité collective spécifique ?