
En novembre 2024, le Théâtre de l’Élysée (Lyon, 7e) accueillait deux demi-journées intitulées « Quelles places pour le jeu vidéo dans les structures artistiques et culturelles ? » https://tube.felinn.org/w/p/q7uNDunqYoMidCXBwzdZmz?playlistPosition=1. Nous avons rencontré Nicolas Ligeon, codirecteur du théâtre et cofondateur du collectif Sous les Néons. Nicolas se présente comme un « professionnel du spectacle vivant, du côté du service public de la culture ». Sa carrière traverse plusieurs lieux et contextes : en milieu rural, urbain, dans les arts du spectacle, du cirque et de la marionnette. Il nous accueille au Théâtre de l’Élysée, membre du réseau des Scènes découvertes lyonnaises, en rappelant qu’initialement le jeu vidéo n’était « pas du tout son truc ». C’est en 2019, à la suite des confinements liés au Covid qu’il se replonge dans cet univers vidéoludique. D’abord frappé par l’aspect plastique et la diversité des esthétiques proposées, il réalisera, après une période d’expérimentation, qu’il était sûrement « passé à côté de quelque chose ». L’envie de partager ses découvertes est, depuis, un marqueur fort de son travail.
Pouvez-vous présenter le collectif Sous les Néons et ce qu’il défend ?
Nicolas Ligeon – Au départ, j’ai eu envie de faire venir cet univers du jeu vidéo au sein du Théâtre de l’Élysée que je codirige et qui est un formidable espace de liberté. J’ai d’abord installé des jeux dans le hall d’entrée pour susciter la curiosité du public et l’amener à les découvrir. Ça allait de jeux très beaux, très « léchés », à d’autres plus glitchés « Dans un jeu vidéo, un glitch est un bug qui touche des éléments animés, comme des armes, des véhicules ou des personnages, par exemple. », https://www.esma-artistique.com/lexique/glitch/, venus de développeurs « solo ». Puis, chemin faisant, on m’a présenté Simon Bachelier qui évolue en tant que producteur et éditeur sur la scène indépendante du jeu vidéo, et nous avons été rejoints par la programmeuse Diane Landais. À nous trois, nous avons fondé le noyau du collectif Sous les Néons. Aujourd’hui, on est un petit groupe d’environ 7-8 personnes : certaines interviennent en tant que bénévoles pour les soirées à l’Élysée, d’autres s’occupent de la médiation, de l’installation des machines, des Playformances, etc.
Sous les Néons a pour sous-titre : « collectif d’expérimentation d’autres pratiques du jeu vidéo ». Ces « autres pratiques » sont celles que nous proposons dans des lieux publics ou privés, ouverts à tous sans discrimination. Nous sommes donc à l’opposé de la pratique usuelle qui consiste à jouer chez soi, sur son ordinateur, sa console, son téléphone… ou en ligne avec des collègues, des amis, à se réunir en soirée… Venant du théâtre public, je m’interrogeais aussi sur la façon dont le service public de la culture pouvait se saisir du jeu vidéo. Nous sommes partis du constat que les pratiques ont énormément changé avec l’évolution des outils numériques et la démocratisation des ordinateurs de poche, appelés « téléphones », qui permettent dorénavant de jouer partout, où que l’on se trouve. À cela s’ajoute également l’augmentation d’une nouvelle pratique due à l’avènement des plateformes de streaming, et notamment Twitch : celle de regarder jouer. On avait l’habitude, lorsqu’on joue chez soi et qu’on n’a qu’une seule manette, d’attendre son tour et par conséquent de regarder l’autre jouer, mais en même temps de participer pleinement à l’aventure. Grâce au streaming, ce phénomène s’est amplifié, et regarder d’autres personnes jouer en ligne en interprétant un jeu à leur manière est devenu courant.
C’est cette idée que nous avons voulu explorer avec le collectif : puisque le jeu vidéo ne concerne pas uniquement ceux qui jouent, nous nous sommes dit qu’il remplissait les mêmes fonctions que d’autres œuvres artistiques (un livre, un film, etc.) et que nous pouvions l’aborder en ces termes, tout en conservant sa spécificité, afin de toucher les gens différemment. Ni mieux, ni moins bien, mais différemment.
Qu’est-ce qui a motivé l’intégration du jeu vidéo dans la programmation du théâtre de l’Élysée ? Est-ce devenu un marqueur fort ?
N. L. – Le Théâtre de l’Élysée est soutenu par la DRAC et la Ville pour programmer des artistes émergents dans ses murs. On est financé pour prendre des risques, donner à voir de nouvelles formes de création et offrir aux jeunes compagnies l’opportunité d’aller au bout de la fabrication de leur spectacle et le confronter ensuite à un public. En plus de cette mission, on a toujours laissé une place dans notre programmation à l’accueil de projets différents, à d’autres langages issus de « cultures en marge ». Par exemple, nous proposons « Pour la suite du monde », un événement de cinéma documentaire sur l’intersectionnalité des luttes, ou encore le Fact (festival Arts et Création Trans). C’est dans l’ADN de notre théâtre de se tourner vers des cultures peu reconnues et en cours de structuration pour les aider à débuter. Il était donc assez naturel qu’un projet de jeu vidéo ait sa place dans un lieu tel que le nôtre où l’expérimentation est possible. Avant de faire partie de Sous les Néons, Simon était membre d’un autre collectif, One Life Remains qui fabriquait des jeux vidéo expérimentaux. Il organisait également des Playformances à Paris, qui se sont arrêtées avec le Covid, et il m’a proposé de relancer ce concept à Lyon. C’est comme ça que nous avons organisé, en novembre 2021, notre première soirée Playformance au Théâtre de l’Élysée.
Qu’est-ce qu’une Playformance ?
N. L. – On a écrit un manifeste https://www.souslesneons.com/playformance/fr/ pour présenter notre démarche et, même s’il n’avait pas vocation à expliquer ce qu’est une Playformance, de nombreuses personnes nous ont appelés des quatre coins de France parce qu’elles avaient envie de la proposer dans leurs structures. On l’a donc un peu imaginé comme un concept open source Se dit d’un logiciel dont le code source est libre d’accès, réutilisable et modifiable (Linux, par exemple). [Recommandation officielle : logiciel libre.], Larousse en ligne. : chacun peut utiliser le principe de Playformance, s’il est en accord avec le manifeste qui pose certaines valeurs d’inclusivité et, formellement, quelques éléments à suivre. Une Playformance, c’est l’acte de jouer à un jeu vidéo en direct devant un public au service d’un récit. Donc ce n’est pas simplement parler du jeu lui-même ou le commenter. Dans le référentiel du spectacle, je dirais qu’il s’agit plutôt d’interroger comment un jeu vidéo peut être un matériau pour écrire une petite forme théâtrale sans aucun registre prédéfini. Certaines Playformances sont purement humoristiques, d’autres très intimes, militantes, poétiques, ou alors complètement performatives. Dans la forme, ça ressemble à du stand-up : une personne sur scène, équipée d’un micro, parle au public pendant qu’elle joue et le jeu est projeté sur un écran derrière elle. Cela donne des choses étonnantes, proposées par des gens dont la scène n’est absolument pas le métier mais qui connaissent tellement bien le jeu qu’elles ont compris en quoi sa mécanique pouvait servir à raconter autre chose. Mailler une réflexion avec un jeu amène du sensible, une autre aisance, et ça touche différemment les gens.
Un jeu vidéo est donc bien plus qu’un jeu. C’est une œuvre en soi qui, comme n’importe quelle autre, produit des effets sur la personne : on en sort avec des émotions, des sensations, etc. Et en arrière-plan, pour ceux qui s’y intéressent un peu plus, c’est aussi tout un environnement : la façon dont il a été conçu, ce qu’il raconte, ses références, ce qu’il défend, etc. Cet ensemble-là est une ressource qui peut éveiller la créativité.
Ces Playformances sont-elles programmées dans des lieux variés ?
N. L. – Elles sont programmées à la fois dans des événements dédiés au jeu vidéo et dans des lieux culturels. On a proposé des scènes ouvertes aux Subs, à Lyon, auxquelles les gens peuvent s’inscrire, sans aucune sélection. Depuis quatre ans, nous organisons régulièrement des Playformances à l’Espace Aragon (Villard-Bonnot – 38). L’équipe nous a fait confiance sans trop savoir ce que c’était. La première année, il y avait 20 personnes dans la salle dont 12 travaillant dans le lieu. Trois ans après, on a accueilli 120 personnes et c’était presque complet. Mais effectivement, on a davantage de demandes venant de lieux culturels, ou socioculturels, plus que purement artistiques. Beaucoup nous programment sans connaître, simplement parce que le concept les séduit. Mais je pense que les lieux du spectacle vivant ne s’y retrouvent pas à 100 %, parce qu’une Playformance ne coche pas toutes les cases de ce que l’on attend d’un « spectacle », au sens classique. Les critères d’analyse esthétique du théâtre (mise en scène, dramaturgie, interprétation, écriture…) sont encore très présents, et j’aurais tendance à dire qu’on oublie un peu l’un des enjeux essentiels du théâtre : qu’est-ce que ça produit ? Qu’est-ce que ça fait aux gens qui regardent ?
Approcher le jeu vidéo sous l’angle des droits culturels apporte un autre point de vue qui me semble intéressant. La pratique du jeu vidéo est en effet très répandue, une diversité de personnes y prétend et elles ont envie d’en dire quelque chose. Pour faire une Playformance, il n’existe pas d’autre légitimité que celle de jouer, pas même de bien savoir jouer. On n’attend pas un spectacle avec des comédiens professionnels. Et c’est beau de voir des personnes très différentes, investies dans ce qu’elles font. Cela produit autre chose. C’est du théâtre dans son acception anthropologique.
Est-il néanmoins si facile pour le jeu vidéo de trouver sa place au sein de structures culturelles ou socioculturelles ?
N. L. – Non, ce n’est pas facile parce que le jeu vidéo n’a pas été conçu pour ça. C’est à l’origine un objet de consommation intime et un produit industriel que l’on achète sur des plateformes, donc quel serait l’intérêt d’aller dans des lieux culturels ?
Par ailleurs, il souffre encore d’une assez mauvaise image, pour le dire vite : de la violence, de la guerre, etc. En 2025, on lui attribue toujours la responsabilité d’avoir inspiré certaines tueries ou autres actes terribles. Le ciblage marketing des garçons adolescents, dans les années 1980-1990 (jusqu’à nommer une console « Game Boy ») n’a pas aidé non plus à rendre le jeu vidéo inclusif. Il a été perçu comme du pur divertissement et c’est tout : une sorte d’objet de consommation de masse, plutôt que d’art populaire. Mais aujourd’hui, il existe des choses extraordinaires dans cette très vaste production vidéoludique. D’ailleurs, l’industrie du jeu vidéo en France, et en Auvergne-Rhône-Alpes en particulier, est plutôt florissante malgré la séquence compliquée que le secteur traverse actuellement avec un grand nombre de licenciements, des dénonciations de management toxique ou les affaires liées au VHSS.
Il faut savoir aussi que l’industrie française du jeu vidéo est adossée aux politiques publiques et qu’elle bénéficie d’aides à la production, du crédit d’impôt, de leviers pour mettre en avant les jeux français dans les grands salons internationaux, etc. Cet ensemble de mesures montre que les pouvoirs publics ont saisi l’importance du jeu vidéo en tant que vecteur d’économie, mais aussi de soft power. Même si l’entrée est essentiellement économique, cet accompagnement de l’État et des Régions, a pour effet de légitimer ce secteur, de le valoriser en tant que tel et, par ricochet, sa pratique. De plus, avec l’appui de grands médias prescripteurs (Libération, France Inter…), le jeu vidéo est de plus en plus reconnu à sa juste valeur. Des directeurs et directrices de lieux culturels commencent à percevoir l’intérêt de travailler cette « matière jeu vidéo », notamment dans ce qu’elle peut offrir de moments collectifs. Mais pour cela, il faut connaître ces cultures. Les lieux avec qui nous travaillons nous font confiance sur des sélections de jeux, des expositions, et ils s’appuient sur nous pour les éclairer, leur montrer ce qu’il y a d’intéressant à faire.
Le jeu vidéo fait partie des pratiques culturelles largement partagées par la population. Or il semble encore peu pris en compte par les politiques culturelles. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
N. L. – Je crois que c’est un peu en train de changer du fait des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français « Au cours des deux dernières décennies, la pratique, au moins occasionnelle, des jeux vidéo progresse fortement dans la population, en restant majoritairement masculine. Au sein des personnes âgées de 15 ans et plus, respectivement 39 % des femmes et 49 % des hommes jouent en 2018, contre 15 % des femmes et 24 % des hommes en 2008. » dans L. Wolff, Ph. Lombardo, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques, Paris, 2020. qui mettent en évidence l’essor incroyable de la pratique du jeu vidéo. Il y a tout de même un secteur qui s’est attaqué au jeu vidéo depuis plusieurs années – et il faut lui rendre justice – qui est celui de la lecture publique. Tout d’abord à travers la question du prêt et de l’accessibilité, car certaines personnes ne jouent pas faute de moyens. Les médiathèques ont aussi mis en place des ateliers, des rencontres, comme elles le feraient autour d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Mais en dehors de ce secteur, les autres s’en sont assez peu emparés, ou alors essentiellement par l’entrée technologique, comme le font les musées par exemple.
Aujourd’hui la politique publique porte principalement sur la partie industrielle, pas sur l’accompagnement des pratiques. La politique culturelle en France reste aussi très liée à une politique d’équipement. Or, à l’heure où de nombreux lieux se demandent quoi faire pour le renouvellement des publics, je pense qu’il y aurait matière à développer des projets autour des jeux vidéo dans des structures artistiques ou socioculturelles. Les événements qui incorporent cette culture peuvent être en accord avec les objectifs de ces lieux (la démocratisation culturelle, la diversification des publics, etc.), notamment parce que le jeu vidéo est un peu moins situé socialement que d’autres pratiques. En revanche, il reste des mythes à déconstruire : par exemple, l’idée qu’il y aurait « les gamers » et « les autres », ce qui est faux. Les cultures vidéoludiques sont très hétérogènes. Certaines personnes ne se disent pas joueuses, alors qu’elles ont une pratique sur téléphone ou sur une vieille console. Un autre mythe, assez prégnant chez les opérateurs culturels, consiste à croire que l’on attire forcément un public jeune avec du jeu vidéo. En fait non, ce n’est pas aussi simple ! Sur ce point, il reste beaucoup à faire en matière de formation. L’idée n’est pas de transformer un théâtre en salle d’arcade, mais plutôt de s’ouvrir à ces pratiques. En revanche, cela demande de connaître ce domaine. Avec le collectif, cela fait maintenant quatre ans que nous nous sommes lancés dans cette aventure, mais je continue à écouter beaucoup de podcasts, à me documenter, et j’ai encore du travail devant moi. Il faut pour l’instant s’appuyer sur les quelques personnes qui creusent cette thématique et, petit à petit, on peut espérer que cette culture soit davantage enseignée et transmise.