Atelier de Valérie Suner aux Assises DAC
© Sébastien Poulain

Face à un auditoire captivé, lors d’un atelier consacré à La Poudrerie de Sevran, Valérie Suner, directrice de ce théâtre spécialisé dans la création participative, projette les images d’un chantier naval où l’on construit le décor d’un spectacle flottant, L’Odyssée, qui aura lieu sur le canal de l’Ourcq à Sevran. Il s’agit là d’une expérience inédite (ayant mobilisé près de 400 participants et 800 spectateurs) qui rassemble habitants, artistes, sportifs, acteurs du fleuve, personnes en situation de handicap, etc. Cette aventure collective s’inscrit dans les Olympiades culturelles en préfiguration de Paris 2024 et entend recréer du lien entre les habitants. Le site n’est pas choisi au hasard. « Le canal de l’Ourcq est perçu comme une frontière », explique Valérie Suner. Au sud, s’étend la partie pavillonnaire de Sevran, frontalière de la ville de Livry-Gargan ; au nord, le centre-ville et les trois quartiers de grands ensembles, plus populaires. « L’idée était de se réapproprier cet espace. Depuis que l’on organise cet évènement, c’est-à-dire trois ans, le public vient de plus en plus nombreux et compte des personnes qui d’habitude ne se mélangent jamais », continue-t-elle.

Berceau du projet, Sevran est une commune de 51 000 habitants, située en Seine-Saint-Denis à dix-huit kilomètres de Paris. Créée il y a onze ans par Valérie Suner, La Poudrerie a la grande particularité d’être un théâtre sans théâtre, et donc sans lieu fixe pour ses répétitions et représentations. En 2020, elle a obtenu l’appellation de Scène conventionnée d’intérêt national « Art en territoire » pour la création participative. Elle place les habitants au cœur de son action en concevant des pièces de théâtre avec eux à partir de leurs vécus et de leurs expériences. Ensemble, ils expérimentent, réfléchissent et explorent toutes sortes de sujets et disciplines : de la politique à l’écologie, en passant par leur rapport au territoire. Si certains spectacles de La Poudrerie prennent place sur le canal de l’Ourcq ou à la salle des fêtes, 120 représentations annuelles sont créées pour être proposées dans des bibliothèques, des maisons de quartier, mais surtout chez les habitants eux-mêmes (80 %). « Au début, tout le monde pense que ce ne sera pas possible, que ce sera trop petit », explique Valérie Suner. Et pourtant, à chaque fois, on trouve de la place : chaque spectacle est joué une trentaine de fois, suivi d’un débat avec le public et les artistes. Plus de 1 000 représentations à domicile ont été réalisées à ce jour.

Illustration de l'Odyssée
Préparation de L’Odyssée, © Fred Chapotat

Un théâtre de la socialité

À l’heure où les festivals ont de plus en plus de mal à retrouver leur public, où les bureaux de vote comptent des taux d’abstention record, que peuvent les politiques culturelles ? « Être convaincu que la politique vient d’en haut, c’est du passé », affirmait Claudy Lebreton lors de la conférence d’ouverture des Assises. Ancien maire, et président du conseil général des Côtes-d’Armor, il disait au sujet de la participation en 2021 : « Il est nécessaire, plus que jamais, d’associer nos concitoyens à la pratique démocratique, qu’elle soit sociale, culturelle, politique, économique, pour assurer les exigences d’une véritable vie communautaire, d’une aventure humaine à nulle autre pareille Interview de Claudy Lebreton et Olivier Rouquan, à l’occasion de la sortie de leur livre Régénérer la démocratie par les territoires (Paris, L’Harmattan, 2021) sur le site de la Fondation Jean-Jaurès, le 1er juillet 2021 : Régénérer la démocratie par les territoires – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org). » Entre les Trente Glorieuses et la décentralisation, il n’a donc eu de cesse d’œuvrer pour un engagement en faveur de la démocratie. « Il y a trois ou quatre décennies, les élus ne se demandaient pas ce que voulaient les habitants puisqu’on était dans une politique de l’offre. » Mais ces dernières années, dans le secteur culturel – comme ailleurs –, l’approche participative est devenue le leitmotiv des politiques publiques et de leurs représentants. En effet, si la volonté d’aller vers une culture collaborative est souvent annoncée, rares sont les projets qui parviennent à une réelle coconstruction, à faire passer le public de « consommateur » à « cocréateur ». Claudy Lebreton remarque que, désormais, « on a beau compter beaucoup plus d’offres culturelles et d’associations locales, on est toujours très loin d’atteindre les publics les plus en difficulté ».

C’est pourtant ce que fait La Poudrerie qui a délibérément décidé de s’installer à Sevran, l’une des villes les plus pauvres de France. Au recensement de l’Insee en 2014, 31,4 % des habitants vivaient sous le seuil de pauvreté et le revenu disponible médian s’élevait à 15 600 euros par foyer. Aller chercher des personnes éloignées de la politique et ne fréquentant pas les lieux de culture pour les mobiliser et les outiller, « C’est exactement ce qu’on essaie de faire », reprend Valérie Suner.

Son projet fait en sorte de « développer un théâtre de la socialité. On essaie de créer un moment de vraie rencontre. L’idée est de générer un temps d’échange. Il est arrivé que des habitants sortent des instruments de musique, après la représentation ! » se souvient-elle en souriant. « Pour une représentation chez l’habitant, il faut compter environ cinq heures. Il y a le temps de montage du décor, celui du spectacle, celui du dialogue (qui vient juste après), puis le temps de convivialité autour du buffet, et enfin celui du démontage. » Les débats instaurés après les pièces, « peuvent être houleux parfois, on n’est pas toujours d’accord. Tout ça demande de l’écoute, de l’investissement. Ce n’est pas “juste” une représentation même si sa qualité esthétique reste centrale. L’enjeu est vraiment de créer une rencontre entre des personnes qui ne se côtoieraient pas autrement ». En cela, la culture s’avère un outil efficace. « On part de la dimension émotionnelle et cathartique que va évoquer le spectacle, c’est-à-dire du prisme de l’émotion. Nous ne sommes donc pas dans un débat politique stérile. C’est ça, l’enjeu artistique : toucher les gens différemment. »

Spectacle l'Odyssée
Spectacle L’Odyssée © Fred Chapotat

Une politique de la confiance

En tant que metteuse en scène, Valérie Suner met également « la main à la pâte » dans ces projets. Et elle s’entoure d’artistes qui, de leur côté, signent un cahier des charges précis avant d’intervenir. « Aller jouer chez les habitants n’est pas de tout confort !  Il faut que les équipes artistiques s’engagent, acceptent de se mettre en déséquilibre et considèrent la rencontre avec les habitants comme un aspect fondamental de la démarche. » Tous les artistes avec qui son Théâtre travaille tournent dans le réseau national, et même international. « Il nous est arrivé d’emmener les habitants qui avaient découvert un ou une artiste dans leur salon voir son travail à la Comédie-Française – comme celui de Pauline Bureau par exemple –, mais seulement après qu’un rapport familier se soit instauré entre eux. »

Devant un tel projet, la salle est impressionnée. À la fin de l’atelier, une main se lève, quelqu’un demande : « Tu dirais quoi, à la personne que tu étais il y a dix ans ? » Elle réfléchit, puis répond : « D’aller doucement. Il est fondamental de créer le lien. Ce lien, c’est le temps et il est long jusqu’à ce que la confiance avec les habitants s’installe. » En effet, à La Poudrerie, les équipes artistiques sont invitées au moins sur deux saisons pour créer un spectacle et restent même souvent trois ans sur le territoire afin d’en concevoir un second. Ce travail sur la durée permet ainsi aux artistes et aux habitants de se retrouver en plusieurs occasions (entretiens individuels, représentations à domicile ou en salle, ateliers, visites de quartier, et même repas).

Une fois l’atelier terminé, Gaëlle Ferval, chargée de communication à l’Ufisc Union fédérale d’intervention des structures culturelles., rejoint l’une de ses collègues et lui relate, emballée, le projet de La Poudrerie. « Je ne le connaissais pas et je le trouve vraiment émouvant et enthousiasmant. Cette réciprocité m’a interpellée. L’habitant en est le point de départ, considéré comme un contributeur légitime. » Elle est très investie dans les problématiques d’académisme et de culture d’élite et compte sur les doigts d’une main les projets qui ne sont pas juste « saupoudrés » de droits culturels et qui impliquent une réelle participation, comme La Poudrerie. Très au fait du sujet, elle a conscience que « Les droits culturels font polémique parce que l’on craint qu’ils ne prennent la main sur une culture qui est l’apanage de professionnels ».

La nécessité du pas de côté

Valérie Suner partage cet avis. Afin d’être dans une véritable coconstruction, « Il faut sortir d’un rapport élitiste à la culture pour instaurer un rapport horizontal. Je ne considère jamais un habitant comme un amateur, je le choisis pour des choses qu’un comédien ne saurait pas faire. Sinon ça n’aurait aucun intérêt, autant engager un comédien directement ! Les habitants peuvent être spécialistes de quantité de sujets. Tout ce que je décris, finalement, est lié à l’empathie : accepter de changer de regard et adopter le point de vue de l’autre. Si on demande à l’autre de se déplacer, il faut se déplacer soi-même aussi. Prendre le temps, être à l’écoute et dans le désir de la rencontre. Être persuadé que l’autre peut nous apporter quelque chose. Ce n’est pas tout de le dire, c’est quelque chose dont on doit être convaincu, que l’on doit ressentir dans un échange d’humanité ». Chez elle, cette certitude prend sa source dans son histoire personnelle. « J’ai grandi dans une famille avec des parents issus de milieux sociaux différents. Par ailleurs, j’avais une “seconde maman” marocaine qui ne savait pas lire. J’ai grandi au milieu de trois frères dont un qui était trisomique. Ce n’était pas toujours simple, mais tellement riche ! Depuis mon enfance, la rencontre de l’altérité est mon quotidien. J’ai appris à parler plusieurs langages et à faire de la médiation entre des personnes qui ne se comprenaient pas toujours bien entre elles. »

À ses yeux, aujourd’hui, proposer des sphères de débats entre personnes d’univers séparés est essentiel. « C’est devenu très compliqué d’avoir des espaces de confrontation d’idées, notamment depuis l’existence des réseaux sociaux. Notre société tend vers un rapport individualiste et autocentré. Il est fondamental de conserver ces zones de dialogues, dans lesquels tout le monde n’est pas d’accord. C’est ce qu’on a essayé de faire modestement dans notre ville de Sevran. Il fallait bien commencer quelque part, n’est-ce pas ? »