lllustration © 2023, Roman Guillanton, licensed under CC BY-NC-SA 4.0. Extrait de Dix (dossiers) de perdus, un de retrouvé, Les Péripéties de l’Archivage et de la Conservation.

En invitant à pousser les portes du ministère de la Culture, le message envoyé semble clair : le numérique responsable intéresse en haut lieu. Il faut cependant chercher son chemin et arpenter quelques couloirs pour trouver la salle excentrée où se déroule la restitution de l’Augures Lab numérique responsable. Un contraste révélateur de l’ambivalence du sujet ? Ici de grandes institutions culturelles* sont rassemblées pour élaborer de nouvelles pratiques autour de ce qui est encore perçu comme un sujet secondaire. La tendance est donc plutôt à l’expansion des expériences et solutions numériques, qu’il s’agisse de programmation, de médiation, de communication ou – plus confidentiel – de conservation. Pourtant, l’impact du numérique est non négligeable d’un point de vue écologique et social. C’est par la présentation de ces enjeux que Romane Clément du studio de design numérique responsable Ctrl S – chargée de la coordination conjointe de ce Lab avec Les Augures – démarre la restitution : « Le numérique représente aujourd’hui 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales, avec une projection évaluée à +187 % d’ici à 2050 Études conduites par l’Ademe/Arcep, Évaluation de l’empreinte environnementale du numérique en France en 2020, 2030 et 2050, mars 2023. – il s’agit du secteur avec la plus forte progression. » Contrebalançant l’image d’un numérique immatériel, elle évoque les tonnes de matériaux lourds, les fermes de serveurs, les travailleurs du clic, les produits contaminés, les câbles sous les mers ou encore les satellites, replaçant le sujet dans le monde bien réel. Romane Clément invite également à penser le numérique dans son cycle de vie –extraction/raffinage/distribution/recyclage 83 % des matériaux sont aujourd’hui non recyclés. – pour en comprendre le véritable impact, qu’il ne s’agirait pas de réduire aux émissions de CO2. L’enjeu se place également à l’endroit des conditions de travail, de la préservation de la biodiversité, de la consommation d’eau… « Une fois que l’on comprend mieux les empreintes du monde numérique, les promesses de technologies comme les médiations tout-numérique, la réalité virtuelle ou augmentée, les NFT, les métavers et tant d’autres, apparaissent moins évidentes » conclut-elle, dans une invitation à « être conscients et pragmatiques quant à leurs coûts ».

Et la culture dans tout ça ?

C’est évidemment la question suivante : quelle est la part du numérique dans la culture, et la part de culture dans le poids du numérique ? Le numérique est le 4e poste d’empreinte carbone du secteur culturel et « 60 % de la bande passante du web est du contenu
culturel D’après le rapport L’Insoutenable usage de la vidéo en ligne, The Shift Project, 2019. » expose Camille Pène, cofondatrice des Augures. Néanmoins, elle place la problématique à un autre endroit : « la culture est prescriptrice en matière d’usages, d’imaginaires ». Elle évoque ici la dépendance aux GAFAM qui soulève des enjeux éthiques, les inégalités d’accès à la culture parfois renforcées par le numérique en dépit de sa promesse de démocratisation culturelle, ou encore ses effets sur l’attention cognitive. Par ailleurs, souligne-t-elle, « si la consommation de vidéos est exponentielle, ce n’est pas tant la consommation des données qui a le plus de poids, mais l’effet d’entraînement entre les usages et les infrastructures, nourrissant l’obsolescence technique et marketing »Comprendre : amenant la surproduction et la surconsommation d’équipements numériques.

Et le « numérique culturel » ne cesse de s’étendre : infrastructures matérielles, éléments de scénographie, plateformes et contenus web, expériences immersives… « Son histoire est rythmée par des décisions politiques, des appels à projets qui conduisent à un empilement d’innovations, venant répondre à des promesses tentantes – diversifier les publics, développer de nouveaux revenus, décarboner le secteur en réduisant les déplacements – perpétuellement non advenues » énonce Camille Pène. L’Augures Lab pose très clairement son intention : un changement de paradigme. Sa cofondatrice poursuit : « Il nous faut sortir du techno-solutionnisme et promouvoir des imaginaires low-tech, c’est-à-dire des innovations qui s’inscrivent dans les limites planétaires », appelant à « mener une reconstruction positive autour du numérique responsable en coproduction entre les acteurs de la culture, les artistes, les fournisseurs numériques et les publics. »

Photo : Atelier d’idéation – Augures Lab numérique responsable 2023 © Les Augures

Une recherche-action qui percute les institutions…

Soutenu par le ministère de la Culture pour une durée de trois ans, le programme en appelle également au volontarisme des structures participantes qui assument une partie du financement, à hauteur de 4 500 euros par an. « Tout ce qui est issu de cette recherche-action est en creative common » explique Camille Pène qui souhaite que les connaissances développées dans le cadre de ce processus puissent aussi bénéficier aux plus petites structures. C’est également l’objectif recherché par le ministère qui mise sur une mutation en profondeur des établissements culturels investis dans l’intégralité de cette démarche : de la sensibilisation à la réalisation de prototypes, en passant par des phases de problématisation et d’idéation.

Pour cette 2e édition, trois thématiques, définies avec les participants, sont approfondies. Comment amortir l’impact écologique des productions numériques ? Comment instaurer une sensibilisation et un dialogue pour mettre en œuvre une politique de conservation et d’archivage numérique soutenable ? Quelles solutions pour concilier enjeu de visibilité et éco-responsabilité dans sa stratégie de communication sur les réseaux sociaux ?

Responsable de la communication digitale au Palais de Tokyo, Lucile Crosetti témoigne son intérêt pour cette expérience à laquelle elle participe depuis deux ans et qui « crée un lien entre institutions sur une problématique reliant la responsabilité et la sobriété sans être moraliste ». Ce sentiment d’être dans le même bateau est prégnant dans l’assemblée. Agnès Abastado, cheffe du service numérique des musées d’Orsay et de l’Orangerie, complète : « Le programme mise sur l’intelligence collective, nous permettant d’échanger sur les enjeux de chacun – qui sont pour beaucoup partagés – et d’aborder les problématiques de différentes manières. » Plébiscitée, la méthodologie mise en effet sur la construction commune de solutions et d’actions concrètes, dépassant le stade du simple échange. Une relation au long cours permettant, d’après les témoignages, de faire tomber les masques et d’évoluer dans « un climat de confiance qui aide à ce que la parole se libère » ajoute Agnès Abastado.

Peut-on continuer à vouloir concilier une perspective d’élargissement des publics par l’accroissement des contenus tout en demandant de réduire l’impact écologique des activités numériques ? 

… sans toutefois lever les freins politiques

Malgré les incantations à une plus grande sobriété, cette perspective peut-elle trouver à s’incarner dans le modèle politique actuel ? « L’injonction est plus forte côté croissance aujourd’hui, à travers une démarche assez classique visant à toucher plus de publics »témoigne Étienne Jolivet, responsable des contenus numériques au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Entre les externalités positives d’un message et les gaz à effet de serre produits par sa création et diffusion, quelle est la somme ? Quid de renoncer ou limiter ses réseaux sociaux sachant que c’est aujourd’hui la première source d’information
des jeunes Le rapport 2022/23 de l’Ofcom sur la consommation d’informations au Royaume-Uni révèle que les adolescents plus âgés et les jeunes adultes âgés de 16 à 24 ans sont beaucoup plus susceptibles de consommer des informations en ligne que les adultes en général (83 % contre 68 %). Et généralement, cela se fait via les réseaux sociaux sur leur téléphone mobile (63 % contre 39 %). Les personnes de ce groupe d’âge sont également beaucoup moins susceptibles que l’adulte moyen d’accéder à du contenu d’information provenant de sources médiatiques traditionnelles, telles que la télévision (47 % contre 70 %), la radio (25 % contre 40 %) et les journaux imprimés (16 % contre 26 %). ? Donc, que faire ? Faut-il préférer des voies médianes aux choix radicaux, ou au contraire détourner les outils pour sensibiliser aux sujets environnementaux ? Des questions soulevées lors de ce Lab, que restitue Étienne Jolivet, par ailleurs membre du groupe de travail dédié aux réseaux sociaux. S’il admet ne pas avoir fait de « pas de géant », ce n’est pas ce qu’il attendait d’un tel « sujet épineux » qu’Agnès Abastado qualifie même de « problème politique ». Selon elle, « la vertu de la démarche est surtout de bousculer l’existant ». Peut-on continuer à vouloir concilier une perspective d’élargissement des publics par l’accroissement des contenus tout en demandant de réduire l’impact écologique des activités numériques ? Une double injonction à laquelle n’échappent ni les institutions ni le ministère de la Culture, le principal critère d’évaluation des politiques culturelles centrées sur la démocratisation restant l’augmentation des publics aussi bien physiques que numériques. « Si nous voulons réussir notre transition, il faut changer les indicateurs à partir desquels nous sommes évalués, et cela vient de tout en haut » ajoute-t-elle.

Pour y parvenir, les coordinatrices du Lab évoquent des « croyances à déconstruire » : l’innovation technologique et le numérique permettraient de diversifier les publics, de capter les plus jeunes d’entre eux, de réduire l’empreinte carbone des établissements par la réduction des déplacements de visiteurs (encore faut-il qu’ils y consentent)… Autant « d’idées reçues » qu’aucune étude ne permet de confirmer à ce jour. « C’est très difficile pour des directions de renoncer à ce qu’ils estiment être un enjeu de compétitivité » ajoute Camille Pène.

Véritable levier pour amorcer un processus de transformation qui dépasse largement la question du numérique et touche aux fondements des projets culturels, de nombreux participants évoquent leur « chance » d’avoir des directions investies sur le sujet. Des freins existent toutefois pour plusieurs institutions dépendant de collectivités et n’ayant pas toutes les latitudes pour opérer certains choix.

Mises en réseau grâce à ce Lab, les grosses institutions seront-elles les premières à amorcer le mouvement ? Pas nécessairement. Comme l’explique Romane Clément de Ctrl S, les petites organisations développent souvent des projets numériques moins ambitieux : « Ce qu’elles pensent être un retard est en fait de l’avance, comparé à de grosses institutions qui vont devoir détricoter. » Camille Pène des Augures complète : « C’est très compliqué de revenir en arrière lorsqu’on a une stratégie numérique orientée sur l’innovation – comme le musée d’Orsay, le Mucem, Universcience – et des habitudes en termes d’abondance d’énergie. Paradoxalement, les structures qui n’ont pas eu les moyens jusqu’ici d’investir dans le numérique vont pouvoir développer aujourd’hui des stratégies numériques de façon sobre. »

lllustration © 2023, Roman Guillanton, licensed under CC BY-NC-SA 4.0. Extrait de Mémoire (pas si) vive, Les Péripéties de l’Archivage et de la Conservation.

Trois nouveaux prototypes

Pour répondre aux problématiques définies pour cette 2e édition, trois prototypes ont été réalisés par et avec les participants :

  • un guide pratique de coopération dans les achats numériques culturels afin d’éviter les principaux impacts environnementaux et anticiper le réemploi. Constitué de trois parties, il apporte des conseils pratiques pour organiser la coopération en interne et avec le fournisseur, puis pour rédiger l’appel d’offres. Car « les marchés publics sont des opportunités pour affirmer nos conditions » invite Guillaume Rouan des Champs Libres ;
  • quatre histoires illustrées sous forme de BD pour exposer les « péripéties de l’archivage et de la conservation numérique » et comment les éviter : une manière de rendre ludique ce sujet de niche, et de créer des conversations autour d’enjeux tels que le sur-archivage ou encore la fragilité des centres de données ;
  • un Club des cobayes composé de cinq institutions prêtes à expérimenter une éthique de la communication social media (le Centquatre-Paris, le Muséum national d’histoire naturelle, le Palais de Tokyo, l’Opéra national de Lyon et Les Champs Libres). Elles expérimenteront pendant six mois des actions – telles qu’utiliser la fonction de Meta Business peu connue permettant de programmer une suppression automatique des posts, réduire systématiquement le poids des vidéos ou encore mettre en place deux semaines sans publications. Le Club restituera, à l’issue de la période, ses recommandations par le biais de fiches pratiques.

Ces trois nouveaux prototypes s’ajoutent aux quatre autres livrés en 2022. Ils sont accessibles en open source sur la plateforme dédiée à cet effet, ainsi que les apprentissages obtenus lors des enquêtes de terrain.

Certes, les solutions peuvent paraître relativement pragmatiques au regard d’une démarche générale qui invite à un changement de paradigme. On peut aussi y voir une façon détournée de questionner les institutions et de les inviter à repenser leur conception même d’un projet culturel « réussi ». Cette conduite du changement permettra-t-elle de sensibiliser les décideurs et les équipes aux problématiques environnementales, dans une approche constructiviste « L’enseignement constructiviste est fondé sur la croyance que toute personne apprend mieux lorsqu’elle s’approprie la connaissance par l’exploration et l’apprentissage actif, les mises en pratique remplaçant les manuels » (définition du constructivisme, par Jennifer Kerzil, dans
J.-P. Boutinet, L’ABC de la VAE, Toulouse, Erès, 2009, p. 112 à 113). Source : https://www.cairn.info/l-abc-de-la-vae–9782749211091-page-112.htm)
 ? « L’enjeu est celui de la transformation des mentalités, ce type d’outil permet de dialoguer avec nos équipes pour les inscrire, petit à petit, dans de nouvelles pratiques » illustre Agnès Abastado.

Les cofondatrices du Lab numérique responsable, lancé en 2022, constatent de premiers effets : « Une analyse du cycle de vie menée par Les Champs Libres, un groupe de travail interne sur la sobriété numérique au Muséum national d’histoire naturelle, le ministère se nourrit également de ce qui se fait dans le Lab » expose Camille Pène. « Au-delà de planter la graine, nous l’arrosons pendant huit mois et nous sentons qu’il y a un changement dans la façon de voir les choses »ajoute Romane Clément qui mise sur le « biais de cohérence » : un concept développé par Robert Cialdini selon lequel « accepter de faire même la plus petite des actions permet ensuite d’en faire de plus grandes, par souci de cohérence ».

* Les participants à cette deuxième promotion de l’Augures Lab numérique responsable : Établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie-Valéry Giscard d’Estaing ; Les Champs Libres ; Art Explora ; Centre des monuments nationaux ; Palais de Tokyo ; Universcience ; Mucem ; Bibliothèque nationale de France ; musée des Arts décoratifs de Bordeaux ; Palais des Beaux-Arts de Lille ; Paris Musées ; musée des Arts et Métiers ; Centquatre-Paris ; Opéra national de Lyon ; musée Picasso ; Métropole de Rennes ; Bordeaux Métropole ; Archives nationales.