
L’Observatoire : Entre des acteurs étatiques qui « semblent publics » et des entreprises privées qui placent leur action sous le label de l’intérêt général, vous constatez un brouillage des frontières du public et du privé. Comment se matérialise-t-il ?
Antoine Vauchez : Il existe effectivement une forme de brouillage des discours et des vocabulaires qui constitue un premier élément de désorientation pour les citoyens comme pour les usagers des services publics. Les grandes entreprises mettent aujourd’hui un soin particulier à inscrire leur action sous le sceau de la responsabilité sociale, du sens civique, de l’intérêt public ou collectif, des communs… qu’elles reprennent dans leurs campagnes de publicité, leurs plaquettes ou leurs rapports annuels. Elles développent aussi des politiques de philanthropie, par exemple dans le domaine de la culture ou de la santé – on peut penser à des figures tel que Bill Gates dont la fondation est devenue la troisième source de financement de l’Organisation mondiale de la santé et qui a contribué à en orienter les politiques vers une multiplication de partenariats public-privé. On a donc toute une série d’opérateurs privés qui se sont « emparés » du vocabulaire du public et de l’intérêt général pour construire leur identité d’entreprise. Et puis, de manière symétrique, on a des acteurs étatiques ou publics, à différentes échelles – ce peut être d’anciennes entreprises publiques comme La Poste ou la SNCF, mais aussi des opérateurs publics comme France Travail ou l’Office national des forêts – qui justifient désormais leur action en mettant en avant leur efficacité gestionnaire et leur capacité à être aussi agiles que les acteurs privés, quand ils n’externalisent pas une part de leur mission de service public à des entreprises jugées plus efficaces comme dans le cas des autoroutes.
Ce brouillage des mots ne veut pas dire qu’il y a une indifférenciation complète des mondes publics et privés, mais il n’est pas sans conséquence pour autant parce que cette ligne de démarcation permet de distinguer deux circuits de responsabilité très différents : celui « public » correspond à l’espace de la volonté générale et donc à son contrôle par les élus, tandis que celui du privé marchand renvoie à une responsabilité qui s’exerce essentiellement devant les actionnaires (et éventuellement les clients). Donc, évidemment, quand ces mots perdent de leur clarté, c’est le circuit de la responsabilité qui est brouillé et notre espace démocratique qui s’en trouve affaibli.
Vous pointez l’influence grandissante des idées et des méthodes du nouveau management public à partir des années 1980. Quelles en sont les principales croyances ? Comment se sont-elles diffusées au point de devenir la nouvelle doxa de l’action publique ?
A. V. : Ces croyances ont émergé dans un contexte de critiques sur la place excessive de l’État dans nos sociétés, amorcé dès le tournant libéral des années 1980, et elles reposent sur l’idée que les acteurs publics seraient de mauvais gestionnaires, que l’État ne saurait gérer ni ses politiques, ni ses fonds. Elles ont donc conduit à faire primer l’efficacité, les politiques de réduction des coûts, et finalement une supériorité des modes de gestion privée. Mais surtout, on a considéré que le new management public – terme sous lequel ces politiques sont ramassées – était une politique tout-terrain, qu’elle pouvait s’appliquer presque indifféremment à tous les domaines de l’action publique (la justice, la santé, la culture…), en partant du principe que son efficacité était transversale. C’est ce qui a été réuni dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a servi de socle à toutes les politiques publiques. L’action publique, dans son ensemble, a été « mise en missions », en objectifs et en indicateurs de performance. Avec le risque que ces indicateurs et ces chiffres deviennent en eux-mêmes les objectifs à atteindre, puisque c’est à ça que l’on mesure alors principalement la réussite de ces services publics.
Ça n’a pas été sans effets. Ces orientations ont généré une tension parmi les agents, entre le pôle des professionnels des services publics et le pôle managérial, car à partir du moment où il devient nécessaire de construire des objectifs et des indicateurs, il faut inévitablement une bureaucratie spécialisée pour en suivre et en piloter la mise en œuvre. C’est ainsi que l’on a vu une strate managériale prendre place dans la gouvernance des institutions publiques, hôpitaux, tribunaux, organismes de la recherche publique, etc. Cela n’est pas nécessairement inutile, néanmoins les tensions sont de plus en plus fortes entre ces professionnels qui mettent en avant les impératifs du management, quel que soit le domaine (éducatif, santé, justice, etc.) et ceux qui travaillent dans les services publics qui restent très attachés à l’aspect vocationnel et à la spécificité de leur métier d’enseignant, d’infirmier, de médecin, etc. Ces tensions créent des formes de souffrance au travail, du fait d’injonctions contradictoires entre la réalisation des missions traditionnelles des services publics et la prise en compte des impératifs managériaux qui s’imposent parallèlement, et qui s’accompagnent d’un sentiment de « perte de sens » chez les agents publics qui a été maintes fois documentée Voir notamment l’enquête conduite par l’association Nos services publics, auprès d’agents de diverses administrations..
Quels sont les principaux instruments de cette nouvelle action publique ? A-t-elle fait émerger une autre catégorie d’acteurs ?
A. V. : L’un des outils les plus classiques de ce tournant managérial est l’appel à projets. Par exemple, l’État met en concurrence les universités et les chercheurs en leur attribuant inégalement des ressources sur ce qui relève pourtant parfois des missions de service public (accueil des étudiants, conduite des projets de recherche, etc.). C’est une première contradiction. Par ailleurs, l’appel à projets transforme les métiers eux-mêmes, comme je l’évoquais précédemment, puisqu’il implique de consacrer une part importante de son énergie professionnelle à remplir des dossiers et à demander des financements auprès de sources qui ne cessent de se diversifier, de l’échelon local à celui européen. C’est un aspect de cette injonction managériale : il faut exercer son métier, mais il faut le faire avec cette nouvelle contrainte.
Ces mises en concurrence souvent très procédurales, et bureaucratiquement lourdes, ont contribué à faire émerger à Paris comme à Bruxelles toute une strate de cabinets de conseil spécialisés dans le montage de projets qui, aux différents échelons de l’administration, proposent d’effectuer ce travail bureaucratique pour le compte d’institutions publiques qui ne sont plus toujours en mesure d’assumer cette tâche, faute de temps et d’effectifs. Cette multiplication d’entités externes, financées par l’argent public, est un des effets collatéraux de l’appel à projet : ce sont des sortes de « para-administrations » qui fonctionnent telles des béquilles pour des administrations dès lors très dépendantes de leurs services.
Cette multiplication d’entités externes, financées par l’argent public, est un des effets collatéraux de l’appel à projet.
Cette transformation a bien des causes, mais elle est souvent passée par les entreprises ex-publiques et par les agences de régulation (l’Autorité de la concurrence, par exemple) qui sont autant de points de passage et de circulation des savoirs du privé vers le public, une espèce de « sas » entre les deux. Les ex-entreprises publiques sont devenues des sociétés anonymes possédées majoritairement ou minoritairement par l’État qui tendent désormais à appréhender la part de service public de leurs activités davantage comme un poids ou une contrainte que leur raison d’être. Elles la cantonnent donc autant que possible pour leur nouvelle vocation concurrentielle. Dans mon ouvrage Public A. Vauchez, Public, Paris, Anamosa, 2022., j’évoque la manière dont la filiale de la SNCF, Gares & Connexions, gère les gares et les transforme en espaces à dominante commerciale. Cela ne serait pas nécessairement un problème si, par ailleurs, les salles des pas perdus n’étaient pas restreintes et si les services publics, quand ils souhaitaient s’y installer, ne se voyaient pas placés sous le même régime que les entreprises privées (du type Relais H, etc.). Mais avec cette logique, le secteur public a du mal à tenir sa spécificité.
Quant aux agences de régulation, elles ont été créées depuis les années 1980 pour protéger des intérêts publics dans certains domaines mais, à la différence d’un ministère, elles doivent aussi animer un marché (celui du médicament, de l’énergie ou des transports, etc.), le rendre aussi attractif et performant que possible, au risque parfois de minorer cet intérêt public. Nous l’avons vu avec l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) dans l’affaire du Mediator : les intérêts de l’entreprise pharmaceutique Servier ont fini par primer, aux yeux du régulateur, sur des enjeux de précaution. Qu’il s’agisse du domaine des télécommunications, du numérique, des données privées, etc., ces acteurs publics envisagent leur rôle au plus près des acteurs économiques régulés et pensent leur utilité d’abord au service de ces derniers.
Cependant, la raison d’être des activités et services publics est-elle forcément dévoyée par leur externalisation auprès d’opérateurs privés ? Le problème se pose-t-il dans les mêmes termes avec le secteur associatif qui a historiquement coconstruit avec l’État des pans entiers du service public (par exemple dans le domaine de la culture ou de l’action sociale) ?
A. V. : Il est effectivement nécessaire de distinguer les acteurs privés du marché et ceux de la société civile, notamment associatifs et syndicaux. L’État s’est continuellement appuyé sur les premiers comme sur les seconds, car il ne peut pas fonctionner tout seul, « hors sol ». L’action publique est en fait toujours le produit des alliances passées avec ces acteurs dans leurs différentes composantes, sachant que ce qu’on appelle, en sociologie, la « main gauche » de l’État, à savoir les ministères sociaux et culturels, s’appuie traditionnellement plus sur les mondes associatifs quand la « main droite », notamment celle des ministères économiques et financiers, s’appuie plus volontiers sur les grands acteurs de marché. Mais l’équilibre des forces est changeant. Avec la montée en puissance de Bercy et des impératifs budgétaires, l’État se fait de plus en plus souvent le relais d’une approche managériale dans ses relations avec les acteurs associatifs, à travers la promotion d’un certain esprit entrepreneurial ou le financement par projets non récurrents. Le monde associatif se trouve en quelque sorte pris en étau entre des modes de collaboration plus ou moins étroits avec l’État pour compenser ce que celui-ci n’a plus les moyens de prendre en charge ou ne souhaite plus faire (que l’on pense à l’aide sociale à l’enfance ou à la réinsertion des anciens détenus) et les contraintes que lui imposent les « tutelles » publiques, ce qui, à terme, peut conduire à la perte d’indépendance des acteurs associatifs.
Le recours systématique aux expertises extérieures a-t-il fini par affaiblir les administrations publiques dans leur capacité à soutenir les choix collectifs ?
A. V. : Le fait que l’on ait eu recours de façon intensive aux cabinets de conseil pour orienter la réponse de l’État durant les grandes crises que nous avons traversées – on l’a vu avec les campagnes de vaccination pendant la crise sanitaire, mais également ultérieurement avec les vastes plans de relance qui ont suivi à l’échelle européenne ou française –, contribue à dévaluer l’expertise de l’État et de ses agents. En estimant que l’État ne serait pas assez efficace ou trop immobile, on marginalise ses agents mais on aggrave aussi le problème que l’on pensait résoudre. Car c’est en général dans la gestion des crises que l’on apprend, que l’on progresse en mettant à jour ses compétences, que l’on conçoit de nouveaux instruments, etc. Ce qu’on fragilise finalement, c’est la confiance en soi des fonctionnaires eux-mêmes, dans leur légitimité à intervenir et à jouer ce rôle différent de l’intérêt collectif, des services publics, etc.
Une autre conséquence de ces politiques de management, c’est qu’étant très centralisées, elles instaurent une plus grande distance avec les usagers. Piloter l’action publique par le haut avec des indicateurs donne inévitablement un moindre rôle aux élus, aux professionnels de terrain dans les services publics locaux et à ceux auxquels ils s’adressent. Encore une fois, l’une des caractéristiques du management envisagé comme « solution tout-terrain » est justement de ne plus savoir prendre en compte des terrains spécifiques, avec leurs histoires propres, leurs savoir-faire. La politique de dématérialisation des services publics conduite ces dernières années au nom de l’efficacité mais aussi de la réduction des coûts a accéléré ce mouvement. Les citoyens ont le sentiment d’un accès de plus en plus éloigné aux services publics. Il ne s’agit pas de remettre en cause ces dispositifs, mais d’en souligner les effets de mise à distance et d’inégalités numériques qu’ils induisent. Tout cela affaiblit la confiance dans l’État, à la fois celle de ses agents et celle des usagers et citoyens.
Y a-t-il de votre point de vue aussi un appauvrissement démocratique dans la définition de l’intérêt général ? Écoute-t-on encore le public et ses représentants ?
A. V. : On pourrait définir la notion de « public » comme une forme de trait d’union entre les différentes composantes de la société civile où se discutent en permanence les besoins collectifs, et l’État qui, en tant qu’organisation politique constituée pour agir au nom du public, est censé les prendre en charge sous la forme de décisions et de politiques publiques. Du côté de la société civile, on peut parler d’un « public faible La notion s’entend par contraste avec le « public fort » des représentants (élus, partis, parlements). » qui s’exprime à travers des forums (réels ou virtuels), des manifestations ou des mouvements sociaux… pour faire exister des attentes collectives à l’égard de l’État. Celles-ci sont plus ou moins diffuses, plus ou moins institutionnalisées, etc., de même qu’elles peuvent s’avérer plus rebelles, avec les Gilets jaunes, ou rétives à l’égard des représentants de la sphère politique. La crise de la démocratie révèle que ce trait d’union a été mis à mal. On sait que le Parlement est une institution assez peu écoutée – même s’il retrouve aujourd’hui temporairement un peu d’importance. On sait aussi que les corps intermédiaires, les organisations syndicales, le monde associatif se sont vus reconnaître assez peu de place au cours de la dernière décennie. Un des enjeux repose donc sur la capacité à reconstruire ce trait d’union entre ces formes de revendications plus ou moins organisées et l’État, afin d’irriguer la décision publique de ces nouvelles attentes.
Les communs viennent renouveler une réflexion sur les services publics qui a été abandonnée depuis trente ans.
Les approches par les communs sont-elles un horizon possible et souhaitable pour requalifier démocratiquement nos conceptions des biens et services publics ?
A. V. : Oui, je pense que les communs portent des idées assez proches de la notion de service public, par certains aspects : notamment l’idée de démarchandisation – totale ou partielle – de biens particulièrement importants pour une communauté d’usagers (des ressources naturelles ou immatérielles, des logiciels, etc.). Cette approche amène en France quelque chose de nouveau dans sa remise en cause de la notion de propriété pour s’intéresser aux usagers ; « usagers » au sens fort, c’est-à-dire que ce sont ceux qui ont l’usage de ces ressources (accès à l’eau, aux soins, etc.), et qui sont de ce fait affectés directement par ce qu’il en advient à court ou long termes, qui doivent s’autogouverner pour les gérer, et non pas les propriétaires de ces ressources. Peu importe, d’ailleurs, que ce propriétaire soit public ou privé, et de ce point de vue les communs sont assez critiques vis-à-vis de la gestion des services publics qui a historiquement laissé en France peu de place aux usagers : il suffit de penser aux difficultés rencontrées par les patients et à la démocratie sanitaire à l’hôpital.
En revanche, je vois aussi des limites dans la notion de « commun », liées à l’idée de « communauté » qu’elle véhicule, ce qui suppose un partage des valeurs ou des objectifs pour y entrer, avec les risques de fermeture que cela comporte. Après tout, on peut concevoir que les usagers ne soient pas les seules personnes concernées dans une société par tel bien ou tel bien public (qualité de l’eau, de l’air, etc.), et préférer la notion de « citoyenneté », voire celle de « public » qui paraît plus ouverte et moins conditionnelle.
Reste que les communs viennent renouveler une réflexion sur les services publics qui a été abandonnée depuis trente ans. Sous l’effet de ce tournant libéral et managérial, on a surtout pensé à les réduire ou à les « protéger », mais on a trop renoncé à les confronter aux besoins collectifs immenses qu’ont révélés les crises sociales, économiques et environnementales. Que l’on pense ici à « la dépendance » (des personnes âgées ou handicapées) qui est pourtant officiellement depuis 2020 une « cinquième branche » de la Sécurité sociale, mais dont on a pu voir les dérives graves liées à sa privatisation progressive dans les années 1990. Aussi, les communs nous rappellent-ils à l’ordre des idéaux de démarchandisation et de démocratie des usagers et offrent une perspective de réinvention de nos conceptions des services publics et de remotivation de leurs agents.
Antoine Vauchez a récemment publié Sphère publique, intérêts privés (Sciences Po, 2017) et Public (Anamosa, 2022).