Le dispositif « orchestre à l’école » a aujourd’hui plus de vingt ans. Cet apprentissage collectif de la musique poursuit les mêmes objectifs qu’« El Sistema », programme mis au point par José Antonio Abreu au Venezuela au milieu des années 1970. La démarche propose à la fois des modalités d’apprentissage musical par l’orchestre et une pratique sociale de la musique pour favoriser l’intégration des jeunes par la valorisation de leurs aptitudes et leur émancipation individuelle dans un espace collectif.

En France, le premier orchestre a été créé en 1999 à l’initiative de la Chambre syndicale de la facture instrumentale. Neuf ans plus tard, la forte expansion du programme a nécessité la création d’une association nationale afin d’accompagner les porteurs de projets dans toute la France métropolitaine et ultramarine, avec une attention particulière aux zones rurales et aux quartiers de la politique de la ville (QPV). Aujourd’hui, ce sont près de 40 000 élèves qui en bénéficient dans 1 450 orchestres répartis diversement sur tout le territoire. Depuis 2008, l’association nationale Orchestre à l’école rassemble et fédère les énergies. Elle est devenue Centre national de ressources (en 2017), bien qu’elle ne détienne ni « marque » ni « label » et ne soit pas la seule à investir le champ des pratiques orchestrales collectives dans le système éducatif. Elle est signataire d’une convention-cadre avec les ministères de l’Éducation nationale, de la Jeunesse, de la Culture et de la Cohésion des Territoires qui lui apportent un soutien public, auquel s’ajoute la participation active de fondations et de mécènes.

En décembre 2019, le Centre national de ressources a souhaité mieux estimer les impacts du programme dans les territoires, qu’ils soient éducatifs (éducation nationale, enseignements artistiques), socio-économiques (cohésion sociale et territoriale) ou politiques (institutions culturelles et socioculturelles). Ce sont ces retombées territoriales que nous avons cherché à appréhender dans le cadre d’une étude évaluative et prospective V. Lalanne, Fr. Pouthier, La contribution des orchestres à l’école au développement culturel territorial : étude évaluative et prospective 2019-2022, Bordeaux, UBIC – Université Bordeaux Montaigne, mars 2022..

Un outil culturel et pédagogique pour « faire ensemble »

Plus de 60 % des orchestres à l’école concernent le primaire, la partie restante se déroulant dans les collèges. Le programme s’inscrit prioritairement en cycle 3 (CM1, CM2) et en classe de 6e, 5e et 4e des collèges. 21 % des orchestres sont implantés dans des quartiers de la politique de la ville et plus de 30 % dans des campagnes peu denses ou très peu denses. Le cadre pédagogique est stabilisé : 97 % des orchestres proposent entre deux heures et deux heures et demie de pratique par semaine, réparties à égalité entre temps de travail par pupitre d’instruments et temps de travail pour l’orchestre. Le volume horaire est important : entre 60 et 80 heures par an, en incluant les représentations. Il se situe bien au-delà des heures dédiées aux pratiques artistiques dans le cadre de l’éducation artistique et culturelle ou de l’éducation musicale au collège. Les ensembles sont majoritairement proches des orchestres d’harmonie (bois, cuivres et percussions principalement), tout en revêtant des formes très diverses. Une infime partie concerne spécifiquement les musiques actuelles. Pour la quasi-totalité des écoles primaires, les directions d’orchestres sont assurées par les conservatoires ou les écoles de musique. Au collège, 35 % des enseignants d’éducation musicale se chargent de la direction. 83 % des orchestres prêtent un instrument aux jeunes qu’ils peuvent emporter à la maison. Plus de la moitié des orchestres organisent des concerts en sus des restitutions que tous honorent.

L’orchestre permet la découverte d’un « faire ensemble » Les passages entre guillemets sont les verbatims des entretiens avec les parties prenantes. et d’un univers culturel. Pour les enseignants, le moteur premier est celui du « climat scolaire ». La pratique orchestrale confère aux enfants « une autre posture et un autre comportement ». D’autres l’envisagent comme un projet culturel et pédagogique, au regard de la dynamique transversale produite par l’orchestre qui mêle formes d’expressions, apprentissages en collectif et pédagogies plus alternatives. Il contribue à établir des liens humains et sociaux entre les enseignants de l’Éducation nationale, ceux des enseignements artistiques spécialisés, les enfants et les parents. Ainsi, il renforce l’inscription des établissements dans leur territoire de projet.

Un montage composite, donc fragile

Un orchestre à l’école s’élabore grâce à la complicité de trois acteurs : un élu, un musicien et un enseignant qui agissent au titre de leurs organisations. L’héritage de la coopération – formelle ou informelle – et la confiance instaurée en facilitent la mise en œuvre. Cette coopération s’appuie sur un constat partagé, plus intuitif que raisonné. Les segments de l’intervention publique concernés (culture, éducation, social) sont similaires à ceux de l’éducation artistique et culturelle (EAC). Toutefois, les orchestres à l’école ne respectent pas le référentiel de l’EAC : ils accordent une place prépondérante à la pratique, mais ne développent que peu la rencontre avec les œuvres et les artistes ainsi que la matière réflexive qui contribue à la construction de chacun. La coopération est d’ailleurs peu formalisée. Les contractualisations sont parcellaires ; l’orchestre peut (et doit) figurer dans le projet des établissements, mais lui-même n’est pas rattaché au projet éducatif territorial. La gouvernance n’est que peu écrite et (fréquemment) ne dispose pas d’instances de régulation, de décisions collectives, et encore moins d’évaluation. La pérennité de chaque orchestre est donc loin d’être assurée, d’autant plus si les personnes clés qui le portent changent. Son montage est fragile et repose sur l’inventivité et l’engagement des parties prenantes.

Le modèle socio-économique est à l’image de la gouvernance. Si les ressources en investissement (instruments de prêt), hors immobilier, sont consolidées, celles qui permettent à l’orchestre de fonctionner sont aléatoires. Elles additionnent les apports modestes de chaque partenaire et se négocient chaque année. Pour 61 % des orchestres, les communes sont le principal partenaire financier : d’une part, bon nombre de conservatoires et d’écoles de musique en dépendent ; d’autre part, l’école de la République – juridiquement pour son seul bâti et certains de ses personnels – relève d’une compétence municipale et incarne, en outre, un pouvoir symbolique. Dans les territoires moins urbanisés, les intercommunalités sont les premiers financeurs. Les dépenses de centralité les ont conduites à transférer écoles et conservatoires de musique ; par ailleurs, cette échelle territoriale a réinterrogé, pour certains EPCI, ses politiques publiques en privilégiant une approche plus horizontale et non plus sectorielle. Bien que ne représentant que 3 % des financements, 21 % des départements français apportent leur soutien aux orchestres – les collèges faisant partie de leur compétence obligatoire, et les schémas d’enseignements artistiques de leurs prérogatives – soit par des dotations complémentaires aux établissements, soit par des subventions aux écoles et conservatoires de musique.

L’étude révèle la faiblesse de l’engagement financier de l’État au niveau local. Les Délégations académiques à l’action culturelle, telles que les Directions des services départementaux de l’Éducation nationale – bien qu’impliquées dans les orchestres à l’école par la présence des enseignants – n’apportent qu’un anecdotique soutien. Preuve – une fois de plus – que, malgré une loi et des mesures normatives Loi no 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (article 10) : « L’éducation artistique et culturelle concourt directement à la formation de tous les élèves » comme l’éducation physique et sportive. Le parcours de l’enfant et du jeune : circulaire interministérielle du 9 mai 2013 précisée par celle du 10 mai 2017 par les ministres de l’Éducation nationale et de la Culture. , les déploiements financiers nécessaires à l’éducation et aux enseignements artistiques reposent avant tout sur l’architecture attentionnelle que les collectivités territoriales portent aux enfants et aux jeunes, qu’il s’agisse d’activités de loisirs scolaires ou de services publics d’enseignements musicaux. Quant aux Directions régionales des affaires culturelles, même si certaines apportent une aide qui ne dit pas son nom, leur soutien financier demeure modeste alors que leur mobilisation dans les programmes d’éducation artistique et culturelle est forte. L’Agence nationale de la cohésion des territoires (avec les quartiers de la politique de la ville) joue, pour sa part, un rôle essentiel en ouvrant droit à d’autres sources de financement.

Les orchestres à l’école ne dépendent pas exclusivement d’un financement public. Outre des apports en nature ou en compétences (un luthier, une entreprise « marraine »), ils bénéficient d’un soutien privé qui peut aller jusqu’à 20 % de leur budget : ici, la coopérative scolaire ou la commune complètent les financements ; là, des sociétés civiles s’engagent directement ou par appels à projets ; ailleurs, des PME font un apport en mécénat.

Une intersectorialité « rampante* »

Les orchestres à l’école se sont imposés dans le paysage des enseignements artistiques, qu’ils soient spécialisés ou non. Ils participent aux apprentissages des plus jeunes et à la cohésion sociale des espaces dans lesquels ils s’expriment : la classe, l’école, le quartier et, dans une moindre mesure, le conservatoire ou l’école de musique. Cette expansion du programme répond à des objectifs de développement territorial : pédagogiquement, il comble des carences dans les apprentissages ; socialement, il établit des liens entre parents, enfants et enseignants dans et en dehors de l’école ; culturellement, il concourt à la dynamique du territoire.

Les orchestres à l’école peuvent tantôt faire figure de précurseurs de politiques transversales et territoriales, tantôt être abandonnés sur l’autel des urgences de chaque segment de l’intervention publique.

Se situer à la croisée de plusieurs ambitions engage les orchestres à l’école à combiner et concilier différentes politiques publiques. Le partenariat mêle des enjeux sociaux, éducatifs et culturels sans qu’aucune politique publique ne reconnaisse formellement sa responsabilité, avec la difficulté d’en assurer le financement et l’aubaine, d’en (ré)inventer les contours. Cette confluence d’intérêts implique tout à la fois d’émarger à plusieurs d’entre elles, mais aussi d’en subir les tensions structurelles – chaque politique sectorielle répond à des enjeux. Ces tensions sont aussi conjoncturelles – chaque partenaire public a des objectifs distincts, si ce n’est antagonistes : ceux de la commune, de l’intercommunalité et/ou du département (définis par des élus dans l’autonomie de la décentralisation) ; ceux du conservatoire ou de l’école de musique (normalisés par le ministère de la Culture) ; ceux propres à l’établissement scolaire (dans le respect des lois et circulaires de l’Éducation nationale). Ces entrelacements entre politiques relevant de collectivités différentes ne coïncident pas non plus avec des transversalités institutionnelles au sein d’une même collectivité. Si les orchestres portent une forte dimension sociétale, ils ne relèvent pas des politiques sociales ; bien que constitués d’enfants et d’adolescents, ils ne rencontrent que peu ou pas les politiques jeunesse ; s’ils peuvent composer une offre culturelle pour un territoire, ils intègrent difficilement les agendas politiques de la culture. En n’entrant dans aucune catégorie, en n’émargeant pas à un « segment » particulier de l’intervention publique, en formalisant insuffisamment le partenariat et la gouvernance, ils risquent d’être marginalisés. C’est une faiblesse. Mais cela leur confère aussi une grande autonomie et une capacité à se projeter qui ont d’ailleurs été une force et un atout pour leur déploiement.

Cette intersectorialité nourrit une ambivalence : les orchestres à l’école peuvent tantôt faire figure de précurseurs de politiques transversales et territoriales, tantôt être abandonnés sur l’autel des urgences de chaque segment de l’intervention publique. Car leur contexte de naissance repose avant tout sur des personnes (un directeur d’école de musique municipale, un directeur d’établissement scolaire, etc.), des « pionniers » qui agissent en intersectorialité, mais sans missions publiques claires de la part de leurs collectivités réciproques. Car un orchestre à l’école s’appuie avant tout sur la détermination de quelques individus – catalyseurs d’actions collectives – et sur leurs interactions. Il évolue dans un modèle économique mixte, intéressant certes dans son partenariat, mais peu structuré, mal identifié et peu reconnu. Les personnes qui s’y engagent ne « comptent pas leurs heures » et apprennent au fur et à mesure à « repérer des guichets », des financements ou des compensations. Il reflète en cela la faible reconnaissance des pédagogies actives dans les apprentissages des jeunes – comme des adultes les encadrant – et forme un écosystème et une intersectorialité non revendiqués et non assumés.

Cet « interstice», que les orchestres à l’école illustrent et épousent, oblige les acteurs à une démarche d’« obliquité » qui leur demande de faire des écarts Voir Fr. Jullien, De l’écart à l’inouï, Paris, L’Herne, 2019. , des pas de côté, des conciliations entre segments de l’intervention publique. À ce titre, leur caractère intersectoriel est aussi interprofessionnel. Il nécessite d’entrer en dialogue avec d’autres mondes sociaux, d’autres réalités institutionnelles, d’autres représentations territoriales. Il invite tous les participants – enseignants de l’Éducation nationale, des enseignements artistiques, médiateurs culturels et sociaux, élus – à déplacer leurs bornes, sortir des rites et des normes de leurs schémas socioprofessionnels pour définir une grammaire et un lexique communs – ce qui n’est pas sans interroger leurs référentiels. Cet exercice, tant revendiqué, demeure fragile. Dans cette configuration, un orchestre à l’école n’est pas seulement un outil, il relève d’un processus, d’un « protocole tiers » qui, en lui-même, est facteur de cohésion sociale et d’émancipation citoyenne des personnes. En tant qu’outil, les orchestres à l’école doivent s’ancrer dans les projets de territoires ; en tant que processus, ils pourraient rassembler toutes les modalités d’une innovation sociopédagogique fondée sur un équilibre entre trois champs éducatifs : celui « formel » de l’Éducation nationale, celui « technique » des enseignements artistiques spécialisés et celui « non formel » de l’éducation populaire.

Les orchestres à l’école ont donc joué (et su se jouer) des interstices, en faisant preuve de ruse parfois, de braconnage M. de Certeau, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. souvent, de bienveillance toujours (ou presque). Mais pour les inscrire durablement dans des projets de territoire, il s’agit dorénavant de passer d’une éthique de la conviction à une nouvelle éthique de la coopération. Les orchestres à l’école ne sont pas encore des leviers de développement culturel territorial. Il demeure des enjeux à affirmer, des tensions à dénouer, des postures à régler afin de « faire communauté ». Cette communauté est à structurer, du local au national, tout en veillant à lui conserver son agilité, sa souplesse et son adaptabilité territoriale.

* Le terme est emprunté à René Rizzardo qui qualifiait ainsi la décentralisation.

• Pour aller plus loin, télécharger le rapport de recherche de Vincent Lalanne et François Pouthier : La contribution des orchestres à l’école au développement culturel territorial