Après trois années de présence, d’échanges et d’interventions dans les espaces publics des grands ensembles du quartier des Lochères à Sarcelles, se sont effacés les à priori et les impressions simplificatrices qui consistent, notamment, à considérer la population sous des termes génériques ou encore à la classifier selon ses origines ethniques. Progressivement, nous sommes parvenus à percevoir, à travers la riche diversité des habitants, des sensibilités et des besoins non exprimés et souvent sous-estimés par la politique de la ville au regard des urgences sociales, écologiques et urbaines qui les concernent. L’envie, par exemple, dans ce cadre rude et dénudé, de cultiver ensemble la fragilité, la délicatesse, le sensible, peut-être même l’inutile poétique, et cela malgré les manques réels de la vie, les contraintes d’argent, de temps et de réputation. Même si cette appétence pour le sensible ne remplace pas quantité d’autres besoins, notre société démocratique, en profonde crise, oublie trop souvent que les deux sont nécessaires au bien-être. Elle omet également le désir de relier l’ici avec la culture des ancêtres, pour la plupart spatialement éloignés. Une rupture et un manque commun à tous, malgré la diversité des origines et des expériences de vie. Aussi, comment célébrer publiquement, en ce lieu comme en d’autres, la richesse du Tout-monde, plutôt que de basculer dans de stupides replis identitaires ? Tel est l’objet de cet article.
Nous n’entendons pas proposer une méthodologie et des recettes toutes faites, mais seulement relater le projet que nous avons développé à Sarcelles en choisissant de l’accompagner d’un questionnement critique. Laissons à d’autres les affirmations et le triomphalisme, en revendiquant notre « non-savoir » face aux incertitudes de notre temps, comme aux facteurs extérieurs venant perturber les écosystèmes locaux. La pertinence de notre attitude de création doit être interrogée avec prudence. Notre pratique, fondée sur un « design de la relation », œuvre au cœur des multiples contraintes des politiques urbaines. En reliant recherche et action, nous essayons de sculpter progressivement une telle approche. Cette lecture analytique des expériences menées à Sarcelles nous sert de point d’appui pour ouvrir, ici, des interrogations, possiblement transposables en d’autres lieux et à des échelles diverses.
Comment débuter ?
Au détour d’une longue déambulation dans les quartiers de la ville de Sarcelles, aux côtés de l’élue chargée des Luttes contre les discriminations, une femme, qui sortait de l’un de ces immeubles uniformément blancs, en arborant des étoffes aux multiples couleurs et motifs, nous a suggéré l’idée initiale. Pouvait-on parer l’un de ces bâtiments de tissus matérialisant les différentes cultures du monde qui composent cette ville ? Était-il possible de donner voix aux langues qui leur correspondent ? Comment poétiser ces propos et indirectement créer une relation, via les balcons d’un grand immeuble, entre ces lieux de vie et l’espace public ?
Une première représentation visuelle du projet permit de convaincre les élus. Mais celui-ci ne pouvait faire sens que s’il était porté par les habitants : ne pas faire « pour » mais « avec » eux ! La proposition initiale venait des designers, constateront certains. Certes, mais elle a émergé après une longue phase d’incubation au contact des habitants de Sarcelles et a ensuite été longuement discutée, non pas dans un vis-à-vis designer/habitant, mais dans le partage d’une intention.
On pourrait évoquer, sur ce point, la notion d’imaginario urbano amenée par le philosophe colombien Armando Silva. Par la représentation d’une intention de transformation ou de création encore assez vague (une sorte de syntaxe), le designer déclenche, sous certaines conditions, un processus d’imagination et d’action collective dans lequel chacun peut se projeter, choisir son rôle et son mode de participation. Cette projection ou ce « prototype comme utopie de proximité » – tel que nous l’avons intitulé en d’autres occasions – permet de donner la juste ambition au projet, parfois en dépassant certains imaginaires établis.
Une exposition comme partage des savoirs
Les premières intentions devaient être présentées aux habitants, discutées, corrigées, étoffées. La maison de quartier des Vignes Blanches, proche de la place André Gide où allait s’établir l’installation, fut choisie comme lieu pour un premier atelier/exposition. Si la présentation de tissus venus du monde entier rappela à chacun des souvenirs liés à sa culture, les dialogues permirent d’enrichir les connaissances mutuelles et de valoriser la diversité en présence. Il fut assez aisé pour chacun, sur la base de ce partage du sensible, de passer de l’attitude de spectateur à celui d’acteur du projet. Meriem Jean-Marie, notre enthousiaste collaboratrice, organisa de nombreux ateliers d’écriture où le choix du tissu, du message poétique, de la langue comme de la typographie se voyait discuté. Rapidement, un premier prototype à taille réelle fut réalisé. Il était destiné à être attaché à l’un des balcons, et permettait de tester la lisibilité aux différents étages de l’immeuble, mais aussi de partager le fait qu’un imaginaire commun pouvait prendre forme.
L’envie de participer à ce genre d’action, malgré les multiples charges du quotidien, peut trouver diverses explications : est-ce la dimension utopique, symbolique, voire politique, d’un projet célébrant joyeusement le vivre-ensemble ? La portée désintéressée du geste et son détachement de toute attente fonctionnelle ? Le faire-ensemble en partant de sa propre culture, et même de son expression personnelle ? Le lien sensible aux moyens utilisés : le tissu, la couture, la calligraphie, la poésie ? Le désir, tout simplement, de s’extraire de la dureté de la vie et de l’environnement ?
Les ateliers dans les institutions existantes
L’exposition circula et bien d’autres ateliers furent organisés en différents centres sociaux, maisons de quartier et au cours de multiples événements qui ponctuent le rythme de cette ville. Des groupes déjà constitués, de jeunes enfants comme de personnes âgées, des cercles de femmes, parfois d’hommes, certains rassemblés en communauté ou par pôle d’intérêt, y prirent part. « La poésie dans le tissu » devenait un complément d’activité temporaire, un lien aussi, puisque chaque groupe y participait à sa manière.
Les fruits de ces ateliers pouvaient parfois sembler modestes. Se négociait entre « experts du terrain » durant des heures, le choix de certains mots à inscrire sur les tissus dans des langues que nous ne maîtrisions pas. Le temps passait et nous risquions, malgré ces riches échanges, de ne pas vraiment aboutir à une production réelle. De même, bien que les différentes institutions partenaires soient de grande qualité, nous constations que certains habitants du quartier ne fréquentaient pas ces lieux. Il fallait adapter notre approche et nous situer à proximité plus immédiate de notre périmètre d’intervention : notre attention se porta alors sur cet immeuble de dix étages, quatre cages d’escalier et 80 appartements face à la place André Gide.
Comment entrer progressivement dans l’écosystème d’un quartier, se faire accepter comme l’une de ses composantes sans transformer les équilibres préexistants ? Comment travailler avec ces indispensables relais de proximité, sans pour autant se soumettre à leur logique ? Comment se faire des alliés, y compris parmi ceux qui peut-être ne désirent pas notre présence dans le quartier ? Sommes-nous, lors d’une telle démarche, témoins, complices, voire avocats des habitants ? Dans quelles conditions un tel projet permet-il de recréer des liens ?
La nécessité de la qualité
Il est parfois difficile de faire entendre, y compris à ses propres équipes, cette obligation permanente de maintenir un niveau d’exigence maximale, une esthétique, des partis pris sans compromis et, ceci, malgré les difficultés financières, les délais souvent trop courts, et même certains choix des habitants. Le rôle du designer social est bien d’assurer cette qualité. Bien entendu, dans notre cas, chaque expression poétique destinée à être inscrite sur les tissus ne possédait pas les mêmes attributs. Il fallut choisir, relier certaines paroles d’habitants aux grands auteurs de la poésie du monde, créer une composition qui exprimait cette diversité sans perdre nullement en qualité et crédibiliser ainsi chacune des phrases inscrites.
La même aspiration se retrouvait sur le plan graphique. Malgré l’obligation d’efficacité due à la nécessité d’atteindre une surface suffisante pour couvrir optiquement l’immeuble, il fallait être attentif aux formes typographiques, aux contrastes de couleurs, à la taille des lettres et aux diverses propriétés de la réalisation. Nous aurions souhaité, en cet été 2022, avoir plus de temps pour soigner davantage ces expressions graphiques, échanger calmement avec les habitants sur chaque choix, faire durer ce processus de fabrication afin de toujours corriger et améliorer. L’économie du projet, mais également les promesses par rapport aux dates d’installation nous obligèrent à prendre en main une partie de la fabrication dans notre atelier qui se transforma, durant quelques mois, en une manufacture de textile autour d’un groupe de jeunes graphistes de talent.
Comment trouver l’équilibre en prêtant attention à chaque détail d’un projet pour respecter ceux avec et pour qui nous le concevons tout en restant réaliste du point de vue financier ? Comment mieux se battre contre le réflexe trop facile de l’« euro-palette », qui ne fait sens que sur les Champs-Élysées ou au Palais de Tokyo ? Comment élargir cette exigence à l’ensemble des signes produits : les tracts d’information, les affiches annonçant l’événement, mais aussi les messages aux habitants dans les cages d’escalier ? Cette recherche esthétique est-elle élitaire ou doit-on revendiquer, dans ce type d’intervention, le « luxe pour tous » ?
L’atelier en pied d’immeuble
Cette intensification de la production de tissus ne devait, en aucun cas, perturber la construction commune avec les habitants. Au contraire, il s’agissait de se rapprocher plus encore des personnes résidant dans le bâtiment de la place André Gide. Durant plusieurs week-ends, un atelier de confection fut installé au pied de l’immeuble. Amateurs, spécialistes, habitants et graphistes se retrouvaient autour d’une grande table, dans une excellente atmosphère et sans qu’une différence ne soit perçue. Certains y consacraient leur journée, d’autres une heure ou deux seulement, d’autres encore nous encourageaient en passant ou saluaient depuis les balcons. Quelle fierté lorsqu’un tissu terminé pouvait être présenté à tous ! De possibles vocations s’esquissaient. Des savoirs oubliés ou discrédités reprenaient usage en ces moments chaleureux. Des stagiaires de Sarcelles travaillaient aux côtés d’habitants originaires d’autres pays. Et toujours cette joie, pour ceux qui reconnaissaient un tissu de leur pays d’origine ou déchiffraient un texte dans leur langue natale.
Sur les balcons, certains redonnaient un coup de peinture pour accueillir dignement le tissu qui leur serait confié. Cette action n’effaçait pas pour autant les problèmes, mais elle multipliait les occasions d’en parler : un groupe d’habitants assez peu impliqué dans le projet en profita pour régler un souci de longue date concernant une porte dont la serrure faisait défaut auprès des bailleurs, d’autres tirèrent profit de la présence de quelques élus pour leur faire passer des messages sur les nuisances et la saleté provoquées par les pigeons sur les balcons. Bref, la démocratie locale semblait fonctionner pour un temps.
Un tel projet culturel peut-il transformer la relation à la démocratie locale de manière plus détendue, désintéressée et informelle ? Le faire-ensemble permet-il de casser le rapport hiérarchique entre demandeurs et responsables ? Peut-il contribuer à réduire la haine, l’autoritarisme, la médisance, le mal-être par la douceur et l’attention ? Pourquoi les belles choses sensées et réflexives sont-elles plus respectées que celles qui expriment leur solidité, leur puissance et leur pure fonctionnalité ? Quel est le rôle du beau et du sensible dans la ville ? Comment mieux la poétiser ? Serait-on en manque de poésie dans ces quartiers ?
Le geste final
Il faut dire que nous redoutions cette fin de projet. Certes, voir l’ensemble des tissus enfin rassemblés et suspendus à l’immeuble ne pouvait nous laisser indifférents, mais nous n’avions aucune envie de fêter l’achèvement d’une telle aventure. On nous l’a d’ailleurs reproché : toute performance ne doit-elle pas se terminer par un acte d’autosatisfaction ?
Toute l’équipe et ceux qui nous avaient aidés étaient épuisés. Ils n’auraient pu poursuivre dans ces conditions. Alors que tous les habitants de l’immeuble ou presque nous avaient ouvert leur porte et autorisés à franchir le pas de leur appartement pour nous permettre d’accrocher le tissu à leur balcon, il était intéressant de constater que rares furent ceux qui se mêlèrent aux festivités. La contribution de chacun était discrète, presque intime. Même si tous étaient fiers du résultat, il ne fallait pas en faire trop. Ce scepticisme par rapport à la société du spectacle nous permit de mieux ressentir la différence entre une « utopie sensible partagée » et l’apport de projets extérieurs en son propre milieu. C’est surtout le besoin de poursuivre discrètement cette aventure que cette réserve mutuelle exprimait.
Comment éviter ces déceptions à la fin d’un processus de collaboration ? Faut-il, comme nous avons pu le faire, entamer d’autres projets dans le quartier ? Quelle est l’importance de la documentation, de l’analyse et de la diffusion de ce qui a été accompli ? Faut-il vouloir fêter à tout prix la fin d’une démarche ?
Et maintenant ?
Deux ans se sont écoulés. Une opération d’urbanisme transitoire, « les Terrasses du Monde », nous a été confiée sur un site voisin. À l’aide de ce nouveau projet, dont les attentes étaient plus directement liées à la rénovation des grands ensembles, nous avons mieux pu apprécier la justesse de « la poésie sur le tissu » : à savoir, le besoin des habitants de se faire tout simplement plaisir en se confrontant ensemble et de manière désintéressée aux cultures du monde en présence, en échappant pour un temps au poids des négociations si sérieuses sur leur cadre de la vie. Nous n’avions pas d’attentes, juste une invitation à s’impliquer dans une installation un peu folle. Cette légèreté, nous l’avons constaté, permet de dépasser la confrontation entre celui qui donne et agit « pour le bien de l’autre » et celui qui reçoit, l’obligeant à se positionner par rapport à ce don, devant même participer indirectement au principe de l’offrande, voire exprimer sa satisfaction là où règnent, malgré tout, injustice, autoritarisme et dureté de la vie. Le faire ensemble dans le but de mieux vivre ensemble doit se dégager de cette hiérarchie sociale.