Photo © J Mark – Pexels

Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024

Le théâtre public – ou théâtre de service public – occupe une place cardinale dans la formulation de la politique culturelle en France. Au côté du patrimoine, il en est un socle (de doctrine et de fonctionnement), à partir duquel celle-ci s’est élargie depuis la seconde moitié du XXe siècle. Mais il en est aussi la voix et le symbole, exprimant mieux que n’importe quel autre domaine les promesses et les désillusions de toute une catégorie d’intervention publique eu égard à la mission civique de l’art et la façon de se représenter son utilité sociale en tant qu’objet de service public. Il en assume, à bien des occasions, la fonction tribunitienne dans l’espace public, politique et médiatique. En cela, prendre le pouls du théâtre public, c’est prendre le pouls de la politique culturelle en son cœur.

Unis face à la crise ?

Signe supplémentaire de son magistère, le théâtre public constitue l’épicentre de l’énonciation d’un discours de crise qui irrigue à son tour, de façon quasi ininterrompue depuis son institutionnalisation sous sa forme moderne, la politique culturelle dans son ensemble. Le discours sur la « crise du théâtre » est ancien – il remonte à la fin du XIXe siècle –, mais il se réactualise sans cesse sur un plan à la fois esthétique, politique, idéologique et économique P. Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2020.. La période actuelle constitue une séquence supplémentaire de sa reformulation, nous y reviendrons. Le constat d’une « crise sectorielle » de la politique culturelle est quant à lui un lieu commun largement partagé depuis les années 1980 V. Dubois, « Le “modèle français” et sa “crise” : ambitions, ambiguïtés et défis d’une politique culturelle », dans D. Saint-Pierre, Cl. Audet (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses universitaires de Laval, 2010, p. 17-52. : crise de la démocratisation culturelle, crise des publics, crise du financement de l’emploi dans le spectacle vivant et l’audiovisuel, crise de la culture française, crise budgétaire, crise des vocations, etc., les variations sur ce thème sont sans fin. Si elles recoupent à chaque fois des difficultés bien réelles, on peut s’interroger néanmoins sur le sens et la fonction de cette représentation de crise, souvent nourrie d’une croyance excessive dans un âge d’or perdu et le délitement d’un « modèle » dont on a surestimé la cohérence. Comme le soulignent Pascale Goetschel et Emmanuel Wallon, la rhétorique de la crise permet de faire perdurer le théâtre public en tant que secteur artistique : « en parler, c’est le faire exister ». Elle contribue également à son essentialisation, masquant de la sorte les divisions et les différences de situations, de statuts et d’approches dans un champ, en réalité, très fragmenté. Le diagnostic de la crise de la politique culturelle française procède, pour partie, de la même logique. Il renforce sa consistance et son apparente unité – en tant que « modèle » ou à défaut de « modèle en crise » –, là où elle se déploie en bien des situations comme un agrégat sans véritable cohérence, du fait de son développement par empilement de programmes d’intervention successifs – parfois d’inspiration opposée –, et des incertitudes idéologiques qui la travaillent depuis son origine. De ce point de vue, gouverner les politiques culturelles consiste en premier lieu à organiser leur hybridité et la dissonance de leurs philosophies d’action. Mais la représentation indistincte du théâtre public et de la politique culturelle « en crise » est utile, en raison de sa force mobilisatrice et justificative, à divers acteurs sociaux : qu’il s’agisse d’œuvrer en faveur de la préservation, voire du renforcement, d’un système théâtral (et plus largement artistique) considéré comme menacé ; à l’inverse, de contester un système établi à la faveur d’autres idées (et acteurs pour les porter) ; de promouvoir une réforme ou une décision politique (pour le réguler ou asseoir des mesures budgétaires).

Vers une nouvelle économie politique du théâtre ?

S’il convient de comprendre quelle est la fonction (sociale, socioprofessionnelle, politique ou symbolique) du discours actuel de crise du théâtre public, il n’en demeure pas moins que celui-ci est confronté à une conjoncture difficile sur le plan socio-économique. Alors qu’il avait augmenté de presque 25 % depuis 2019, le programme 131 (création) du ministère de la Culture – dédié à plus de 80 % au spectacle vivant – devrait observer une diminution de 10 % en 2024 E. Beauvallet, « Machette budgétaire. Moins produire, moins diffuser : coup de massue pour la culture après les annonces de Bruno Le Maire », Libération, 23 février 2024.. Les dépenses culturelles de fonctionnement du bloc local pour les théâtres avaient déjà baissé de plus de 20 % entre 2015 et 2020 C. Bunel, J.-C. Delvainquière, Dépenses culturelles des collectivités territoriales de 2015 à 2020, Culture chiffres, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Les chiffres des trois dernières années ne sont pas connus, mais le baromètre 2023 de l’OPC rend peu optimiste en la matière : le spectacle vivant y apparaît comme le domaine de politique culturelle le plus fréquemment exposé à des coupes budgétaires de la part des collectivités territoriales et de leurs groupements Observatoire des politiques culturelles, Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales. Enquête nationale, 2023.. À ces difficultés de financements publics s’ajoute un « effet ciseaux » dû à des charges croissantes et des recettes en baisse. D’après les données SIBIL Système d’information billetterie mis en place le 1er juillet 2018 en application de la loi LCAP., en 2022, les spectacles de théâtre et arts associés, dont le nombre de représentations est en hausse de 9 %, enregistrent une baisse de fréquentation de 8 % (qui ne retrouve pas son niveau pré-Covid) et un reflux des recettes de 21 % Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication 2023, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Dans ce contexte, la DGCA évalue la perte de moyens disponibles pour la création à plus de 20 millions d’euros en 2023 S. Blanchard, « Le spectacle vivant subventionné en panne de temps long », Le Monde, 27 décembre 2023.. Pour finir ce sombre tour d’horizon, dans une enquête récente, l’Association des professionnels de l’administration du spectacle fait état de projections très inquiétantes pour la saison à venir avec une baisse de plus de 50 % du nombre de représentations par rapport à l’année précédente, laissant envisager une vague significative d’arrêt de carrières artistiques, de dissolution de compagnies et de diminution du personnel administratif « Enquête flash » auprès des adhérents de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS), publiée le 27 mars 2024..

Au regard de cette économie politique en berne, il est fort probable que les différentes catégories d’acteurs (des scènes aux compagnies) soutenues financièrement et en partie organisées par les pouvoirs publics, ne soient pas affectées de la même manière. On peut craindre, au contraire, une accentuation des relations de pouvoir et des inégalités déjà importantes qui existent dans ce milieu très hiérarchisé, tous les acteurs ne bénéficiant pas des mêmes ressources politiques et réputationnelles – voire législatives depuis la loi LCAP – dans la défense de leurs intérêts, quand bien même celle-ci s’accompagnerait d’un discours d’unité face à la « crise ». Il faudra aussi être attentif aux agencements coopératifs – de la simple mutualisation jusqu’au partage des risques et résultats –, susceptibles de s’étendre parmi les protagonistes de la filière théâtrale. Ces situations peuvent d’ailleurs résulter de volontés coopératives des acteurs eux-mêmes (en tant qu’alternative à un système bureaucratique de mise en concurrence), mais aussi d’une injonction/incitation politique (du fait notamment d’une ressource budgétaire plus limitée). Dans ces circonstances, l’interprétation du plan de la DGCA « Mieux produire, mieux diffuser », finalisé en décembre 2023, n’en est que plus ambivalente. Que faut-il en retenir ? Une nouvelle séquence de rationalisation des dépenses publiques et de réforme de « l’État culturel » ? Une tentative de régulation d’un déséquilibre structurel entre le nombre d’œuvres produites (jugé excessif) et le nombre de représentations moyen de chacune d’elles (jugé insuffisant) ? Une volonté de faire évoluer les logiques productivistes d’un secteur artistique pour lequel on envisage une possible décroissance ? Une stratégie d’adaptation de la filière du spectacle vivant dans un contexte où la conditionnalité écologique exerce une pression croissante sur les politiques publiques de la culture ? Une recentralisation étatique de la gouvernance des politiques artistiques à travers un principe de financement paritaire avec les collectivités territoriales alors que nombre d’entre elles revendiquent, à l’inverse, une plus grande autonomie ?

Requalifier la mission civique du théâtre : entre politiques de la participation et politiques de l’identité

Mais on aurait tort d’envisager les dynamiques de recomposition qui travaillent le domaine du théâtre public uniquement à l’aune de son économie politique. Il est un autre front tout aussi important qui concerne la requalification de sa mission civique et des modalités de sa réalisation à travers les deux piliers fondateurs que sont la création artistique (de qualité) et la recherche de publics (socialement élargis). Cette requalification prend place dans un moment de contestation croissante des modèles hérités de la démocratisation culturelle – et de leurs institutions canoniques –, provenant de responsables politiques, de la société civile et de certaines franges de professionnels de la culture. La critique porte en premier lieu sur l’hypothèse d’un éloignement, voire d’un abandon, des classes populaires, doublé d’une progressive homogénéisation des publics du théâtre M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Marseille, Agone, 2023.. Que les classes populaires n’aient jamais vraiment été présentes dans les salles, dès les premières heures de la décentralisation théâtrale, ou que cette présence se soit étiolée au fur et à mesure que le renouvellement esthétique et formel s’imposait comme objectif prioritaire et critère de consécration principal, ne change pas fondamentalement le problème : une écrasante majorité de la population française n’a pas recours à ce théâtre de service public. Le sentiment d’élitisme et d’entre-soi qu’il dégage s’accommode mal avec le principe d’intérêt général dont il se revendique. Il fragilise de facto sa position sociale, le consensus autour de son soutien public et la justification politique qu’il tire du fait de s’adresser au plus grand nombre. Face à ce blocage, l’idée que le théâtre doit jouer un rôle social et civique au sein d’une société démocratique n’est pas pour autant délaissée. Elle est, cependant, requalifiée au contact de pratiques et de revendications politiques qui empruntent au moins deux directions afin d’agir sur l’exercice de la citoyenneté (culturelle).

La première est celle des politiques de participation publique. Elle se traduit par une inflation des créations à dimension participative dans les théâtres. Si l’expérience de la participation théâtrale peut être heureuse (pour les amateurs et les artistes), l’injonction institutionnelle à produire de la participation comporte aussi ses écueils : formes d’instrumentalisation des participants, impacts négatifs sur la reconnaissance des artistes, investissement personnel considérable de la part des professionnels, difficulté de ces dispositifs institutionnels à accueillir ce qui déborde du cadre, caractère non performatif de la représentation théâtrale qui en limite le pouvoir transformateur en matière de participation démocratique.

La seconde direction est celle des « politiques de l’identité ». Elle promeut un élargissement du problème de la représentativité – sur scène et dans les salles – aux discriminations raciales, sexistes et de genre. En sus de la question des rapports de classes, historiquement pris en charge par la vocation sociale et politique du théâtre public, elle enjoint ce dernier à adopter une perspective intersectionnelle en s’ouvrant à l’affirmation des identités (individuelles et collectives) exclues de l’universel de la représentation théâtrale dont se prévalent les établissements artistiques de service public. Soulevant passions et polémiques, ce qui est perçu, d’un côté, comme une condition d’émancipation des minorités est, de l’autre, dénoncé comme une identitarisation funeste des questions politiques et sociales qui ont servi de socle aux ambitions égalitaires des politiques culturelles dans la logique de l’État-providence.

Entre politiques de la participation et politiques de l’identité, la philosophie d’action des droits culturels est mobilisée par certains pour construire des accommodements sectoriels « raisonnables », sources d’une nouvelle normativité professionnelle. D’autres lui préfèrent une énonciation en termes de « projets situés », de « théâtre de la relation » ou de « contrats de résonance ». Le chantier est vaste pour concrétiser, dans l’activité même des théâtres, ces tentatives de reformulation de leur utilité sociale et de leur intérêt général. Il implique tout au moins de revoir :

— les missions/fonctions conférées aux établissements artistiques (faut-il les soustraire à la standardisation inhérente aux logiques de classement et de labélisation ?) ;

— les modalités de division du travail et l’ordonnancement des savoirs professionnels et/ou non professionnels dans les organisations (qui est au service de qui entre, par exemple, les métiers de la programmation et ceux de la médiation ou de la relation aux publics ?) ;

— les hiérarchies de valeurs et leurs critères d’évaluation (qu’est-ce qui a de la valeur dans l’activité théâtrale et comment en prendre la mesure ?) ;

— les logiques de reconnaissance et de notoriété dans le monde du théâtre public (qu’est-ce qui compte dans une trajectoire professionnelle ?).

Une loi… pour rien ?

Au regard des évolutions qui mettent à l’épreuve l’héritage du théâtre public au sein des politiques culturelles, on peut s’interroger pour conclure sur les apports de la loi LCAP de juillet 2016. Alors qu’une mission d’information sur l’évaluation de son volet création s’ouvre au Sénat, la portée de cet instrument législatif en matière de régulation et de sécurisation apparaît peu satisfaisante. La juridicisation de la politique artistique, en particulier des labels nationaux et conventionnements, n’offre pas la protection espérée face à la volatilité des motivations politiques du partenariat entre l’État et les collectivités territoriales. Elle n’empêche en rien le désinvestissement financier lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses ou de revoir la structure budgétaire de l’action publique. Par ailleurs, si la loi LCAP reconnaît implicitement la dualité historique de la politique culturelle à travers la double consécration législative de la liberté de création artistique et des droits culturels G. Saez, La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Paris, La Documentation française, 2021., elle entérine aussi son déséquilibre structurel : avec, d’un côté, la sanctuarisation d’une politique de création artistique érigée en système dont elle fige les hiérarchies, les logiques de classement et les corporatismes disciplinaires ; de l’autre, une simple mention (d’orientation générale) aux droits culturels et un fléchage de l’objectif de « participation à la vie culturelle » pour les seules structures conventionnées, et non pour les labels nationaux de « rang supérieur » (du point de vue de la reconnaissance et du soutien financier). Il en résulte une hiérarchisation institutionnalisée par la loi des objectifs de la politique culturelle ; hiérarchisation qui est justement au cœur des difficultés rencontrées par le théâtre public et en profond décalage avec les pratiques « hybrides » des acteurs de son renouvellement.