Hérité du latin patrimonium, qui désigne l’héritage paternel – par opposition au matrimonium, qui signifie, lui, étymologiquement le mariage –, le terme « patrimoine » connaît depuis plusieurs années des critiques légitimes : trop associé à une richesse accumulée (tel le patrimoine d’un ménage) et au legs transmis d’homme à homme, il a été revisité récemment par des associations féministes qui ont notamment mis en avant la notion de « matrimoine », valorisant non plus seulement l’histoire culturelle vue par les hommes mais faite par les femmes. Cette remise en question du terme et de sa notion même ne procède pas que d’une critique des mots employés, mais aussi de ce qui entre dans le patrimoine et n’en fait pas partie, ou encore, de la façon dont il est raconté et intégré à l’histoire de celles et ceux qui le possèdent. Car le patrimoine reste une possession : il se transmet, certes, et celles et ceux qui le reçoivent en sont dépositaires. Dans les démocraties, le patrimoine culturel public appartient généralement au peuple citoyen, ou à des entités administratives comme les régions, les municipalités ; en France, celui-ci est inaliénable, ce qui implique qu’il ne peut être ni vendu ni détruit Cette disposition n’est pas universelle, voir notamment cette note intéressante de législation comparée, « L’aliénation des collections publiques », Étude de législation comparée, no 191, décembre 2008, en ligne..
Quant au patrimoine privé, il jouit d’une liberté soigneusement subventionnée par l’État – voire encouragée. Roland Recht, comme Dominique Poulot ou Gérard Monnier Voir G. Monnier, L’art et ses institutions en France. De la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, 1995 ; D. Poulot, Une histoire des musées de France, XVIIIe-XXe siècle, Paris, La Découverte, 2008., rappelle que le patrimoine et son écrin, le musée, participent des signes extérieurs de richesse d’une nation, au point d’en devenir un emblème, que ce soit par la promotion des arts et des lettres, et du génie national, ou par la mise en avant des richesses culturelles d’un pays. Mais comment de la médiation en est-on arrivé à une véritable ère de la narration dans les musées, et plus largement dans les espaces d’expositions artistiques ?
À qui s’adresse l’exposition du patrimoine ? Et quel est le public à qui “sa mise en scène” est destinée ?
Patrimoines dématérialisés
Le patrimoine a toujours représenté un enjeu de taille dans la construction de l’image d’une nation, pour son soft power comme pour l’attrait que la culture suscite dans les cultures industrialisées, jusqu’à en faire un levier économique. Les grands pôles urbains jouent ainsi de leur patrimoine culturel et architectural pour s’inscrire dans une logique touristique, tandis que les régions vont mettre en avant le terroir comme patrimoine naturel ou ses traditions pour (re)dynamiser l’économie. Le patrimoine s’est ainsi diversifié, au fil du temps, devenant parfois « immatériel » selon la nouvelle catégorie créée par l’Unesco en 2003 pour valoriser des savoir-faire, des traditions ou des expressions culturelles qui ne peuvent être conservées au musée sous forme d’objets. Mais à qui s’adresse l’exposition du patrimoine ? Et quel est le public à qui « sa mise en scène » R. Recht, Penser le patrimoine. Mise en scène et mise en ordre de l’art, Paris, Hazan, 2008. – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Roland Recht – est destinée ? Ces interrogations, toujours d’actualité, ont été au cœur des services de médiation des musées depuis les années 1980. Le tournant médiateur de l’art, inscrit dans les politiques culturelles dans le sillage du rapport Michel Troche sur l’art contemporain en 1982 G. Breerette, « Une première tentative de réflexion sur les arts plastiques contemporains », Le Monde, 27 février 1982., marque une évolution radicale de la relation entre public et patrimoine. L’ère numérique n’a fait qu’accélérer une mutation déjà à l’œuvre, imposant moins de focalisation sur la seule conservation, et plus de construction de discours autour des objets, quels que soient les musées concernés (beaux-arts, histoire, société ou scientifiques).
À la même époque, avec les années 2000, et en particulier la loi dite « des musées », la médiation et la valorisation des collections patrimoniales entrent dans la feuille de route des établissements publics culturels. Leurs missions sont clairement définies : « Les musées de France ont pour missions permanentes de : a) Conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; b) Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; c) Concevoir et mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture ; d) Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu’à leur diffusion. » « Loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France », Journal officiel – JORF, 5 janvier 2002.
On comprend que la mission du musée change, et s’oriente bien plus vers le public, son accueil, son éducation mais aussi les recherches autour de ce patrimoine. Ce double tournant vers davantage de médiation et, à l’arrière-plan, de discours (l’historien de l’art Jean-Marc Poinsot parle de « récits autorisés » Voir J.-M. Poinsot, Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Genève, Musée d’art moderne et contemporain – Villeurbanne, Institut d’art contemporain, 1999.), a été accéléré par deux phénomènes. Le premier, imposant au ministère de la Culture d’être aussi celui de la Communication, est d’amplifier, comme de nombreuses institutions et mouvements politiques, le storytelling de la culture. Les expositions n’en sont pas dispensées, loin de là. Le second est celui de la prise de parole de plus en plus présente des artistes au sein même de ces institutions et dans leurs productions. Cette voix nouvelle qui s’est élevée est loin d’être négligeable dans la transformation de la perception du « patrimoine » et ses suites aujourd’hui.
Après le patrimoine, les récits ?
L’anglais utilise le terme heritage qui indique bien plus la notion de transmission que le français. Ce dernier, plutôt que d’emprunter à une autre langue, est friand du préfixe « post » pour signaler un changement d’ère. Depuis les années 2000, en effet, le concept de patrimoine a été traversé par de nouveaux enjeux qui interrogent très directement sa constitution et la façon dont se conserve, s’expose et se transmet cet héritage. Outre la révision féministe des collections, qui ont soigneusement occulté les artistes femmes à des époques où les musées ont été marqués en France par la domination masculine, la lecture même de l’art s’est enrichie d’autres points de vue en dehors de l’eurocentrisme culturel. Il faut en effet considérer que le musée s’inscrit culturellement comme institution, en tant que lieu mais aussi en tant que concept : il s’agit de montrer des objets et/ou des œuvres qui ont du sens, un sens collectivement construit Voir N. Drouguet, A. Gob, La Muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Paris, Armand Colin, 2021 [5e édition] ; et J. Davallon, L’Exposition à l’œuvre, stratégies de communication et médiation symbolique, Paris L’Harmattan, 1999..
Dans ces musées, il n’y a pas beaucoup d’objets à conserver, mais plutôt des récits : ce sont eux qui leur donnent un sens.
L’interaction avec publics et artistes a ainsi invité de nouvelles questions : l’histoire de l’esclavage, visible sur les frontons des villes portuaires françaises, a ancré le patrimoine dans une autre ligne historique, portée d’abord par des associations militantes, des personnes concernées et enfin par des institutions comme le musée d’Aquitaine qui, lors de la refonte de sa collection, a consacré une section entière à ce qui est aussi une histoire nationale. Le mémorial ACTe en Guadeloupe a, tout comme le Musée national de l’émigration italienne à Gênes, utilisé le principe d’immersion fictionnelle pour accueillir le visiteur et lui faire vivre le patrimoine non plus seulement par un discours didactique mais par une expérience conceptuelle et émotionnelle. Dans ces musées, il n’y a pas beaucoup d’objets à conserver, mais plutôt des récits : ce sont eux qui leur donnent un sens. Le Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris recueille ainsi les histoires personnelles associées aux pièces de collection qui sont données ou acquises, pour construire au-delà de l’anecdote une histoire collective. Et même si cette collecte n’est pas exempte de biais, elle engage un dialogue qui modifie le dépôt ou l’acquisition dans les fonds.
Ce phénomène est d’autant plus sensible dans les collections d’art contemporain, et ce depuis l’avènement de l’art conceptuel dans les années 1960. Pensée comme une résistance au marché et aux discours académiques modernistes plaqués sur les œuvres, la pratique conceptuelle place au centre la parole de l’artiste qui énonce ses intentions et le protocole de mise en place de son travail plastique. Cette présence de la parole artistique est montée en puissance dans les années 2000 et a permis de faire émerger des histoires oubliées de l’art : on peut penser aux statues à la gloire de l’expansion coloniale abandonnées au Jardin d’agronomie tropicale du bois de Vincennes et filmées par Thu-Van Tran, artiste franco-vietnamienne issue de l’histoire coloniale française en Indochine, ou aux installations et vidéos de Julien Creuzet dénonçant la pollution au chlordécone dans les Antilles françaises. Françoise Vergès, dans son ouvrage volontairement polémique Programme de désordre absolu Fr. Vergès, Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, Paris, La Fabrique éditions, 2022., revisite l’histoire du Louvre à l’aune de l’histoire coloniale et propose de passer à un « post-musée » qui donnerait leur place à des récits jusqu’à présent minorisés de l’histoire nationale, et de faire du musée un espace de dialogue social.
Repenser le commun
L’idée de post-patrimoine prend acte de cette ouverture, mais aussi de la dématérialisation des communs, par un grand partage numérique qui laisse entendre des voix, que ce soit par le regard des artistes ou des représentations citoyennes, mais aussi des chercheurs et chercheuses, conservateurs et conservatrices. Les objets conservés prennent des ampleurs nouvelles, s’enrichissent de dimensions inexplorées, en lien avec leur provenance, l’histoire de leurs propriétaires, leur symbolique parfois contradictoire, trésor pour les uns, pillage pour les autres. La réflexion à l’œuvre autour des restitutions dans les anciennes colonies, mais aussi en Guyane, l’illustre bien. Si l’enjeu de l’inaliénabilité ne doit pas basculer vers des considérations économiques, celui de la coconstruction d’une image patrimoniale collective juste s’entend comme une évolution de fond qui rééquilibre les forces autour des collections et leur appropriation dans le bien public.
Ouvrage de Magali Nachtergael en lien avec cet article : Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires, Paris, MkF éditions, 2023.