Qu’est-ce qu’une œuvre ? De la reconnaissance de l’art à celle du droit, en passant par celle du marché, l’œuvre oscille entre norme, liberté, transgression, rationalité, sensibilité… Si la définition de ce qui fait œuvre oppose, la question de son origine fait consensus : la création serait l’apanage de l’être humain. Et pourtant ! En octobre 2018, la maison de vente Christie’s a vendu aux enchères plus de 400 000 dollars un tableau intitulé Edmond de Belamy et présenté comme ayant été généré par une intelligence artificielle. Daddy’car, titre produit par Flow Machines de Sony, a été réalisé dans le style des Beatles. Et les progrès en analyse du langage « naturel » ont trouvé diverses applications dans l’édition, conduisant à la génération de textes simples, notamment dans la presse.
L’intelligence artificielle (IA) fascine autant qu’elle effraie. La promesse est celle d’un remplacement – d’une modification ? – de l’humanité. Elle est souvent excessive, car pour l’heure, la science ne maîtrise qu’une intelligence artificielle faible, monotâche et non consciente. Aussi, l’être humain en est indissociable. Pour autant, on ne saurait ignorer que des créations culturelles sont produites par des IA.
Doit-on protéger ces créations ? Le droit d’auteur est-il alors l’écrin pertinent pour les recevoir, comme semble le suggérer le Parlement européen, qui propose, dans un rapport de 2017, de définir des « critères de “création intellectuelle propre” applicables aux œuvres protégeables par droit d’auteur créées par des ordinateurs ou des robots » Rapport du Parlement européen contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 27 janvier 2017, 2015/2103(INL), p. 32. ? Aussi, ces réalisations algorithmiques sont-elles des œuvres de l’esprit ? À qui accorder les droits dans cette hypothèse ? C’est une partie des enjeux que posent les IA créatives Pour une approche globale de l’impact de l’IA dans les industries créatives, voir le Rapport de la Mission du CSPLA « IA et culture », prés. A. Bensamoun et J. Farchy, janvier 2020 ; et pour une étude transversale en propriété intellectuelle, voir A. Bensamoun, « Intelligence artificielle et propriété intellectuelle », dans Droit de l’intelligence artificielle, dir. A. Bensamoun et G. Loiseau, LGDJ-Lextenso, 2019, p. 235. .
La qualification des créations générées par une intelligence artificielle
Les créations algorithmiques s’illustrent désormais dans tous les secteurs créatifs. Elles visent une réalité bien précise qui met le droit en difficulté : comment qualifier ces réalisations artistiques qui pourraient, à priori et en considération du résultat, être appréhendées comme des œuvres de l’esprit ?
L’œuvre de l’esprit est l’objet de la protection du droit d’auteur. Notion-cadre, elle n’est pas définie par le législateur dans le Code de la propriété intellectuelle, et ce, à dessein. En effet, cette retenue législative permet de conserver au droit sa plasticité, en déléguant au juge une part du pouvoir normatif. Le juge peut ainsi réaliser l’adaptation de la notion au gré des évolutions techniques et sociales. Pour autant, on sait également que l’œuvre de l’esprit est classiquement appréhendée, aussi bien en doctrine qu’en jurisprudence, comme une création de forme originale, c’est-à-dire portant l’empreinte de la personnalité de son auteur. Doit-on identifier des œuvres de l’esprit dans ces productions artificielles ? Répondre à cette question, c’est mettre en évidence deux obstacles.
Le premier est lié à la création. Impliquant une transformation du réel, elle semble réservée à l’humain. Par ailleurs, on considère parfois en droit d’auteur que la condition implique une conscience, une certaine maîtrise intellectuelle du processus créatif. Ce qui exclut d’ailleurs les déments et les infans En droit et en psychanalyse, le terme désigne un enfant en bas âge qui n’est pas encore doué de raison, NDLR. . Or, le robot n’a pas de conscience. Quant au concepteur de l’IA ou à l’utilisateur, ils n’ont, du fait de la nature même du mécanisme qui fonctionne comme une « boîte noire », aucunement conscience du résultat à atteindre. Pour autant, ce critère de conscience de la création n’est pas unanimement admis en doctrine et il n’a pas l’intérêt de la jurisprudence. En effet, qui oserait dénier la qualification d’œuvres aux poèmes composant Les Fleurs du Mal de Baudelaire ou à certains tableaux de Van Gogh, alors que nul n’ignore que leur conscience a été altérée (par les drogues, la folie…) ?
Le second écueil découle de la condition d’originalité qui offre, dans une approche traditionnelle, une acception subjective, résumée dans l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Mais de quelle empreinte parle-t-on ici ? Évidemment pas de celle du robot. Sans doute pas non plus de celui qui intervient en amont, dans la conception de l’outil, ou en aval, appuyant sur un bouton pour générer une création. Cependant, outre que le critère d’originalité s’objectivise sous l’influence des nouvelles techniques et aussi du droit européen, ne devrait-on pas évaluer l’originalité de l’œuvre dans l’œuvre et non dans la personne de son créateur ? D’autant que la démarche relève nécessairement de l’artifice pour certains types d’œuvres, pourtant protégeables par le droit d’auteur, comme les œuvres anonymes ou encore les œuvres orphelines (qui rapportera alors la preuve de l’originalité ?).
Ainsi, la notion d’œuvre est sans doute suffisamment souple pour recevoir les créations algorithmiques. Reste que la détermination d’un auteur est nécessaire et, partant, celle d’un titulaire de droits.
Les droits sur les créations générées par une intelligence artificielle
L’acte créatif est éminemment personnel et subjectif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en droit français, une personne morale ne peut jamais être qualifiée d’auteur. Seule une personne physique peut endosser cette qualité. L’exigence semble d’ailleurs partagée au niveau international, implicitement dans la Convention de Berne. Aux États- Unis, la fameuse affaire du selfie pris par le singe Naruto a laissé des traces En 2008, le photographe animalier David Slater, en reportage dans une forêt indonésienne, se voit soustraire son appareil par une macaque femelle qui réalise une série de clichés. Ces derniers ont fait débat auprès de diverses organisations et spécialistes des droits d’auteur pour déterminer qui en était véritablement l’auteur, NDLR. . Désormais, le Copyright Office n’autorise l’enregistrement d’une création que si elle a été réalisée par un être humain. Dans ces conditions, qui est l’auteur de la création algorithmique ?
D’évidence, pas le robot. Certains le soutiennent pourtant, militant pour la création d’une « personnalité juridique électronique ». Le Parlement européen a même pu, un temps, l’évoquer, dans une résolution de février 2017 Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 2015/2013(INL), § 59 f). . Mais, outre les difficultés éthiques et philosophiques qu’une telle option ne manquerait pas de soulever, l’octroi d’une telle personnalité ne résoudrait aucun des problèmes soulevés dans la mesure où l’autorat ne se réduit pas à l’existence d’une personnalité juridique. La personnalité est prise au sens subjectif du terme et renvoie à une personne physique.
Le choix d’un statut pour les productions culturelles de l’IA apparaît comme une question presque philosophique qu’il faudra trancher juridiquement.
Dans ce travail de désignation, certains auteurs de doctrine optent pour l’autorat de l’utilisateur de l’IA. Si celui-ci utilise l’IA comme un simple outil de création, c’est incontestable et la technicité de l’instrument ne saurait modifier le raisonnement classique. Notamment, en matière musicale, l’IA est surtout utilisée aujourd’hui pour accompagner la création humaine. Dans ces conditions, l’humain intervient et exprime sa liberté créative, en amont, par la détermination de la base d’entraînement, et, en aval, dans l’étape de « curation », sorte d’éditorialisation qui permet de faire des choix pour aboutir à l’œuvre finale. Mais si, au contraire, il se contente de déclencher la création et peut-être de l’élire (c’est-à-dire de décider que tel résultat est œuvre, par sa seule volonté), aucune trace de sa liberté créative ne pourra être relevée. De fait, un tel choix met à mal les principes qui fondent le droit d’auteur.
D’autres préfèrent alors désigner le concepteur de l’IA, celui qui, en définitive, définit le champ des possibles. Certes créateur indirect, il fixe cependant le cadre de la création artistique. Cette solution, qui pourrait être juridiquement fondée sur le droit commun (notamment par renvoi au mécanisme de l’accession par production En ce sens également, voir P.-Y. Gautier, « De la propriété des créations issues de l’intelligence artificielle », JCP G 2018, no 913. , mécanisme de droit des biens permettant au propriétaire d’acquérir les accessoires que produit sa chose et augmentant ainsi l’assiette de la propriété principale), suscite cependant des questions, tant s’agissant de son application – incertaine – que de sa mise en œuvre pratique. Par exemple, comment permettre à l’utilisateur de se servir de l’instrument comme il le souhaite, de modifier éventuellement la réalisation, sans porter atteinte à l’intégrité ? Par ailleurs, comment gérer les productions post mortem, c’est-à-dire les créations générées par l’IA alors que le concepteur de l’IA est mort ? Encore, quel serait le point de départ de la protection ?
Ces nombreuses incertitudes suggèrent que la voie d’un droit spécial est sans doute celle à privilégier. On pourrait pour cela s’inspirer par exemple du droit anglais, lequel met en place un régime dérogatoire pour les « œuvres générées par ordinateur », définies comme celles réalisées « dans des circonstances telles qu’il n’y a pas d’auteur humain » Copyright, Designs and Patents Act (CDPA), 1988, art. 178 (b). . Le Copyright, Designs and Patents Act pose alors une fiction en vertu de laquelle l’auteur est celui qui a pris les « dispositions nécessaires pour la création de l’œuvre » Ibid, art. 9 (3).. Beaucoup considèrent que le bénéficiaire visé est l’utilisateur, encore qu’on puisse légitimement en douter. Dès lors, la mise en place d’un régime spécial ne serait pertinente que si elle permettait de lever les doutes tenant à la titularité. Pour cela, on pourrait tout autant imaginer la création d’un nouveau droit voisin ou d’un droit sui generis, sur le modèle du droit des producteurs de bases de données.
Encore faut-il s’assurer, en amont, que l’option politique est bien celle d’une protection. En effet, le choix d’un statut pour les productions culturelles de l’IA apparaît comme une question presque philosophique qu’il faudra trancher juridiquement. Aussi, le dernier mot reviendra sans doute au législateur. On pourrait d’ailleurs imaginer, comme certains le soutiennent, que la voie élue soit celle d’une non-protection, d’un rattachement au domaine public par exemple Militant en ce sens, G. Azzaria, « Intelligence artificielle et droit d’auteur : l’hypothèse d’un domaine public par défaut », Les Cahiers de PI, 2018, vol. 30, no 3, p. 925. . Dans tous les cas, il serait souhaitable que la solution s’impose à une échelle internationale, à minima européenne. Dans cette attente, le règlement contractuel a pris le relais…
Article paru dans l’Observatoire no 55, hiver 2020