Photo : © Alice-Anne Jeandel

Qu’appelle-t-on un « tiers-lieux » dans le domaine de la culture ?

  • Catégoriser strictement les tiers-lieux par domaines d’activité peut sembler en contradiction avec les principes mêmes qui les caractérisent : c’est-à-dire des lieux hybrides et des expérimentations d’usages, à la frontière de plusieurs mondes/disciplines et au cœur des transitions territoriales, numériques, écologiques, voire politiques.
  • On peut néanmoins discerner plusieurs types de positionnement selon la nature des activités qui s’y déroulent et des communautés mobilisées : tiers-lieux d’innovation ouverte (fab labs, living labs, ateliers paysans…), tiers-lieux sociaux (espaces de médiation numérique, urbanisme temporaire, ateliers de réparation, recycleries…), co-working spaces, tiers-lieux d’innovation publique ou encore tiers-lieux culturels.
  • Une proposition de définition des tiers-lieux culturels : « les tiers-lieux culturels sont des espaces hybrides et ouverts de partage des savoirs et des cultures, qui placent l’usager (le visiteur, le lecteur, l’étudiant, le spectateur…) au cœur des processus d’apprentissage, de production et de diffusion des cultures et des connaissances » R. Besson (2018), « Les tiers-lieux culturels, chronique d’un échec annoncé », l’Observatoire, n°52 , p.19. .

Aux racines multiples du mouvement des tiers-lieux dits culturels

Si le phénomène tiers-lieux traverse aujourd’hui l’ensemble du secteur culturel, plusieurs racines ou filiations ont précédé (et préparé) sa diffusion massive dans le monde des arts et de la culture : 

  • Une filiation avec les utopies participationnistes qui caractérisent les centres culturels communaux et l’animation culturelle des années 1970. Et plus récemment, une continuité avec les démarches portées par des collectifs d’artistes dans des squats, des friches ou des lieux de fabrication – que l’on regroupe généralement sous les termes de Nouveaux Territoires de l’Art ou de lieux intermédiaires – et qui ont questionné un ensemble de frontières dans le champ de la production artistique (entre public/privé, disciplines artistiques, secteurs d’activités, amateurs/professionnels, public/population…).
  • Les bibliothèques « troisième lieu » qui se présentent comme des espaces de rencontre et de sociabilité, centrées sur les usagers, accordant une place significative aux outils numériques et aux nouveaux modèles d’apprentissage. Aux côtés de leur mission de consultation et d’emprunt d’ouvrages ou de supports multimédias, elles peuvent accueillir l’implantation d’autres services publics (pôle emploi, mission locale…), d’espaces de coworking, d’activités associatives ou dédiées aux loisirs (cours de tricot, cuisine, grainothèque, atelier de réparation…).
  • Les communautés associées aux mouvements du libre et de l’open source, héritières des conceptions des pionniers des cultures numériques, dont elles transposent les valeurs politiques et techniques (partage, peer to peer, gouvernance…) dans des espaces d’élaboration collective (makerspace, hackerspace, mais aussi programme des Espaces Culture Multimédia du MCC…). Elles trouvent leur pendant dans une perspective clairement plus économique et entrepreneuriale, portée par des collectifs d’entrepreneurs culturels, d’artistes ou de scientifiques qui en appellent également aux méthodes de l’innovation ouverte, tout en poursuivant des finalités différentes, voire opposées (incubateurs, tech-shops, open labs artistiques…).
  • Le mouvement des sciences participatives qui a reçu un écho favorable dans certains CCSTI et universités. Il vise à promouvoir la figure du chercheur-citoyen en capacité de questionner, d’enrichir et de réorienter les recherches en fonction de savoirs non académiques, des besoins et des aspirations de la société civile.

Comment caractériser ce qui relèverait d’une démarche de tiers-lieux dans le domaine de la culture ?

  • Les tiers-lieux se démarquent d’une approche diffusionniste et légitimiste de la culture (en mêlant des registres de savoirs et de références qu’ils soient académiques, pratiques, tacites, experts ou profanes). Ce sont plus des lieux « d’animation » que de « programmation » : c’est à travers les communautés qui les animent et le territoire dans lequel ils s’encastrent qu’ils acquièrent leur spécificité.
  • Ils facilitent la participation active des usagers à l’élaboration ascendante de nouveaux savoirs, créations et productions culturels. Ils accueillent des besoins qui trouveraient plus difficilement leur place ailleurs, autour de différentes pratiques et disciplines culturelles au sens large (et non pas au sens du secteur culturel).
  • Ce sont des lieux de proximité : ils assurent souvent des fonctions de solidarité « dans le dernier kilomètre », dont l’importance a été perceptible au cours du premier confinement qui a eu pour effet de creuser les inégalités existantes.   
  • Autant qu’un espace physique, le tiers-lieu est une (ou des) communauté(s) en action. L’accès à la communauté est aussi important que l’accès au lieu physique.
  • Il repose sur la construction d’un collectif ouvert : chaque tiers-lieu part d’un collectif qui le fonde, qui est intimement lié au territoire qu’il investit et aux groupes de personnes qu’il réunit. Les frontières du collectif au sein d’un tiers-lieu sont poreuses : le collectif peut être composé d’un premier cercle de fondateurs, puis il s’ouvre progressivement au cercle des usagers actifs et à celui des usagers plus ponctuels ou moins impliqués. Ces cercles constituent d’abord des cercles de définition des rôles tant dans la réalisation des activités que dans les processus de décision. En cela, la démarche des tiers-lieux renferme un questionnement profond sur les gouvernances collectives et les coopérations au sein des lieux culturels.
  • Les tiers-lieux font souvent appel à des architectures réversibles (non figées et flexibles, pouvant s’adapter aux besoins de la société civile), à des espaces hyper-relationnels (cherchant à stimuler les contacts, l’ouverture, les collaborations, les échanges) et conviviaux (bar, cantine, jardin partagé…).
  • Ils convoquent plusieurs registres économiques, mêlant – suivant des équilibres différents – une économie publique (subvention, investissement public), une économie privée (vente de prestations et de services, fonds de dotation, mécénat, partenariat privé) et une économie contributive (contributions non monétisables, apports en temps et en compétences des usagers, crowdfunding…).

Quelques jalons pour une politique de soutien aux tiers-lieux dans le domaine de la culture

De façon générale, les tiers-lieux sont investis d’une forte attente politique en lien avec des problématiques de télétravail, d’innovation, de revitalisation territoriale et de transformation des modèles de développement. En témoignent les importants programmes d’investissement public consentis à leur égard par l’État (ANCT), les collectivités territoriales ou encore la Banque des territoires.

Le mouvement des tiers-lieux impacte désormais un ensemble de lieux culturels existants ou nouveaux, ce qui pose un certain nombre de défis aux politiques culturelles dans la mesure où il porte les germes d’une transformation des régimes dominants de production et de diffusion des cultures et des savoirs. En cela, le dispositif des Micro-Folies – parfois présenté comme des tiers-lieux devant contribuer à lutter contre les « zones blanches culturelles » – apparaît assez contradictoire (quant à ses intentions et son fonctionnement) avec les principes qui caractérisent ce mouvement. Alors que les tiers-lieux se situent (ou se situaient) plutôt en rupture avec les cadres institutionnels, ils deviennent aujourd’hui des institutions à part entière : qu’ils soient reconnus et soutenus par les pouvoirs publics ; qu’ils se développent au sein d’institutions culturelles ; ou que certaines institutions culturelles se transforment ou aient été élaborées comme des tiers-lieux en tant que tels.

Ce processus d’institutionnalisation des tiers-lieux pose un certain nombre de « problèmes » de politique culturelle que nous formulons ici sous la forme de quelques principes généraux qu’il serait nécessaire d’enrichir :

  • S’appuyer sur une conception de l’action publique culturelle ancrée dans les transitions (c’est-à-dire désectorisée) et les territoires (différenciée, spécifique à un milieu de vie) Voir notamment le rapport du LUCAS, De la coopération culturelle à la culture de la coopération, 2021..
  • Établir des modalités de soutien non pas suivant les critères de missions / fonctions standards qui caractérisent les logiques de labélisation culturelle habituelle, mais au regard de la qualité des procédures d’animation, de contribution et de coopérations mises en place pour assurer le bon encastrement territorial et social du projet.
  • Le lien étroit avec la vision des droits culturels doit être travaillé : les tiers-lieux peuvent en être une traduction pratique (parmi d’autres) dans la mesure où ils mettent les personnes et leurs interactions au centre de leur fonctionnement, qu’ils contribuent à reconnaître l’égale dignité des cultures vécues et choisies par ces personnes, et qu’ils cherchent à renforcer leurs capacités de choix, d’expression, d’accès et d’échange à travers différentes modalités de participation.
  • Pour ces deux sujets (droits culturels et tiers-lieux), la procédure est cruciale, par son organisation, par les interactions entre individus. L’expérience désormais bien documentée des Centres culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de leur démarche commune sous forme de « boucle procédurale / délibérative » constitue à ce titre un précédent inspirant.
  • Les compétences et les métiers traditionnels de la culture sont mis à l’épreuve des nouveaux enjeux induits par les tiers-lieux, entrainant le glissement de logiques de prescription/relation publique vers des logiques de coopération/facilitation. C’est la référence à une nouvelle ingénierie culturelle qui est ici en jeu : celle de la facilitation culturelle P. Brini, E. Vergès, Faire culture. De pères à pairsPUG, 2021. . En ce sens, le rôle des professionnels de la culture n’est plus tant celui de programmateur, d’intervenant, d’organisateur ou même de médiateur que celui d’ingénieur-facilitateur des connexions entre groupes et personnes. Ces nouveaux savoirs professionnels du travail culturel demandent à être expérimentés, stabilisés et transmis.
  • Une démarche de tiers-lieu ne saurait être réduite à un paravent à la perte d’attractivité de certains lieux de culture et de savoirs, pas plus qu’à un instrument d’optimisation foncière ou de développement de l’économie numérique. L’inverse présenterait le risque d’un étiolement des conceptions civiques et politiques qui en sont à l’origine.
  • Il conviendrait d’accompagner les « tensions sectorielles » qui pourraient découler d’une déspécialisation des lieux culturels et de l’émergence d’espaces génériques qui ne différencieraient plus autant les équipements entre eux. D’où l’importance de travailler le sujet avec l’ensemble des réseaux professionnels de la culture.
  • Le soutien aux tiers-lieux dits « culturels » ou à la dimension culturelle des tiers-lieux procède nécessairement d’une construction inter/trans-sectorielle des politiques publiques. Celle-ci implique de coopérer avec un écosystème d’acteurs qui enjambe les frontières du secteur culturel : ANCT, Banque des territoires, France tiers-lieux, Conseil National des Tiers-Lieux, Mission société numérique, Coopératives des tiers-lieux, etc.

Cette note a été produite en octobre 2021.