Trois villes témoins de transformations contemporaines

Bruxelles, capitale belge bigarrée, ville de fort brassage cosmopolite et artistique. Charleroi, « le Pays noir », héritière d’un patrimoine industriel gigantesque issu de ses mines de charbon. Le Teil, ville périurbaine ardéchoise située dans la vallée du Rhône au pied des contreforts de l’Ardèche, ancienne cité ouvrière multiculturelle qui a subi un important séisme en 2019.

Des villes où les enjeux contemporains s’entrechoquent, qu’il s’agisse de problématiques sociales, environnementales, urbaines, culturelles ou économiques. Bruxelles, emblème de l’Union européenne, est sans doute celle qui bénéficie de l’imaginaire le plus positif. Charleroi et Le Teil ont, quant à elles, connu un fort déclin ces dernières décennies et traînent des images négatives dont elles font pourtant un vrai défi « alchimique » afin d’en extraire de nombreuses ressources résilientes et transformatrices.

La culture, catalyseur du changement

En matière de transition des villes, Rob Hopkins (réseau des villes en transition) considère les crises comme des occasions de changer radicalement la société. Un changement qui doit être porté par la communauté dans son ensemble et non par les seuls individus ou des politiques isolées. L’art et la culture peuvent être les moteurs de ces transitions, même s’ils sont trop peu reconnus comme tels. Au cœur de ces transformations sociétales, l’énergie créative est en effet essentielle. La question des communs et celle des droits culturels influent sur de nombreuses initiatives publiques ou privées. Comme le dit l’anthropologue Johanne Bouchard (Observatoire de la diversité et des droits culturels) à propos des droits culturels : « La culture n’est plus un champ, mais une dimension du réel. »

Cour intérieure de La Vallee, Bruxelles
Cour intérieure de Maxima, Bruxelles. Photo : © Élisa Dumay

Première étape : Bruxelles, ses tiers-lieux et centres culturels

Nos pérégrinations commencent à Bruxelles. Avec Antoine Dutrieu et Margaud Antoine-Fabry, nous découvrons l’ASBL Communa qui coordonne et fédère des lieux transitoires (notamment Maxima que nous visitons). Ancien siège social d’une entreprise privée située dans le quartier Forest, cette friche urbaine de 7 000 m2 regroupe aujourd’hui environ 70 projets locaux et un habitat communautaire pour femmes. La vocation de Communa est de faciliter l’urbanisme transitoire à finalité sociale en « s’engageant pour une ville plus abordable, plus démocratique, plus résiliente et plus créative ». Non sans grandes difficultés, elle fait office de « passeur » entre pouvoirs publics et acteurs locaux en occupant des sites vacants, et en établissant une coopération durable avec des acteurs de quartiers, associations, artistes, personnes sans domicile ou réfugiées, etc. Ces espaces deviennent ainsi des lieux d’invention, d’accueil, de travail, d’actions collectives et militantes. « À Bruxelles, il y a plus de six millions de mètres carrés vides, c’est l’équivalent de la surface au sol de la commune d’Ixelles L’une des 19 communes de la Région de Bruxelles-Capitale qui compte 88 000 habitants. » précisent nos guides.

Affiche sur un mur de Maxima, Bruxelles. Photo : © Élisa Dumay
Mur du quartier Gare du Midi, Bruxelles. Photo : © Élisa Dumay

Nous poursuivons l’exploration de la thématique des tiers-lieux avec Arnaud Idelon, fondateur d’Ancoats. Il dresse un panorama historique de ces nouveaux lieux dans toute leur diversité. Avec Pierre Pevée, nous visitons l’impressionnant site de LaVallée (dont il est le coordinateur) dans le quartier modeste de Molenbeek. Portée par l’entreprise sociale Smart, LaVallée est une ancienne blanchisserie de 6 000 m2 convertie en « espace de travail, de rencontre et de partage pour les entrepreneurs créatifs ».

Cour intérieure de LaVallée, Bruxelles. Photo : © Élisa Dumay

Le dernier lieu bruxellois que nous découvrons est le théâtre La montagne magique (qui porte si bien son nom !). Cali Kroonen, sa directrice, nous décrit ce lieu : une ancienne banque coloniale, aujourd’hui dédiée à l’enfance et à la rencontre artistique avec les scolaires. Dans la confusion actuelle – entre pulsion et fiction – qu’éprouvent notamment les jeunes générations, dit-elle, l’enjeu éducatif avec les enfants est de parvenir à leur faire le récit du monde dans toute sa complexité et sa diversité, et de le partager avec eux. Cali nous explique en quoi la narration fictionnelle les aide à construire leur rapport au monde et comment le théâtre permet de dépasser les comportements impulsifs encouragés par la société de consommation et le numérique.

accueil théâtre Montagne Magique
L’accueil de La montagne magique, Bruxelles. Photo : © Élisa Dumay

Acteur du renouveau des centres culturels belges, le philosophe Luc Carton nous fait le récit de cette expérience et nous invite à découvrir un mode culturel opératoire inédit, pensé pour faire liens et agir dans les territoires. Avec les centres culturels, le ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique souhaite développer les droits culturels pour chaque citoyen. En préalable à tout projet, « l’analyse partagée » du territoire permet à chaque centre de s’appuyer pleinement sur les ressources et spécificités de celui-ci afin d’en dégager de grands enjeux (par exemple, ranimer un centre-bourg en désuétude, penser les rapports entre ruraux et nouveaux arrivants, etc.).

Dans cette période d’instabilité et d’accélération permanente, nous dit Luc Carton, le phénomène de transition ressemble à des sables mouvants et génère aussi de l’insécurité. Comment limiter une économie marchande au profit d’une démocratie contributive ? Comment créer du commun dans une société divisée ? Citant Paul Ricœur, il nous propose ce paradigme : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression de ses contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. »

2e étape : Charleroi, la nouvelle vie des terrils

C’est par le train que nous arrivons à Charleroi, accueillis sous une pluie torrentielle par la chaleureuse Micheline Dufert, notre guide sur le parcours dit « de la Boucle noire ». Rappelons qu’en 1900, la Belgique était le 4e pays au monde producteur de charbon. Tels de minuscules randonneurs, nous traversons les anciens et vastes sites industriels situés à deux pas du centre-ville. L’effet est vertigineux : ici d’anciennes usines de production, là de hauts terrils verdoyants font figure de vigies et jalonnent le paysage urbain, plus loin des grues entament péniblement le démontage d’immenses bâtiments abandonnés.

Visite de Charleroi. Photo : © Élisa Dumay
Charleroi. Photo : © Élisa Dumay

Charleroi a décidé de redonner vie aux terrils de charbon laissés à l’abandon depuis quarante ans, emblèmes culturels autant que traces d’un passé sombre marqué par une vie pauvre et ouvrière. Nous longeons la Sambre, jolie rivière qui coule au milieu de ces vestiges quasi apocalyptiques. Passant du calme des terrils réensauvagés au bruit des machines, ce parcours pédestre est à la fois sidérant et vivifiant ; il nous invite à croire en une résilience possible. Charleroi fait d’ailleurs partie du réseau Transition.be. Associée au centre culturel de l’Eden, la Boucle noire propose régulièrement des interventions artistiques et des événements pour inviter le grand public et la population à se réapproprier cette histoire et à la transformer.

Au même titre que l’économie et la résilience environnementale, la culture est un pivot de la reconstruction de la ville – une politique encouragée par la municipalité. On y trouve des équipements culturels à foison (bibliothèques, cinémas, centre international Charleroi Danse, musée de la Photographie…) et de nombreux acteurs dans les domaines du numérique, de la vidéo, du théâtre, etc.

Charleroi montée des terrils
Montée des terrils, Charleroi. Photo : © Élisa Dumay
Vue des terrils, Charleroi. Photo : © Élisa Dumay
Vue des terrils, Charleroi. Photo : © Élisa Dumay

Après notre arpentage, Fabrice Laurent nous accueille à l’Eden, centre culturel de Charleroi dont il est le directeur. Il nous explique comment le centre et toute son équipe ont fait de la crise sanitaire l’occasion de déplacer leurs pratiques habituelles et d’inventer d’autres formes de programmation dans les quartiers de la ville, de créer de nouveaux liens avec les espaces publics et les populations.

Présentation de l’Eden par Fabrice Laurent. Photo : © Élisa Dumay

3e étape : Le Teil, culture de la reconstruction et reconstruction par la culture

Le Teil a tous les attributs d’une ville périurbaine nichée entre l’Ardèche – dont elle est la porte d’entrée – et le Rhône, à quelques pas de Montélimar et de la fameuse autoroute A7. Son statut de ville passante a de l’avenir, mais il engendre pour l’instant de nombreuses nuisances routières et très peu de retombées économiques, en attendant la déviation à venir.

Arpentage du Teil avec les agents municipaux de l’urbanisme. Photo : © Élisa Dumay

La ville n’a pas connu, comme Charleroi, une désindustrialisation brutale. Elle a vu toute son activité cheminote et cimentière (usines Lafarge) décliner peu à peu en cinquante ans, jusqu’à laisser la paupérisation s’installer et les quartiers se couper les uns des autres. Pourtant, de cette culture ouvrière restent les traces vivaces d’une identité multiculturelle et d’un esprit collectif puissant. C’est d’ailleurs cette force teilloise qui a fait surgir un immense élan de solidarité lors du tremblement de terre de novembre 2019. Sans conséquences humaines, il a tout de même fragilisé une ville déjà pauvre et malmenée sur le plan de l’urbanisme. Près de 10 % des habitations ont été touchées et des centaines de personnes ont dû brutalement quitter leurs logements.

L’équipe municipale et les nombreux acteurs associatifs et institutionnels de la ville ont décidé de transformer cette grande secousse en une nouvelle donne. Après Lafarge, la résilience serait-elle le « nouveau ciment » pour inventer les fondations de la ville de demain ? L’économie locale doit se réinventer dans un contexte de déprise commerciale sévère. La ville bénéficie de l’ambitieux programme Territoires zéro chômeur de longue durée. L’écologie et le développement durable deviennent des piliers pour repenser un nouveau cadre de vie (mobilité, place de la nature en ville, consommation d’énergie, aide aux plus pauvres…).

Vue sur le centre du Teil. Photo : © Élisa Dumay
Immeuble démoli après le séisme de 2019. Photo : © Élisa Dumay
Visite de la place Garibaldi (Le Teil) réalisée par De l’aire avec les habitants du quartier après la démolition d’un îlot de 1 000 m2. Nouvel espace public végétalisé dans un quartier très pauvre. Photo : © Alice-Anne Jeandel

Olivier Pévérelli, maire du Teil depuis une quinzaine d’années, nous fait le récit de cette transition et nous explique aussi comment il a toujours vu l’art et la culture comme des moteurs de développement et de fabrication des communs. Il considère le respect des droits culturels comme un levier essentiel pour inventer le monde de demain. C’est ainsi que depuis plusieurs années, il a ouvert la ville à des acteurs culturels et artistiques qui recherchaient des lieux pour poser leurs valises.

La Compagnie de marionnettes Émilie Valantin a dû quitter Montélimar pour des raisons politiques. Elle a trouvé un lieu de travail au Teil qui, en 2021, est devenu un site de création, d’accueil et de diffusion, baptisé le MeTT (Marionnettes en Transmission le Teil).

Nous découvrons aussi Zone 5 avec Pascal Grand-Salangros, le fondateur du lieu. Cette ancienne zone artisanale en bord de Rhône, autrefois polluée, s’est muée en cinq ans en un grand jardin permacole avec serres, salon et bar en bois de récupération. Les habitants des quartiers et villages alentour peuvent venir réparer un vélo, boire un café, rencontrer du monde et refaire le monde. Une programmation festive et culturelle anime les lieux durant l’été où il fait bon profiter de ce petit paradis végétal.

Rencontre avec Pascal Grand-Salangros, Zone 5. Photo : © Élisa Dumay
Photo : © Élisa Dumay

En résonance avec Zone 5, un futur tiers-lieu va bientôt prendre place dans une friche industrielle du quartier social La Violette. Soutenus par la municipalité, plusieurs associations, collectifs, auto-entrepreneurs, entreprises, bénévoles, artisans et producteurs locaux ont eu envie de partager leurs projets et de trouver ensemble une nouvelle synergie permaculturelle et socioculturelle au Teil. Olivier Rey, metteur en scène lyonnais qui souhaitait quitter une grande ville devenue onéreuse et étouffante, a trouvé au Teil un territoire d’accueil offrant de grands potentiels d’espace de travail. Marqué par le séisme survenu juste après son arrivée, ce nouvel habitant a décidé de mettre ses talents au service de la ville et de la rencontre entre les mondes en créant l’association The Teil To Be. Il a mis en place une programmation estivale sur un nouveau lieu appelé L’épicentre, avec l’installation du chapiteau Social Palace. Il a aussi créé le LOL (lieu ouvert ludique dédié aux jeux dans une ancienne maison désaffectée) qui fonctionne toute l’année et réunit la population dans toute sa diversité.

Photo : © Élisa Dumay

Les lieux sont mis à disposition par la municipalité avec une convention d’occupation. Cela n’est pas sans créer quelques frictions avec d’autres acteurs locaux installés depuis plus longtemps sur la commune. Certains voient l’arrivée énergique de ces « nouveaux » comme une possible baisse d’intérêt municipal (voire de moyens) à leur égard. Comment concilier des acteurs sociaux et culturels de natures si différentes ? Comme l’ont souligné les stagiaires du Cycle national, à la suite de leurs différents entretiens avec des acteurs, l’enjeu est aujourd’hui de créer des ponts entre les démarches, anciennes ou nouvelles, et de générer une plateforme d’acteurs pour susciter la rencontre et d’éventuels partenariats.

Vers une nouvelle écologie culturelle ?

La place d’une politique culturelle au croisement des problématiques économiques, sociales et écologiques – pleinement assumée – est un enjeu crucial dans les processus de transition.

Débat sur la politique culturelle du Teil avec son Maire Olivier Peverelli. Photo : © Élisa Dumay

L’innovation – terme préféré des acteurs du progrès – ne signifie pas que des pratiques plus installées soient mauvaises ou dépassées. Celles-ci ont autant à se renouveler que les nouvelles pratiques ont à prendre en compte une histoire, un écosystème et une complexité d’enjeux. Au fond, au Teil, à Charleroi comme à Bruxelles, les enjeux de transition prennent une place croissante dans le monde de la culture. Partant du constat que l’écologie et la culture sont encore trop souvent opposées, ne faudrait-il pas, comme le préconise David Irle D. Irle, A. Roesch, S. Valensi, Décarboner la culture, Grenoble, PUG, UGA Éditions, 2021., « décarboner la culture » et envisager une nouvelle écologie culturelle pour des politiques culturelles ancrées au cœur des enjeux de société ?