La notion de « scène » fait partie du vocabulaire commun quand il s’agit de désigner une dynamique artistique particulière (la scène électro) ou localisée sur un territoire (la scène versaillaise). Pourtant, en déterminer les raisons d’apparition et de disparition reste une énigme qui suscite des débats chez les chercheurs et chercheuses en sciences sociales, et renvoie à des problématiques courantes pour les organisations impliquées dans les politiques culturelles. Comment favoriser l’émergence d’une activité culturelle remarquable, source de réputation pour un territoire ? Et, une fois celle‑ci acquise, comment la préserver ? Comment prévenir sa possible patrimonialisation ?
Les éléments constitutifs d’une scène culturelle
Avant tout, définissons ce qu’est une scène culturelle : l’expression d’une dynamique de création reconnue par un public, identifiable sur une portion spécifique d’un territoire (généralement une ville ou un quartier), et qui rejaillit sur celui-ci sous forme de réputation et d’ambiance singulière. Pour saisir cet objet protéiforme, le programme de recherche SCAENA a établi une grille d’analyse composée de quatre entrées que nous reprenons ici.
- Une scène, c’est d’abord un réseau d’acteurs impliqués dans une pratique ou un domaine artistique formant une communauté. Nous la nommons scène vécue.
- Ensuite, une scène traduit l’expérience sensible des participants, l’ambiance d’un quartier ressentie par le public qui le traverse ou ses habitants. L’ambiance apparaît de manière plus ou moins intense avec la présence d’une communauté d’artistes et la diffusion d’œuvres. Cette dimension est appelée scène éprouvée.
- Par ailleurs, elle est aussi stimulée (ou parfois empêchée) par les actions des pouvoirs publics, les choix politiques, les stratégies de développement ou d’accompagnement des acteurs culturels. Il s’agit de la scène construite.
- Enfin, puisque ses réalisations attirent souvent une attention qui dépasse les frontières du territoire qui l’a vu naître, il faut également considérer la scène médiatique et l’ensemble des récits produits à son propos, y compris par ses membres (via les fanzines, les médias sociaux, etc.). C’est la quatrième dimension de la grille.
Une scène est le produit de ces différentes composantes, et chacune se transforme au gré du temps en fonction de facteurs endogènes et exogènes. Ainsi, pour anticiper les évolutions d’une scène et offrir des clés pour penser son avenir, il est nécessaire d’adopter une vision systémique qui inclut ces composantes.
Les scènes aussi ont un cycle de vie
Pour nous aider à opérationnaliser ces réflexions, nous empruntons à la biologie le concept du « cycle de vie », habituellement utilisé pour comprendre comment les cellules et les végétaux se développent au fil du temps, et l’adaptons aux scènes culturelles. Au cours d’une période plus ou moins longue, différents processus de transformation se déploient pour donner naissance à une plante ou à une bactérie et assurer leur reproduction. De même, une scène culturelle va suivre différentes étapes entre le moment de son apparition sur un territoire, son développement et sa disparition. Adopter la grille de lecture du cycle de vie permet de suivre les évolutions des dynamiques culturelles d’une région. Mais, au‑delà de la métaphore, cette approche peut inspirer la réflexion des acteurs culturels à plusieurs titres.
D’abord, quant à l’existence de facteurs endogènes (un substrat social, économique, politique et urbain fertile) et exogènes (un climat culturel fait de tendances et de conventions évolutives, l’éclosion d’une crise, une innovation technique, le rôle des migrants qui apportent de nouvelles compétences). Tous ces paramètres influencent l’apparition et la persistance d’une scène sur un territoire. Par exemple, la naissance du mouvement impressionniste à la fin du XIXe siècle trouve son explication dans l’existence d’un groupe d’artistes innovants regroupés à Paris et soutenus par des critiques et des galeristes influents, mais aussi par le développement des chemins de fer permettant de quitter plus facilement la capitale pour la campagne ainsi que par l’invention du tube de peinture facilitant le travail sur le motif.
Ensuite, quant à la nature multiple des modes de renouvellement : par conjugaison ou pollinisation de plusieurs styles qui s’influencent, se mélangent, se combinent ; par division ou dispersion quand une forme singulière de création s’exporte et se diffuse, créant un réseau dépassant les frontières du territoire d’origine. Ainsi, la scène du hip-hop née dans le Bronx au milieu des années 1970 a conjugué rap et DJing avec danse et graffiti, avant de se propager dans d’autres régions ou pays (de la Seine-Saint-Denis au Japon) où des adeptes en ont proposé des interprétations locales.
Si l’on continue à filer la métaphore du cycle de vie, nous imaginons quatre phases pour celui des scènes : l’éclosion, la structuration, la maturité et le déclin. À chaque étape, les dimensions vécue, éprouvée, construite et médiatique d’une scène se transforment, devenant plus ou moins perceptibles. La première est en quelque sorte la germination des graines nécessaires à l’éclosion d’une scène. Elle se définit par la naissance d’une communauté portée par des activités partagées et souvent complémentaires. L’émergence d’une scène peut résulter de différents facteurs : une forme de création tout à fait nouvelle, comme le cubisme à Paris par exemple, ou la traduction locale d’une scène née ailleurs, tel le street art à Bristol.
Par la suite, ces acteurs se structurent : la scène est alors en croissance et donne ses premiers fruits. La communauté se stabilise et une vision partagée plus ou moins cohérente apparaît, lui donnant son identité. C’est à ce moment aussi qu’une ambiance commence à être perceptible et que des médias spécialisés révèlent le mouvement naissant. Cette structuration peut attirer un nombre croissant d’individus formant la base nécessaire au succès de la scène qui, avec le temps, peut atteindre la maturité. Dès lors, elle est reconnue par un public plus large, se rend davantage visible dans les médias, mais également aux yeux des pouvoirs publics. L’ambiance unique qui en résulte devient une marque distinctive, comme la techno à Berlin. Arrive alors le stade de son déclin : son énergie s’essouffle et elle finit par disparaître partiellement ou totalement du territoire. Deux processus possibles peuvent alors s’enclencher : une bifurcation vers de nouvelles formes de création ou de styles (comme à Manchester lorsque le post-punk s’est en partie réactivé avec la house), ou une patrimonialisation lorsque le territoire capitalise sur une activité passée mais en oublie de favoriser l’émergence de nouvelles dynamiques (un cas caractéristique à Liverpool avec les Beatles).
Repenser les dynamiques culturelles territoriales par les scènes
Bien sûr, dans certaines situations, toutes les étapes n’aboutissent pas : une scène peut disparaître aussi vite qu’elle est née par manque de cohésion de ses membres. De même, la durée de chaque phase est variable : si le style novateur d’une scène séduit un public large, on peut imaginer que la maturité viendra plus rapidement que dans le cas d’artistes qui peinent à rencontrer un auditoire.
Parce que les scènes ne se développent pas au même rythme partout, prendre du recul sur les caractéristiques sociales, urbaines, culturelles propres à une ville ou à une région est déterminant. C’est aussi un diagnostic préalable pour saisir les raisons pour lesquelles une scène qui se développe quelque part aura des difficultés à émerger à un autre endroit. Ainsi, dans un territoire où l’on souhaite favoriser l’émergence, s’appuyer (uniquement) sur un lieu totem n’est pas propice car celui-ci est généralement orienté vers les artistes confirmés. Au contraire, maintenir une diversité de lieux et de festivals peut en faciliter l’éclosion. Toutefois, s’il s’agit de préserver une scène arrivée à maturité, lutter contre les phénomènes de hausse généralisée des loyers, qui rendent l’accès aux lieux de création et de diffusion plus difficile, s’avère être une priorité. C’est à cette condition que les artistes peuvent rester sur le territoire et maintenir une dynamique créative.