Gros plan sur des enfants qui se tiennent la main
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Lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024, Emmanuel Macron a évoqué plusieurs orientations de la politique éducative, dans le cadre du vaste programme intitulé « Choc des savoirs ». Il a notamment mentionné l’importance des arts à l’école, semblant découvrir leurs apports possibles pour les élèves, et souhaité que « le théâtre soit un passage obligé au collège dès la rentrée prochaine, parce que cela donne confiance, cela apprend l’oralité, le contact aux grands textes ». Au-delà du lexique utilisé dans ce discours – le choc, l’obligation –, on peut s’interroger sur l’absence totale de référence à plusieurs décennies de débats et d’expérimentations concernant la rénovation du système éducatif et des méthodes pédagogiques. C’est l’ensemble d’un processus qui est ainsi passé sous silence, des classes nouvelles mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du plan Langevin-Wallon aux recommandations d’une charte présentée en 2016 par le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, dont l’article premier énonce que « l’éducation artistique et culturelle doit être accessible à tous, et en particulier aux jeunes au sein des établissements d’enseignement, de la maternelle à l’université Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, « Charte pour l’éducation artistique et culturelle », présentée à Avignon le 8 juillet 2016. ».

Une mise en perspective s’avère donc indispensable, en relation au moins avec l’histoire récente de la rencontre entre les arts et l’école, afin de contextualiser les propos d’Emmanuel Macron. Pour cela, il convient, dans un premier temps, de retracer les grandes étapes de la construction d’un modèle original d’action publique en France dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle et les apports reconnus des innombrables expériences pédagogiques réalisées. La fécondité des projets artistiques en milieu scolaire suppose cependant le dépassement d’obstacles et de difficultés qu’il s’agit, dans un deuxième temps, d’énoncer de façon claire et lucide, afin de préciser leurs conditions de réussite. Je confronterai ensuite ces réflexions historiques et techniques aux déclarations de la conférence de presse du 16 janvier, afin de mieux comprendre la portée et le réalisme des mesures annoncées.

Art et éducation, brève histoire d’une rencontre

Pour présenter de façon synthétique certains temps forts de la construction des politiques d’éducation artistique et culturelle en France, on peut s’appuyer sur plusieurs travaux universitaires et témoignages d’acteurs Voir notamment les ouvrages et articles suivants : P. Baqué, 40 ans de combat pour les arts et la culture à l’école (1967-2007), Paris, L’Harmattan, 2011 ; M.-Ch. Bordeaux et Fr. Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2013 ; P. Germain-Thomas, « Les artistes et l’école, histoire d’une rencontre », Le Français aujourd’hui, no 219, décembre 2022.. Ceux-ci soulignent généralement l’impulsion donnée par le colloque d’Amiens « Pour une école nouvelle », organisé en 1968 par l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), qui accorde une place significative au potentiel éducatif de l’art et de la culture, prônant en particulier l’accueil d’artistes au sein des établissements. Le principe d’une ouverture de l’école sur son environnement est rappelé dans les conclusions de la commission culturelle du VIe Plan chargée de définir les grands axes de la politique culturelle pour les années 1971-1975, sous la direction du poète Pierre Emmanuel. Dans le prolongement de ces débats, Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles entre 1971 et 1973, instaure un fonds d’intervention culturelle (FIC) dont une part significative est consacrée à des projets artistiques en milieu scolaire. Cet effort est relayé par le ministère de l’Éducation nationale à la fin des années 1970 – notamment à travers une mission confiée à Jean-Claude Luc en 1977 et les projets d’actions éducatives, techniques et culturelles (PACTE) inaugurés par le ministre Christian Beullac, mis en place dans la moitié des collèges et lycées en 1980.

À partir des années 1980-1990, l’entrée de l’art dans les établissements scolaires s’inscrit dans plusieurs textes administratifs et législatifs : les protocoles d’accord de 1983 et 1993 entre les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture Le protocole de 1993 est également signé par les ministères de l’Enseignement supérieur et de la Jeunesse et des Sports. et la loi sur les enseignements artistiques de 1988. Ces textes se situent toujours dans une dynamique d’ouverture de l’école aux artistes de différentes disciplines (arts plastiques, théâtre, musique et danse, par exemple), y compris dans le temps scolaire et sous la responsabilité pédagogique des enseignants de différentes matières. On peut considérer le plan de cinq ans pour les arts à l’école, lancé à la fin de l’année 2000 par Jack Lang (ministre de l’Éducation nationale) et Catherine Tasca (ministre de la Culture), comme la clé de voûte du modèle d’action partenarial mis en place dans le dernier quart du vingtième siècle. Fondé sur l’action conjointe des enseignants et des artistes, ce plan est construit autour d’une mesure phare : les classes à projets artistiques et culturels (classes à PAC) durant lesquelles les enseignants volontaires s’associent « les compétences de praticiens d’un art (artistes, gens de métier) ou d’un domaine culturel (conservateurs, chercheurs, médiateurs) Ministère de l’Éducation nationale, Le Plan pour les arts et la culture à l’école, Paris, CNDP, 2001, p. 5. ». Ces interventions correspondent à un volume horaire d’une quinzaine d’heures par classe sur une année scolaire. Le plan prévoyait la réalisation de 20 000 classes à PAC par an entre 2001 et 2004, mais les changements politiques consécutifs aux élections présidentielles de 2002 ont entraîné une très forte réduction de ces ambitions et des budgets attribués.

En dépit de cette irrégularité dans les financements, on observe un réel processus d’institutionnalisation d’un modèle fondé sur le partenariat entre les acteurs des mondes de l’art et de l’éducation, tant à l’échelle nationale que locale. Tous les cahiers des charges des établissements culturels financés par l’État comportent un volet « Éducation artistique et culturelle » Ainsi que le mentionne la charte des missions de service public pour le spectacle vivant élaborée par Catherine Trautmann dès 1998., et la loi de 2013 sur la refondation de l’école mentionne à nouveau la possibilité d’accueillir les artistes dans les établissements. Un éventail diversifié d’expériences pédagogiques d’une très grande richesse se déroule ainsi chaque année sur l’ensemble du territoire. De nombreux travaux de recherche et témoignages de professionnels convergent pour en démontrer le remarquable potentiel éducatif Ce potentiel est évoqué, par exemple, dans les ouvrages et revues académiques suivants : J.-M. Lauret, L’art fait-il grandir l’enfant ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2014 ; A. Kerlan, Un collège saisi par les arts, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2015 ; P. Germain-Thomas (dir.), « Les artistes à l’école, fin d’une illusion ou utopie en devenir ? », Quaderni, no 92, hiver 2016-2017.. Les apports possibles de ces expériences se déclinent en trois principales dimensions : une dimension relationnelle car elles peuvent agir sur le rapport à soi et aux autres, une dimension cognitive car elles favorisent la concentration et l’attention des élèves et une dimension d’ouverture culturelle car elles sont parfois la seule porte d’entrée vers certaines pratiques culturelles pour des populations qui n’y auraient pas accès autrement. Mais l’observation et la démonstration de ces apports supposent un certain nombre de conditions qui ne peuvent être occultées.

Les conditions de la réussite éducative

Selon les témoignages unanimes des acteurs concernés, l’entrée des activités artistiques dans les établissements comporte des difficultés et des obstacles. L’adhésion des élèves et leur participation active aux pratiques proposées ne sont jamais acquises, elles reposent sur la compétence, l’expérience et le talent pédagogique des professionnels engagés On peut se reporter sur ce point aux résultats d’un travail de recherche commandité par le Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, accessible en ligne : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », Rapport final de l’enquête qualitative sur le projet Territoires dansés en commun (TDC), 2019-2021.. Les élèves demandent à être convaincus du sens profond de ces expériences, d’autant plus qu’elles entraînent souvent un rapport au sensible, au corps et à l’intime. Pour cela, trois principales conditions sont à prendre en compte : la qualité de l’organisation, le contenu même des projets et la formation des acteurs.

Sur la dimension organisationnelle, la construction de ces projets est très complexe en matière d’emplois du temps : elle suppose la disponibilité d’espaces réservés aux pratiques et un accompagnement rigoureux des artistes et des enseignants, généralement orchestré par les structures culturelles. Si les pratiques artistiques proposées aux jeunes font fréquemment appel à l’improvisation, celle-ci ne peut être de mise dans l’architecture des projets. La préparation en amont est capitale, et cet impératif se retrouve sur le registre du contenu, élaboré idéalement au cours de contacts préalables entre les artistes et les enseignants et impliquant plusieurs composantes : la confrontation aux pratiques, la rencontre des élèves avec les artistes et les œuvres et la participation à un débat critique sur ces œuvres.

La formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable.

Troisième condition, la formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable. Il s’agit d’expériences singulières qui provoquent un déplacement par rapport aux pratiques habituelles et requièrent non seulement des connaissances techniques mais aussi l’adaptation à de nouvelles formes de relation, souvent d’une très grande intensité, à la hauteur des attentes des élèves. Les pratiques artistiques en milieu scolaire sont gouvernées par un principe de réciprocité : l’attention donnée par les élèves et leur engagement dans les pratiques sont proportionnels à ce qu’ils ressentent de l’attention portée à chacun d’entre eux, selon une logique de don/contre-don  Voir sur ce point : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », op. cit..

Le théâtre « passage obligé » : l’impossible n’est pas français !

Il est difficile de contredire l’idée que le théâtre soit susceptible de donner confiance à la jeunesse ou d’apprendre l’oralité, bien que le terme « oralité » mérite sans doute d’être quelque peu précisé. C’est plutôt le vœu de mettre en place des cours de théâtre obligatoires au collège « dès la rentrée prochaine » qui doit être interrogé, en relation avec les principes de base d’un apprentissage des arts à l’école, issus de plusieurs décennies d’expériences.

Concernant le premier de ces principes, la rigueur organisationnelle nécessaire, l’annonce du chef de l’État provoque une certaine perplexité. De fortes incertitudes demeurent quant aux rôles des acteurs qui seraient mobilisés pour organiser et délivrer cet enseignement du théâtre, les façons possibles de le planifier, le recours éventuel aux artistes et les missions des structures culturelles. À quelque mois de la mise en œuvre, un tel degré d’imprécision ne peut qu’entraîner une forme de précipitation qui entre en contradiction totale avec les conditions de fécondité de l’approche des arts en milieu scolaire. Naturellement, cette précipitation s’oppose tout autant au deuxième des principaux facteurs de réussite : la préparation des contenus. Si le théâtre devenait un enseignement obligatoire, n’y aurait-il pas lieu d’élaborer des programmes ? De les communiquer aux enseignants qui seraient chargés de ces cours, afin qu’ils puissent les préparer ? N’y aurait-il pas lieu également de prévoir des formations pour ces enseignants et/ou artistes qui seraient amenés à intervenir ? On aborde ici la troisième condition fondamentale de l’entrée des arts à l’école : la formation des intervenants. Sur ce point, la prise en compte d’autres aspects de la politique gouvernementale ne peut qu’inquiéter. En effet, le premier ministre Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, n’avait-il pas émis le souhait « qu’à la rentrée 2024 plus aucun élève ne soit privé de son professeur en raison d’une formation ou d’une contrainte administrative E. Pommiers, « La formation continue des enseignants hors temps de cours, une équation impossible », Le Monde, 27 septembre 2023. » ? L’observation des orientations de la politique culturelle suscite les mêmes inquiétudes à ce sujet.

Dans le rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur le volet culturel de la loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve Assemblée nationale, rapport de la Commission des finances sur le projet de loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve, « Culture : création, transmission des savoirs et démocratisation de la culture »., député du parti Renaissance, celui-ci se félicite de « l’incontestable succès » du pass Culture, « au service de l’éducation artistique et culturelle ». Le pass Culture comprend deux dimensions : une part collective et une part individuelle. La part collective est financée par le ministère de l’Éducation nationale et versée aux établissements scolaires pour prendre en charge des activités culturelles choisies par les enseignants. La part individuelle, financée par le ministère de la Culture, consiste à verser une somme cumulée de 380 euros aux jeunes entre 15 ans et 18 ans. Le budget de cette part individuelle s’élève à 210,5 millions d’euros Tous les chiffres cités sont des crédits de paiement (CP), c’est-à-dire la limite supérieure des dépenses pouvant être payées durant l’année considérée. en 2024. On peut évidemment s’étonner en premier lieu que le versement d’une somme d’argent soit considéré comme un acte éducatif, mais il convient aussi d’interroger l’ampleur du financement de cette mesure en relation avec le budget consacré à la formation des professionnels (enseignants, artistes, médiateurs) engagés dans l’éducation artistique et culturelle. Ce budget s’élève à 7 millions d’euros pour 2024 et il est en baisse d’environ un tiers par rapport à 2022 (10,5 millions d’euros) selon les données présentées dans le rapport, dont l’auteur considère pourtant que « les crédits en faveur de l’éducation artistique et culturelle ne pâtissent pas de la mise en œuvre du pass Culture ». Pour 2024, le montant prévu pour la formation, considérée par les professionnels comme une priorité absolue, représente 1,7 % du budget total de l’action intitulée « Soutien à la démocratisation et à l’éducation artistique et culturelle » (389,2 millions d’euros).

Dans sa conférence du 16 janvier, Emmanuel Macron insiste sur le fait que « la France, c’est aussi une histoire, un patrimoine qui se transmet et qui unit ». S’il est un patrimoine qu’il semble méconnaître dans son discours, voire ignorer complètement, c’est celui acquis après plus de soixante années d’action publique dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, conduite par l’État, les collectivités territoriales et les mondes professionnels. Ce patrimoine est aussi celui des compétences et des savoir-faire accumulés par les responsables de la médiation qui organisent et accompagnent la rencontre entre les artistes et les enseignants, au sein des institutions culturelles et éducatives. Un tel accompagnement nécessite un temps long et ne peut s’improviser : il conditionne un processus d’interconnaissance et d’adaptation entre des professionnels de cultures différentes, ainsi que la fécondité possible d’expérimentations pédagogiques innovantes dont la valeur émancipatrice est reconnue de façon unanime par les acteurs de terrain, pour le bénéfice des élèves.