Spectacle où les danseurs jettent en l'air des masques Covid de toutes les couleurs.
Compagnie Eugénie Andrin, Breathe, Breathe !, Festival de danse, Cannes, 2021.

Parmi les maires de France, vous présentez la singularité d’avoir écrit un livre sur la culture et les défis des politiques culturelles aujourd’hui Ch. Tardieu, D. Lisnard, La culture nous sauvera, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021.. D’où vient cet intérêt ?

David Lisnard : Je ne suis pas un « héritier », au sens de Bourdieu ; je viens d’une famille simple, plutôt autodidacte. Je me suis passionné très jeune pour la lecture et avec un bel éclectisme – de la bande dessinée au roman policier et bien d’autres lectures partagées avec mon grand frère. En dehors de la famille, des amitiés m’ont également ouvert à des univers artistiques que je ne connaissais pas – par exemple, l’art contemporain qu’un ami m’a fait découvrir lors d’un voyage à Venise – ainsi qu’une visite au musée Guggenheim qui a été une sorte de révélation. Mais comme beaucoup de garçons de mon âge, j’étais fan de musique pop-rock – et même punk – alors que je vouais un culte à Claude Nougaro ! Vous voyez, encore une fois, l’éclectisme. 

Ce que j’en ai retiré pour ma vie d’adulte, c’est la conviction que la culture sert à grandir, à s’élever personnellement. Et c’est de là que vient mon engagement politique : traduire en actions et en propositions cette conviction.

Dans votre livre, vous assignez trois missions à la culture : l’épanouissement et l’élévation individuelle – dont vous venez de parler –, mais aussi la construction d’un collectif et le développement économique. Comment reliez-vous ces trois dimensions ?

D. L. : Ainsi que je viens de l’évoquer, la culture participe à la construction d’une personnalité. C’est aussi ce qui permet d’échapper au déterminisme social et à un certain enfermement identitaire. Cette assignation identitaire est pour moi à l’opposé de l’idée d’appartenance à la communauté nationale fondée sur le partage de valeurs. Des valeurs qui sont au cœur de la tradition française républicaine, notamment l’unité culturelle dans la diversité des personnes et des origines, la responsabilité commune dans l’espace public – c’est-à-dire le civisme. Je précise que je n’ai pas une vision anthropologique de la culture qui consiste à tout diluer dans le « mode de vie » ; je crois aux grandes œuvres de l’esprit qui résistent au temps et à leurs auteurs, dans lesquelles nous nous retrouvons au-delà des différences sociales, d’âge, de sexe, d’origine. Bien entendu, l’univers des œuvres de l’esprit n’est pas fermé, il est en perpétuelle évolution. Voilà pourquoi bâtir un lien national par le partage de la culture est pour moi le contraire de l’enfermement, qu’il soit individuel ou limité à un cercle culturel restreint.

Quant à la dimension économique de la culture, il serait dramatique de la négliger. D’abord parce qu’elle fait partie intégrante de l’économie nationale. Nous donnons quelques chiffres dans le livre : la culture représente plus de 2,3 % du produit intérieur brut, près de 42 milliards d’euros en chiffre d’affaires et 620 000 emplois directs. Sans oublier le prestige de notre culture qui attire des millions de visiteurs étrangers tous les ans. Tant au plan de la création et de la production que de la distribution et de la consommation, la culture est un précieux outil de notre prospérité. Si je prends l’exemple de Cannes, qui est, contrairement aux clichés, une ville dont la population pauvre est importante, je sais qu’elle doit son dynamisme à la structuration des activités de l’évènementiel culturel depuis plusieurs décennies. Si Cannes est un miracle, c’est justement grâce à l’évènementiel et à la stratégie internationale que la ville poursuit et pour lesquels elle a créé une sorte d’écosystème qui, au-delà du Festival du cinéma, a permis de mobiliser des savoir-faire et des réseaux pour accueillir d’autres grandes manifestations comme le Midem (Marché international du disque et de l’édition musicale), le MIPTV (Marché international des programmes de télévision), le Cannes Lions (Festival international de créativité), le MIPCOM (Marché international des contenus audiovisuels) et maintenant le Canneseries (Festival international des séries). À propos de ce dernier, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, c’est un nouveau défi que nous relevons car la série est un genre majeur, culturel, artistique et économique. Pour moi, le cinéma, les séries, produisent aussi de grandes œuvres qui participent pleinement à la vibration de la culture ; elles s’intègrent pleinement au patrimoine.

Comment se traduit sur le terrain votre approche de la culture ?

D. L. : Concernant l’ouverture de la population à l’artistique, il faut éviter d’être naïf ! On ne peut s’approprier largement les œuvres sans un gros travail d’éducation et de transmission. L’accès aux œuvres n’est pas une grâce. Pour qu’il fonctionne, on doit tenir compte des réalités ; il faut, par exemple, casser des présupposés qui sont autant de plafonds de verre, tels que les fractures sémantiques et la pauvreté de vocabulaire qui ne sont pas sans lien avec les phénomènes de violence urbaine. Je l’avais exprimé dans un livre précédent J.-M. Arnaud, D. Lisnard, Refaire communauté : pour en finir avec l’incivisme, Paris, Hermann, 2018. : pour en finir avec l’incivisme, le contact direct avec l’art et ses exigences est un levier important. C’est la raison pour laquelle nous avons fait, à Cannes, un effort tout particulier en faveur de l’éducation artistique et culturelle puisque tous les enfants scolarisés, dans le public comme dans le privé, reçoivent une éducation artistique et culturelle dans le temps scolaire. Avec le rectorat et l’appui d’Emmanuel Ethis Recteur de la Région académique Bretagne et vice-président du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle (HCEAC)., nous avons mis en œuvre un programme qui comporte trois axes d’intervention. Le premier concerne la connaissance des grandes œuvres ; c’est un moment d’apprentissage qui correspond aux fondamentaux de l’histoire de l’art. C’est à la fois un apprentissage théorique et pratique puisqu’il s’agit de maîtriser les bases d’une discipline artistique parfois en la pratiquant. La deuxième forme d’intervention est davantage axée sur le partage des émotions, les effets de l’esthétique produits par les œuvres, l’expression centrale du ressenti. Enfin, le troisième axe consiste à rendre l’art humainement proche : c’est rencontrer des artistes et les entendre s’exprimer sur leur parcours, leur travail. Je dois dire qu’en déployant cette approche, on est loin des prises de position emphatiques et déclamatoires de l’État sur la question. Vu de Sirius, on peut penser que le cadre législatif est bon. Or même si les lois sont là, elles ne sont pas assumées avec la rigueur et le suivi qui conviennent. Une large partie du succès de l’éducation artistique et culturelle repose sur l’Éducation nationale : on sait qu’il faut ici une refonte complète pour mieux insérer l’art dans les programmes et les épreuves obligatoires, notamment au bac.

La réalité culturelle d’une ville comme Cannes doit aussi tenir compte de l’asymétrie entre notre position et celles des grands opérateurs culturels. On voit bien qu’il y a là un conflit de logiques qu’il faut essayer de dépasser. Mais c’est très difficile… On avait passé un accord avec Google en 2014 et on a pu constater que leur logique n’est pas de partager les données, mais de les conserver sans contrepartie. Par conséquent, nous sommes perdants car il n’y a pas de partage sur la valeur des données. A contrario, je peux évoquer un bon partenariat avec TikTok sur les aspects communicationnels de notre Festival de danse. J’en tire l’enseignement que les grands opérateurs sont forts de nos faiblesses et de notre éparpillement face à eux, car il manque l’impulsion régulatrice qui devrait s’imposer (notamment dans le cadre de l’Union européenne). Il faut donc cesser d’être naïf et bien se convaincre qu’il y a là un enjeu formidable. La France et l’Europe peuvent être plus fortes dans le monde grâce à la culture, à travers son rayonnement, mais aussi via les nouveaux supports numériques. Plus que jamais, la culture nous aide à décoder le monde et c’est par là que l’on doit s’affirmer comme une grande puissance culturelle, en maîtrisant les outils d’aujourd’hui.

Vous avez été récemment élu à la présidence de l’Association des maires de France. Quel sens donnez-vous à ce mandat pour les trois prochaines années et quelle place devrait tenir selon vous la culture dans l’action de l’AMF, quand on sait que les villes sont les premiers financeurs de la culture ?

D. L. : L’AMF est une institution très précieuse dans la mesure où elle rassemble des maires de communes très différentes et qu’elle est un lieu transpartisan où l’on peut débattre sereinement. En ce sens, il ne faut pas mettre à mal ce qui constitue sa singularité, ni l’ériger en « maire des maires », mais la dynamiser à partir de combats communs. Vous avez raison de rappeler que les villes sont les premiers financeurs de la culture, et de loin ! Mais justement, le dynamisme existe et l’AMF n’a pas à être prescriptrice en ce domaine. Il y a sans doute une réflexion à pousser sur l’évolution du numérique et sa maîtrise par les villes – je pense notamment ici à la constitution de bases de données culturelles. En revanche, les communes souffrent d’un excès de bureaucratisation qui, associée à leur dévitalisation sur le plan financier, est un obstacle majeur à leur dynamisme. De ce point de vue, la technocratie de Bercy ne facilite pas les choses. Les nouveaux concours financiers se font maintenant sur la base d’appels à projets, c’est-à-dire d’une concurrence qui est mortifère pour les villes moyennes, ou petites à fortiori, peu équipées en ingénierie de projets. Cela a pour conséquence de faire remonter au niveau métropolitain l’expertise et la maîtrise du développement urbain, d’où une perte d’autonomie, voire une annihilation de la dynamique locale, parfois vassalisée dans de grands ensembles institutionnels et de grands « schémas » régionaux ou intercommunaux qui fragilisent grandement la tradition de la liberté communale. La coopération doit être privilégiée à l’uniformisation imposée.