Perspective. École supérieure des beaux-arts de Nantes Métropole (ESBANM). Projet de réhabilitation des anciennes Halles Alstom. Nantes (Loire-Atlantique). © Franklin Azzi Architecture/Samoa

Dans Google Scholar, le moteur de recherche d’écrits académiques, l’entrée « cultural cluster » a vu sa fréquence multipliée par plus de six depuis une quinzaine d’années. En 2000, on ne recensait que vingt-cinq résultats alors que ceux-ci ont atteint 165 en 2014. Ces chiffres attestent de la diffusion du concept de « cluster culturel » dans le champ académique. Ils résultent également de la large adoption de ce modèle dans les politiques de développement territorial par la culture.

Cet article entend explorer, dans le cas nantais, l’appropriation du concept de « cluster culturel » dans les politiques urbaines. Comment et dans quel contexte ce terme est-il apparu ? Quelles réalités recouvre-t-il ? Quels sont les glissements sémantiques qui s’opèrent ? À quels facteurs sont-ils liés ? Cet angle d’analyse permet de porter le regard non sur le résultat du cluster culturel mais sur son processus de construction politique, au croisement de plusieurs secteurs d’action publique. Finalement, cette contribution sera l’occasion de proposer et d’expliciter des concepts alternatifs à celui de « cluster » qui ont émergé sur le terrain nantais : les communautés et les scènes.

Le cluster culturel comme instrument d’action publique : le cas de Nantes

L’émergence du terme de « cluster » sur l’île de Nantes est liée à une pluralité de paramètres. Ce territoire insulaire a longtemps été le poumon industriel de la ville, accueillant activités portuaires et de construction navale. Après la fermeture des chantiers, en 1987, vidé de sa fonction productive, ce territoire est en friche. Il renaît progressivement grâce au projet urbain lancé, en 2003, par la SAMOA (Société d’Aménagement de la Métropole Ouest Atlantique) et dont le quartier de la Création, à l’extrême ouest de l’île, constitue la vitrine. S’y sont installés les écoles d’Architecture, d’Arts Graphiques, prochainement celles des Beaux-Arts et du Design ; des équipements culturels et touristiques (Stéréolux et Trempolino, salles de musiques actuelles, la HAB Galerie, Le Grand Éléphant et Le Carrousel des Mondes Marins, etc.) ainsi qu’un tissu de petites entreprises liées à la création. En une dizaine d’années, la friche industrielle est devenue cluster…

Le projet du cluster quartier de la Création s’inscrit « au départ non pas dans une démarche anticipée et structurée mais il part d’un constat de paramètres qui sont plutôt favorables à l’émergence d’un pôle qui tourne autour des industries culturelles et créatives Entretien avec Denis Caille, directeur général délégué à l’Agence régionale d’innovation des Pays de la Loire, conduit en février 2012.. » Si l’idée de créer, sur la partie ouest de l’île de Nantes, un Campus des Arts date de 2005, le projet de cluster est affiché dans la communication officielle à partir de 2009. Comment s’est opéré le passage du campus au cluster ?

Le terme de cluster a été importé à Nantes par le projet européen ECCE (Economic Cluster of Cultural Entreprises, 2005-2012) qui mettait la cité des Ducs au contact d’autres villes anglo-saxonnes ayant déjà mobilisé ce concept (Birmingham, Dublin, Cardiff). Ce projet, défendu par Jean-Louis Bonnin, alors conseiller culturel de Jean-Marc Ayrault, cherchait à donner à la culture des arguments économiques. C’est dans ce contexte que le terme de « cluster » émerge. Il a ensuite été relayé par le cabinet de consultants Algoé qui a produit, en 2006, un « benchmark prospectif » pour aider à la définition du projet initial de Campus des Arts. Enfin, le terme de cluster est fortement mis en avant par Jean-Luc Charles qui prend la tête de la SAMOA en 2010. Son expérience professionnelle antérieure  Entre 1999 et 2005, Jean-Luc Charles travaille au conseil général de l’Essonne, où il est directeur général adjoint (DGA) chargé de l’aménagement et du développement économique des territoires, de l’enseignement supérieur et de la recherche. le conduit à choisir ce terme et à donner une connotation économique plus forte au projet d’aménagement. Cela se traduit directement dans l’organisation de la SAMOA qui cesse d’être une société d’aménagement stricto sensu pour devenir une société publique locale, avec des compétences élargies sur deux pôles distincts : le « pôle urbain » chargé de l’aménagement et de l’urbanisme sur l’île de Nantes et le cluster du quartier de la Création chargé de l’animation et du développement économique des filières créatives et culturelles. Finalement, le terme de cluster est employé dans une étude conduite par des chercheurs dans le cadre du programme régional de recherche Valeur(s) sur la cinquantaine d’entreprises installées dans les Halles Alstom, une grande halle industrielle louée par la SAMOA. Il s’agit d’analyser dans quelle mesure leur proximité favorise le développement de coopérations, et de mettre ainsi à l’épreuve la théorie porterienne  Michael Porter, professeur à Harvard, a popularisé la notion de cluster dans son ouvrage The Competitive Advantage of Nations (1990) où il soutient que la concentration géographique d’entreprises connectées favorise la compétitivité et l’innovation. Michael E. Porter, The Competitive Advantage of Nations, New York, Free Press, 1990. du cluster.

Quartier de la création, septembre 2014, Nantes (Loire-Atlantique). © MG Design/Samoa

Si le terme de « cluster » permet de mettre un mot sur un projet en devenir, il ne fait pas pour autant l’unanimité. Une incompréhension naît de la part des acteurs du territoire vis-à-vis de cette terminologie jugée trop économique : « Le cluster c’est une réunion d’entreprises sur une problématique commune pour développer un projet collectif. En économie, c’est très utilisé, dans la culture moins ! Entretien avec Sandrine Gibet, chef de projet développement économique au quartier de la Création, conduit en octobre 2012. » Laurent Théry, directeur de la SAMOA jusqu’en 2010, a piloté avec l’urbaniste Alexandre Chemetoff le grand projet d’aménagement de l’Île de Nantes. Il est également réservé sur ce terme. Comme le rappelle Olivier Caro Entretien avec Olivier Caro, ancien chargé de mission pour le quartier de la Création à la SAMOA, conduit en novembre 2012. : « Laurent Théry  Directeur de la SAMOA de 2003 à 2010. va se battre violemment contre ce concept, il a une licence d’économie. Le cluster, c’est un jargon d’économiste. Et lui cherche à tenir tout le monde dans le jeu avec une vision intégrée du territoire qui articule différentes composantes. Il pense transdisciplinarité. “Cluster” c’est trop discriminant. […] Derrière les mots, se pose la question du pilotage. Si c’est un quartier, le pilote c’est le maître d’ouvrage du projet urbain ; si c’est un cluster, le pilote c’est la direction du développement économique de la métropole. »

La stratégie du cluster quartier de la Création se déploie de manière transversale, heurtant les institutions traditionnellement cloisonnées mais permettant, dans un même élan, des rencontres fortuites.

Le départ d’Alexandre Chemetoff et de Laurent Théry ainsi que l’arrivée de Jean-Luc Charles accélèrent la mise en place d’une stratégie économique organisée autour d’un cluster d’industries culturelles et créatives et la mise en place d’une structure de gouvernance spécifique : le quartier de la Création. Malgré des critiques et des incompréhensions, cela permet de rassembler des acteurs qui étaient éloignés, non pas d’un point de vue géographique mais sur des valeurs, des façons de concevoir le projet. En alliant politiques urbaine, culturelle et économique, la stratégie du cluster quartier de la Création se déploie de manière transversale, heurtant les institutions traditionnellement cloisonnées mais permettant, dans un même élan, des rencontres fortuites. Sandrine Gibet nous offre un témoignage qui illustre ce dernier point : « Il y avait beaucoup d’acteurs qui ne se connaissaient pas, la gouvernance du projet est née de la nécessité de faire se rencontrer les acteurs physiquement, d’apprendre à se connaître et ensuite développer des actions communes, et il fallait un pilote. Entretien avec Sandrine Gibet, conduit en octobre 2012. » Ainsi, lors des comités de pilotage du cluster quartier de la Création, les directeurs des écoles d’Art, d’Architecture et les représentants de la recherche se trouvaient coude à coude avec la Chambre de Commerce, les directeurs des équipements culturels et des entreprises de l’île de Nantes. Cette triangulation de l’espace de gouvernance a permis de rapprocher les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche, les acteurs économiques et les acteurs culturels. Novateur à cet égard, l’espace de gouvernance a permis des délibérations et une acculturation mutuelle entre ses parties prenantes.

Le cas de Nantes montre que l’adoption du concept de cluster n’est pas neutre. Elle découle d’une volonté d’encourager un changement dans l’organisation des politiques publiques locales. Elle s’inscrit dans un rapport de force spécifique entre des organisations et des individus opérant dans divers champs de l’action publique, en particulier l’aménagement, le développement économique et la culture. Se poser la question des apports du concept de cluster du point de vue des politiques publiques suppose de s’interroger sur son appropriation par des acteurs urbains. Plus qu’un outil conceptuel, le cluster culturel est mobilisé comme un « instrument d’action publique », s’inscrivant dans une démarche de projet urbain  G. Pinson, Chapitre 5 : Le projet urbain comme instrument d’action publique, dans P. Lascoumes et P. Le Galès, Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2005, p. 199-233.. Dans une telle perspective, le cluster culturel remplit trois fonctions : la « mobilisation sociale », une « critique des savoirs experts et sectoriels », et la « redéfinition de l’urbanisme et de la planification comme activités sociales permanentes ».

La fonction de « mobilisation sociale » du cluster culturel apparaît à travers les objectifs consensuels mis en avant : créer des emplois dans le secteur culturel, améliorer le cadre de vie des habitants d’un quartier, favoriser l’innovation et l’image d’un territoire. De plus, l’idée de cluster culturel suppose que l’action publique se focalise sur le soutien à un territoire circonscrit, considéré comme stratégique. Ce présupposé permet de cibler plus précisément des acteurs et de les mobiliser plus efficacement. Enfin, la théorie du cluster culturel diffuse l’idée d’un intérêt commun entre les acteurs culturels et les acteurs économiques. Du point de vue des acteurs culturels, elle contribue à une justification du soutien public apporté à la culture. Du point de vue des acteurs économiques, elle mobilise un cadre d’action connu et leur permet d’élargir leur champ d’intervention. Le cluster culturel comme instrument d’action publique se construit comme un mode de légitimation économique de l’action culturelle et réciproquement de légitimation culturelle de politiques économiques.

Deuxièmement, la fonction de « critique des savoirs experts et sectoriels » semble bien illustrée par le cas nantais. La mise en place du cluster culturel a justifié la formation d’une équipe dédiée spécifiquement au projet au sein d’une société d’aménagement. Pour dépasser la logique d’aménagement physique de l’île de Nantes et y développer une animation économique autour des industries culturelles et créatives, il s’agissait de remettre en cause des pratiques professionnelles, des modes d’action, d’introduire de nouvelles démarches, en s’inspirant de modèles venus d’autres secteurs d’activité (pôles de compétitivité) ou d’autres pays (réseau ECCE).

Troisièmement, le cluster culturel induit une redéfinition de l’urbanisme comme une « activité sociale permanente ». Il accompagne des phénomènes de polarisation anciens et généralisés dans le domaine culturel  L. Lazzeretti, R. Boix, F. Capone, « Do Creative Industries Cluster ? Mapping Creative Local Production Systems in Italy and Spain », dans Industry and Innovation, 15(5), 2008, Routledge Journals, p. 549-567.. En formant des quartiers artistiques  M. Traversier, « Le quartier artistique, un objet pour l’histoire urbaine », dans Histoire urbaine, no 26-3, 2009, Éd. Société française d’histoire urbaine, p. 5-20. Disponible en ligne., ou des métropoles culturelles  B. Grésillon, « Qu’est-ce qu’une métropole culturelle ? », dans P. San Marco, G. Djament-Tran (coord.), La métropolisation de la culture et du patrimoine, Paris, 2014, Éd. Le Manuscrit,p. 29-71. les acteurs culturels bénéficient de solidarités, de relations de confiance et d’échanges d’informations. Ainsi, plutôt qu’une intervention publique radicale, introduisant un nouvel ordre, les politiques de clusters culturels cherchent à stimuler ou à accompagner une dynamique conçue comme « naturelle ». Il s’agit dès lors de construire un discours, d’alimenter le mythe qui entoure l’activité créative d’un lieu, espérant instaurer une « prophétie autoréalisatrice » qui permettra au territoire de se développer.

Les Nefs. L’Éléphant. Le café de la branche. Les Machines de l’Ile. Nantes (Loire-Atlantique), août 2007.
© Vincent Jacques/Samoa

Au-delà du cluster culturel : la communauté et la scène

Si le cluster culturel peut ainsi participer à la construction d’une stratégie territoriale mettant en dialogue culture, aménagement et développement économique, les études qui sont revenues sur des politiques de clusters culturels pointent certains écueils. Les auteurs dénoncent, à tour de rôle, une instrumentalisation de la culture, des objectifs économiques surestimés – notamment en matière d’emplois –, des politiques descendantes (top-down) peu adaptées aux besoins des créatifs et qui ne prennent pas en compte la nature idiosyncratique des produits culturels. D’autres relativisent la nouveauté du concept de cluster : à Athènes dans l’Antiquité, dans la Florence de la Renaissance ou encore à Montmartre au XIXe siècle, la proximité d’individus a généré d’importantes innovations et vu naître des mouvements d’avant-garde. À Nantes, le cluster quartier de la Création a lui aussi subit ces critiques. Certains ont dénoncé le manque de clarté du projet et des frontières géographiques mal définies entre celles du « cluster » et du « quartier ».

Ces critiques conduisent à prêter davantage attention aux pratiques, au langage et aux valeurs propres au monde culturel et à sa capacité à s’inscrire dans une stratégie urbaine multidimensionnelle. Si, comme on l’a vu, le recours au concept de cluster culturel prend son sens dans une démarche de mobilisation d’acteurs hétérogènes, alors l’usage de termes issus du monde culturel ne peut-il pas tout autant jouer ce rôle ? Le cas de Nantes laisse entrevoir deux termes alternatifs : la communauté et la scène.

À Nantes, au quartier de la Création, les théories de Cohendet, chercheur ayant développé le concept de « communautés de pratiques », ont trouvé un certain écho. Invité lors des Journées d’économie de la culture et de la communication, en mars 2013, sa conférence a alerté les représentants du cluster sur les conditions du développement d’innovations et de partenariats dans le champ créatif. Selon Cohendet P. Cohendet, J. Roberts et L. Simon, « Créer, implanter et gérer des communautés de pratique », dans Gestion, 2010/4 Vol.35, Éd. HEC Montréal, p. 31-35., les communautés de pratiques sont « un groupe à la structure informelle, où le comportement des membres se caractérise par l’engagement volontaire dans la construction, l’échange et le partage de connaissances dans un domaine donné. Une telle communauté peut être considérée comme un dispositif de coordination permettant à ses membres d’améliorer leurs compétences individuelles, à travers l’échange et le partage d’un répertoire commun de ressources qui se construisent en même temps que se développe la pratique de la communauté ». Il montre que les communautés de pratiques sont devenues des outils organisationnels fréquemment utilisés par les entreprises et dans les milieux industriels. Pour apporter des précisions au concept, l’auteur oppose les « communautés spontanées » (qui émergent de manière autonome entre des membres partageant une même passion) aux communautés dites « pilotées » (par la hiérarchie de l’entreprise). Plus loin, il explicite clairement sa pensée : « Dans la conception pure, […] essayer de construire de manière top-down une communauté de pratique est impossible par définition. La difficulté pour les entreprises, c’est qu’une communauté de pratique se décrète difficilement. Ce “détournement conceptuel” s’est naturellement fait au prix de certaines adaptations ou réinterprétations et, parfois même, au prix de certains dérapages ou déceptions. »

En conséquence, la gouvernance du cluster nantais dédié aux industries culturelles et créatives a été modifiée en 2014 en s’articulant autour de « communauté créatives ». La constitution de ces communautés a été conçue par l’équipe de direction du quartier de la Création : « Elles sont issues d’un croisement entre les douze disciplines des ICC et les filières régionales les plus dynamiques. À partir de là, on a retenu cinq grandes composantes sans vouloir d’ailleurs retenir toutes les filières régionales Fabrice Berthereaux, directeur général adjoint de la SAMOA, lors d’une réunion interne, septembre 2014. »

Ainsi, l’adoption du terme de « communauté créative » par la SAMOA illustre la volonté de changer la vocation de l’organisation et de prendre appui sur des dynamiques émergentes, bottom-up et propres aux comportements des entreprises culturelles et créatives. Mais cette volonté peut se retrouver en contradiction avec la culture professionnelle de l’organisation du quartier de la Création. Le terme de communauté porte en effet une idée d’auto-organisation. Or, dans le cas du cluster créatif nantais, les « communautés créatives pilotées » ont été créées par la structure de gouvernance, dans une logique restée très top-down. En parallèle de ces changements sémantiques et organisationnels, l’opportunité de labellisation « French Tech » mise en place par le gouvernement français a conduit la filière du numérique à s’organiser et se mettre en réseau pour défendre la candidature nantaise. À tel point que la communication officielle de la ville parle aujourd’hui de « scène numérique nantaise ». Cette opportunité a influé sur la nature des communautés créatives du cluster.

Le concept de « scène » apparaît également comme une alternative au cluster culturel. Ce terme est présent dans le langage courant pour associer un genre culturel spécifique à un lieu aux frontières plus ou moins circonscrites. Mais il correspond également à un champ d’analyse en sociologie urbaine et culturelle  W. Straw, “Scenes and Sensibilities”, dans Public, n°22-23(2001), p. 245-257.. Dans le cas nantais, son utilisation se retrouve essentiellement dans deux domaines : celui des arts plastiques et le domaine musical  D. Sagot-Duvauroux, « La scène artistique nantaise, levier de son développement économique », dans M. Grandet. et al., Nantes, la Belle éveillée. Le pari de la culture, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2010.. Dans le premier cas, citons le témoignage de Patrick Joly qui utilise le terme pour mettre en avant le positionnement de sa galerie : « La Zoo Galerie est née au début des années 90, un lieu alternatif face à une scène culturelle très institutionnelle. On voulait dynamiser une scène provinciale peu ouverte sur l’extérieur.  Cité dans M. Carton, « La culture à Nantes par ceux qui la font », Les Inrocks, 05 mars 2014. » Cet usage du terme renvoie bien à différents milieux culturels qui, du fait de leur logique organisationnelle ou territoriale spécifique, se différencient sur le plan esthétique.

Le cas le plus emblématique est celui de la scène musicale, exploré par Guibert G. Guibert, « Le rôle des festivals de musiques actuelles dans le dynamisme de la scène pop nantaise », dans Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de P. Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série – 3 – (en ligne).. Le terme a été employé de nombreuses fois à partir de 2013, à la suite de la consécration de deux groupes nantais aux Victoires de la musiques qui a fait dire au leader de Tri Yann : « La scène nantaise a sacrément progressé, on en récolte les fruits aujourd’hui  Cité dans F. Brenon, « Victoires de la musique : Le triomphe de la vitalité musicale à la Nantaise », dans 20 Minutes, 11 février 2013. ». Cette reconnaissance apparaît dès lors comme la manifestation de l’existence d’un milieu propice à l’éclosion d’une créativité musicale.

Guibert  G. Guibert, F. Hein, « Les scènes métal. Sciences sociales et pratiques culturelles radicales », dans (Copyright) Volume ! Autour des musiques populaires, no 5-2 (2006), Éditions Mélanie Séteun. identifie deux courants dans l’analyse des scènes : l’un porté sur les scènes locales, que l’on peut associer aux questionnements du cluster culturel, l’autre qui va au-delà en s’intéressant davantage aux normes et aux messages portés par les artistes et leurs publics. Ce second courant, relatif à « la dramaturgie du monde social  Ibid. », ne perd pas de vue la question de l’ancrage dans l’espace mais il s’intéresse davantage aux mobilisations, à la défense de valeurs, d’identités associées à un genre culturel. Les acteurs culturels ne sont pas simplement perçus comme des acteurs économiques, producteurs de biens culturels, mais également comme des acteurs sociaux qui se mobilisent pour défendre des valeurs. Dans ce sens, la scène se trouve voisine de la notion de sous-culture associée à une idée de résistance à la culture mainstream  D. Hebdige Subculture: The Meaning of Style, Londres, 1979, Routledge., comme le mouvement punk  T. Mitchell, Popular Music and Local Identity: Rock, Pop and Rap in Europe and Oceania, Londres, 1996, Leicester University Press..

Les concepts de communauté et de scène s’intéressent, comme celui de cluster culturel, aux dynamiques collectives du secteur culturel. Mais ils apportent un angle de vue différent, plus en phase avec les aspirations des acteurs culturels. D’une part, la communauté répond à leur besoin d’autonomie, à leur défiance vis-à-vis d’une autorité qui viendrait étouffer leur créativité. D’autre part, la scène apporte une plus grande focalisation sur l’identité esthétique et normative des productions culturelles d’un territoire, leur inscription dans des enjeux sociétaux.

Vers une nouvelle appropriation du concept de scène

La littérature sur les clusters culturels constitue un champ riche dont l’exploration permet de parcourir les territoires de la créativité. Elle éclaire la manière dont divers secteurs des industries culturelles et créatives se regroupent, comment ses acteurs interagissent. Elle analyse la manière dont ces ensembles territoriaux émergent et évoluent. Enfin, elle donne à voir la diversité des mécanismes mis en place pour gouverner ces clusters, en les stimulant, en les promouvant. Mais en pratique, le cluster est avant tout un instrument économique d’action publique.

L’expérience nous montre que dans certains milieux culturels, l’expression « cluster », connotée d’une approche managériale de l’action publique, peut rencontrer des résistances. L’adoption de concepts issus du champ culturel comme celui de « communautés », ou de « scènes » peut donc constituer une alternative. Une telle démarche découle du même objectif de dialogue entre les acteurs du développement économique, du développement urbain et les acteurs culturels. Mais elle prend acte de la nature de l’économie culturelle : sociale, créative, réflexive, contestataire.

L’émergence récente du terme de « scène numérique » à Nantes, souvent employé dans la promotion de la « French Tech », laisse penser que l’appropriation du concept de scène par la sphère du développement de l’économie de l’innovation et du numérique est déjà en marche.

Article initialement publié dans l’Observatoire no 47, hiver 2016.