Au cours de ce séminaire Ce séminaire a réuni depuis 2021 plus d’une centaine de personnes : responsables de structures culturelles, artistes, chercheur·es, membres de l’Inspection et conseiller·ères du ministère, responsables culturels de collectivités territoriales… de formation, les participants ont partagé le constat que les outils de contractualisation actuels (CPO et COP CPO : conventions pluriannuelles d’objectifs. COP : contrats d’objectifs et de performance (réservés aux établissements publics)) avec les lieux labellisés étaient peu adaptés pour le développement des droits culturels. À quels endroits se situent les critiques et les limites de ces cahiers des charges ?
Pascal Le Brun-Cordier – La première limite tient au fait que, dans ces conventions, la présentation du contexte territorial est bien souvent trop peu documentée. Or, la mise en œuvre des droits culturels demande une connaissance assez fine des ressources d’un territoire, de ses enjeux culturels, des personnes qui y vivent et des dynamiques qui sont à l’œuvre.
Le deuxième constat est que la présentation de ce contexte est souvent faite par la directrice ou le directeur du lieu. Or, nous pensons que ce travail d’enquête devrait être porté par l’ensemble de l’équipe et une diversité d’acteurs locaux.
D’autres critiques concernent les objectifs et les moyens de ces structures, évoqués dans les CPO, et dont la distinction n’est parfois pas très claire : souvent, l’accent est mis sur les moyens au détriment des objectifs. Ceux-ci sont assez génériques, n’intègrent pas ou que trop rarement les droits culturels et des enjeux spécifiques au territoire.
Enfin, l’évaluation telle qu’elle est envisagée dans les CPO actuelles semble très souvent inadaptée à l’esprit des droits culturels. Elle est principalement quantitative, verticale, assez chronophage dans son élaboration et, finalement, insuffisamment utile. Elle relève plutôt d’une logique de bilan (« Qu’a-t-on fait ? ») plutôt que d’une véritable logique d’évaluation (« Dans quelle mesure a-t-on atteint les objectifs que l’on s’était fixés ? De quelle manière ? Quelle est la valeur de notre travail ? »).
Toutes ces critiques nous ont conduits à nous dire : « Et si nous tentions d’écrire un type de contrat plus proche des enjeux des droits culturels, qui pourrait faciliter leur essor ? » C’est de là qu’est née l’idée du « contrat de résonance ».
Pourquoi ce concept de « résonance » ? D’où vient-il et que signifie-t-il ?
P. Le Brun-Cordier – Le penseur belge Luc Carton, qui est intervenu à la fin de notre premier séminaire, a introduit cette notion en référence au travail d’Hartmut Rosa, un philosophe allemand H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018.. La notion de résonance met l’accent sur la relation de réciprocité, selon laquelle toutes les personnes auraient la capacité d’être transformées au contact les unes des autres. Elle nous aide à penser des relations qui ne soient pas aliénantes et qui permettent, dans un rapport d’horizontalité, de réaliser cette petite fabrique d’humanité, qui est une des dimensions fondamentales de la culture. C’est un type de relation qui devrait être amplifié et affiné entre les lieux culturels et leur environnement.
Cette notion de résonance nous est apparue beaucoup plus pertinente que le concept de performance, issu du new public management qui prédomine dans la politique publique en France depuis la mise en place de la LOLF Loi organique relative aux lois de finances. il y a une vingtaine d’années. Nous avons imaginé ce « contrat de résonance » pour contribuer à faire évoluer le sens de l’action publique via ses méthodes et ses outils.
Ce contrat propose une méthode en cinq étapes. La première partie concerne l’appréhension du contexte territorial. De quoi s’agit-il ?
P. Le Brun-Cordier – Nous avons appelé cette première étape l’« enquête culturelle ». Il s’agit, pour tous les lieux culturels, de mettre en place un processus d’écoute, d’observation et de veille, qui est permanent, collaboratif, contributif et multi-partenarial. Cette enquête vise à rendre compte des ressources du territoire,mais aussi de ses difficultés et de ses problématiques spécifiques. C’est à partir de cette analyse que se déploie ensuite le projet culturel. L’enquête ne sert pas seulement à identifier des problèmes, elle doit également permettre de faire émerger des points d’appui, c’est-à-dire des dynamiques coopératives et des sujets qui sont de nature à provoquer du commun, festif notamment, et une matière à réflexion et à création. Dans mon propre travail, je parle d’« enquête sensible » qui doit toujours être, dans un premier temps « sans cible », pour chercher à comprendre de manière ouverte ce à quoi les gens sont sensibles, ce qui fait sens pour eux, et aussi ce qui est sensible, touchy.
Dans cette perspective, il nous paraît important qu’elle puisse être menée au long cours, avec des outils qui peuvent être artistiques tels que la cartographie sensible, la psychanalyse urbaine, l’enquête documentaire via la photographie, le théâtre, la danse, par le biais de résidences d’artistes, de projets collaboratifs, de créations situées… Les artistes, aux côtés des chercheurs, sont souvent de véritables sismographes du sensible, avec une capacité à entendre ce qui se murmure, à déceler ce qui est à peine visible, à sentir les signaux faibles, ce qui est de l’ordre de l’« infra-ordinaire ». L’enquête va donc bien au-delà de l’approche quantitative de l’Insee, de la saisie statistique d’un territoire, avec laquelle elle peut néanmoins s’articuler.
Enfin, au-delà du monde de l’art, l’enquête culturelle gagnerait selon nous à associer l’ensemble des acteurs du territoire : des champs du soin, de la santé, du secteur éducatif, de l’agriculture, de la fabrique urbaine, de la transition, etc.
Cette enquête serait donc une caisse de résonance de ce qui se joue sur le territoire et elle précéderait l’élaboration du projet du lieu labellisé, qui est la deuxième étape du contrat de résonance.
P. Le Brun-Cordier – Oui. Nous parlons d’ailleurs de projet culturel et artistique, parce qu’il nous semble fondamental que les lieux culturels précisent d’abord leurs objectifs culturels, en lien avec leur contexte, pour accroître leur ancrage – et aussi « l’encrage » – de leur projet artistique, c’est-à-dire son caractère situé. Le projet culturel et artistique pourrait ainsi mieux raconter comment des relations de résonance peuvent se nouer entre le lieu, son territoire et les personnes qui y vivent.
Nous proposons par ailleurs que les objectifs des structures labellisées puissent prendre la forme d’objectifs de transformation. Je crois qu’il est nécessaire, quand on est une SMAC, un FRAC, une scène conventionnée, une scène nationale, un CDN, un centre chorégraphique… de se poser la question : à quelle transformation souhaite-t-on contribuer, notamment en lien avec les enjeux des transitions sociales et écologiques ? Nous sommes des producteurs d’imaginaires, des cultivateurs de liens, des artisans de la relation, et à ce titre, nous pourrions nous engager plus nettement et plus précisément dans nos territoires.
Quels sont les moyens dont disposent les lieux pour atteindre les objectifs de leur projet culturel et artistique ?
P. Le Brun-Cordier – Ces moyens englobent d’abord la programmation qui, dans l’esprit du contrat de résonance, est articulée aux objectifs culturels. Cela ne veut pas dire que toute la programmation doit être en lien avec ce qui est ressorti de l’enquête sensible, mais sans doute une grande partie, dans l’esprit des projets artistiques et culturels de territoire. Et ce qui dans la programmation n’est pas directement en résonance avec le contexte pourrait faire l’objet, comme c’est déjà souvent le cas, d’un travail spécifique pour que des groupes de personnes concernées par les thématiques de ces créations soient le plus possible associés à leur conception ou leur présentation. Une manière de toujours rendre effective cette relation de résonance.
Les moyens, ce sont aussi les lieux et les équipes auxquels il faudrait porter une plus grande attention, notamment sur la façon de les organiser. Les dimensions essentielles des métiers de la relation ou des fonctions relationnelles ne sont sans doute pas assez centrales dans les organigrammes aujourd’hui. Avec le référentiel des droits culturels, les enjeux d’action culturelle et de médiation sont particulièrement importants aux côtés des objectifs liés à la création artistique.
Il y a enfin, bien sûr, les moyens financiers apportés par le ministère de la Culture et les différents partenaires territoriaux pour la réalisation du projet.
La quatrième partie du contrat de résonance concerne l’évaluation. Que préconisez-vous pour l’inscrire dans l’esprit des droits culturels ?
P. Le Brun-Cordier – Nous plaidons pour une évaluation qui soit bien ajustée à la fois aux enjeux des droits culturels et aux objectifs de transformation formulés dans la deuxième partie du contrat de résonance. Constatant que les modalités actuelles d’évaluation sont assez inadaptées car bien trop quantitatives, il faudrait une évaluation plus qualitative, horizontale, collaborative, centrée sur les objectifs et sur les relations de résonance qui ont pu être tissées entre le contexte et les lieux culturels.
Dans cette perspective, l’évaluation relève davantage de ce qui se conte que de ce qui se compte. Cette évaluation narrée permet de mieux dire la valeur de ce qui est fait, de faire advenir le sens et de partager les points de vue des différentes parties prenantes du projet. Elle ne saurait être un exercice solitaire ou bilatéral entre le ministère et les lieux. C’est forcément une évaluation polyphonique, permanente et véritablement partagée entre toutes les personnes associées de près ou de loin au projet, quel que soit leur statut (équipe, partenaires, publics…).
L’évaluation à l’aune des droits culturels devrait également porter sur la manière dont les structures font vivre le débat démocratique, les modalités de gouvernance, l’égalité homme-femme, la qualité de vie au travail, l’empreinte civique ou l’utilité sociale des lieux.
La cinquième et dernière partie traite des rythmes et des temporalités. Cette question semble en effet incontournable quand on travaille au développement des droits culturels. Mais que recouvre-t-elle ?
P. Le Brun-Cordier – Cette partie concerne d’abord la durée des CPO et des COP, actuellement de quatre et cinq ans maximum. Il y aurait sans doute un débat à ouvrir au sein du ministère de la Culture afin de donner plus de temps aux équipes pour mettre en œuvre ces démarches : au minimum cinq ans. Par ailleurs, le contrat de résonance devrait pouvoir être discuté avec les partenaires et actualisé, ajusté au fur et à mesure de la réalisation du projet.
Les rythmes et les temporalités touchent aussi aux modalités de recrutement des directions : permettre aux candidates et candidats de disposer de plus de temps pour connaître le territoire, le contexte, ou pouvoir présenter leurs méthodes de travail plus en détail ; repenser les recrutements pour s’assurer que les personnes pressenties aient une compréhension fine de ce que sont les droits culturels et ce qu’ils impliquent. On imagine également peut-être des temps de tuilage qui permettraient aux nouvelles directrices et directeurs d’être présents dans la structure avant leur prise de poste effective, pour mieux travailler la transition.
On peut encore entendre que les droits culturels menaceraient le soutien public à la création ou seraient incompatibles avec la liberté artistique. Pensez-vous que le contrat de résonance puisse réconcilier une partie des mondes de l’art avec le référentiel des droits culturels ?
P. Le Brun-Cordier – La controverse que vous mentionnez est souvent fondée sur une compréhension erronée des droits culturels. Or à aucun moment ils ne viennent contredire ou limiter la création artistique. Le droit à la création artistique et à l’expression artistique fait partie intégrante des droits culturels. On peut renvoyer sur ce sujet au rapport de 2013 de Farida Shaheed, rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels https://www.fia-actors.com/uploads/Shaheed-Report_FR.pdf.
Cette invitation à penser autrement l’organisation, les méthodes et les projets de nos structures culturelles, et à donner plus d’espace, mental, matériel, aux enjeux relationnels, est une chance pour tout le monde. D’une part pour donner à la création artistique plus de résonance, et donc plus de possibilités de toucher un grand nombre de personnes ; d’autre part pour que les enjeux de société qui nous taraudent viennent davantage résonner avec la création artistique. Il s’agit de renforcer cette double relation fondée sur la transformation respective et réciproque des parties prenantes.
Le contrat de résonance est progressivement sorti du cadre des séminaires DGCA sur les droits culturels. Comment est-il reçu et quelles sont les expériences en cours ?
P. Le Brun-Cordier – Tout d’abord, il suscite un enthousiasme assez réjouissant à chaque fois qu’il a pu être présenté. Les enjeux des droits culturels sont si fondamentaux qu’il faut réfléchir à des outils de gestion et des méthodes de travail plus adaptés. Mais il provoque aussi des oppositions, des résistances de la part de personnes qui considèrent que la façon dont procèdent aujourd’hui le ministère de la Culture et les lieux labellisés n’a pas à être modifiée.
Christopher Miles, directeur de la DGCA, a demandé la mise en place d’une mission d’expérimentation de ce contrat de résonance, qui est en cours dans plusieurs régions (Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine, Nord). Pour ma part, j’ai eu l’occasion cette année de travailler avec l’équipe du Théâtre du Peuple, à Bussang dans les Vosges, dirigé par Julie Delille, avec le Théâtre du Cloître, scène conventionnée de Bellac, dirigé par Thomas Desmaison, mais aussi avec le Centre culturel de rencontre de la Ferme de Villefavard en Limousin, et la Mégisserie, théâtre de Saint-Junien.
J’aimerais conclure en disant que le contrat de résonance est un « outil convivial » au sens qu’Ivan Illich, philosophe et penseur de l’écologie politique, donnait à ce mot : « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil I. Illich, La Convivialité, Paris, Points,1973.. » Ma conviction profonde est que ce type d’outil permettrait aux lieux culturels d’être encore plus en phase avec le monde et les enjeux qui traversent aujourd’hui nos sociétés.
Pascal Le Brun-Cordier est directeur de Villes In Vivo, atelier d’idées et de production, directeur artistique, professeur associé à l’École des arts de la Sorbonne (Paris 1). Il vient de publier un essai sur La Ville relationnelle, avec les anthropologues Sonia Lavadinho et Yves Winkin (Éditions Apogée, 2024).