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Tout consensus suscite, chez les intellectuels et les chercheurs, le désir de le regarder de plus près, et l’on ne peut que s’en réjouir. Il est vrai que, depuis le colloque d’Amiens « Pour une école nouvelle » en 1968 – centré sur l’ouverture de l’institution scolaire – qui proposait l’intervention des artistes à l’école, les textes officiels relatifs à l’éducation artistique et culturelle (EAC) – discours ministériels, textes législatifs, chartes, protocoles d’accord, plans d’action, circulaires, etc. – ont été promulgués sous des gouvernements de droite aussi bien que de gauche, qui ont tous affirmé et réaffirmé le rôle essentiel de l’éducation aux arts, véritable enjeu de société, composante de la formation générale, facteur d’épanouissement des jeunes, élément incontournable de la construction du futur citoyen, etc. Un consensus fascinant et assez unique.

Que se cache-t-il donc derrière cette belle unanimité qui a porté haut et fort l’étendard de l’EAC jusqu’à sa généralisation ? Il est très intéressant de se pencher sur le sujet.

C’est ce qu’ont fait Marie-Pierre Chopin et Jeremy Sinigaglia. Ils s’interrogent particulièrement sur « la visée émancipatrice » de ces politiques, dès lors qu’elles ont donné lieu à une véritable institutionnalisation. Ils se sont appuyés sur l’étude des principaux textes officiels et ont procédé à une analyse des objectifs de l’EAC tels que définis par ces différents documents.

Selon eux, l’EAC n’échappe pas aux effets des processus d’institutionnalisation qui enferment toute action publique dans un « périmètre acceptable par l’État » M.-P. Chopin, J. Sinigaglia, « Civiliser les individus : les paradoxes de la généralisation de l’éducation artistique et culturelle », L’Observatoire, no60, avril 2023, p.16.. L’idéal émancipateur de l’après-guerre qui s’exprimait dans les mouvements de l’Éducation nouvelle notamment, aurait été oublié, emporté par une vision politique pragmatique et conformiste : finis les grands rêves émancipateurs porteurs de transformation sociale et mettant en cause l’ordre établi, place aux objectifs visant à adapter les élèves à un contexte néolibéral, centré sur l’individu.

Cette lecture a ébranlé la militante de l’EAC que je suis, fortement impliquée dans la production de ces politiques. C’est bien là, me dira-t-on, le rôle de la recherche que de bousculer les certitudes, de remettre en cause les convictions, d’interroger les engagements. 

Certes, mais une question se pose donc aux agents – et ils sont nombreux – qui ont participé à la définition ou à la mise en œuvre de cette politique : qu’avons-nous fait ? Avec la généralisation de l’EAC (le « 100% EAC »), celle-ci serait-elle devenue, comme toute institution, un appareil idéologique d’État – selon la définition d’Althusser L. Althusser, « Idéologie et appareil idéologique d’État », La Pensée, no 151juin 1970. –, contribuant ainsi à diffuser les valeurs de la classe dominante ? Même si les auteurs prennent soin de dire qu’ils ne préjugent en rien « ni [de] l’usage qu’en font les agents éducatifs et culturels (enseignantes, médiatrices, artistes, etc.), ni [des] effets potentiels de ces pratiques sur les élèves » M.-P. Chopin, J. Sinigaglia, op. cit., p.19., ils ouvrent néanmoins la voie au doute. Ces presque cinquante ans d’efforts pour le développement de l’EAC, cette volonté de généralisation portée par de nombreux militants convaincus que l’accès à l’art est émancipateur, ont-ils conduits à conforter l’ordre social ? C’est ce qu’avancent les auteurs, et qui n’est pas sans faire débat. En effet, même si l’analyse des textes montre un glissement dans la formulation des objectifs depuis les premières orientations en matière d’EAC, comment en conclure que les objectifs initiaux ont été dévoyés si ce n’est par une étude des résultats ? Ce n’est pas l’objet de leur recherche, mais il n’en reste pas moins que le propos perd de sa pertinence en l’absence de références aux pratiques elles-mêmes et d’un regard porté sur leurs effets. Comment, sans cette analyse de pratiques, peut-on affirmer que « la généralisation de l’éducation artistique passe par un traitement de plus en plus individualisé des problématiques sociales » Ibid., p.17. sauf à tordre le réel, en soumettant la réalité à un schéma théorique, voire idéologique ?

En second lieu, on peut regretter que les auteurs analysent le contenu de ces textes sans donner quelques éclairages historiques sur les contextes dans lesquels ils ont été élaborés. Je citerais en particulier les débats extrêmement vifs qui opposaient, dès 1971, les tenants d’une vision des apprentissages scolaires centrés uniquement sur les matières fondamentales et ceux qui voyaient dans l’EAC un enrichissement de la formation. Très concrètement, les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale défendaient des positions très éloignées l’une de l’autre et les textes produits ont été le fruit de bagarres et de négociations interminables. Admettre que l’EAC joue un rôle positif dans les parcours d’apprentissage fut très difficile pour de nombreux responsables de l’Éducation nationale et on peut même penser que l’énoncé de certains objectifs, perçus comme une instrumentalisation de l’EAC par les auteurs de l’article cité, n’ait été que le moyen tactique pour que l’Éducation nationale admette la présence de ces nouvelles activités. Ainsi repère-t-on de nombreux arguments selon lesquels l’EAC est un moyen de lutter contre l’échec scolaire, « la porte qui donne accès aux autres savoirs »  Ibid., p.17-18. et permet la réussite scolaire. Rappelons que cette profonde divergence de points de vue demeure d’actualité : des activités très diverses relevant de l’EAC restent encore totalement marginales par rapport aux apprentissages dits « fondamentaux ».

De plus, s’il est assurément intéressant de connaître et étudier les cadrages politiques, comme cela est mentionné – et c’est le mérite de cet article –, il faudrait cependant s’interroger sur leur caractère performatif. Peut-être est-il plus faible qu’on ne le croit… surtout en ce qui concerne cette matière artistique, assez insaisissable et multiforme, qui va du théâtre au cinéma, en passant par les arts plastiques, la musique, la littérature, etc. incarnée par de très nombreux artistes et une extraordinaire variété de projets. Autant de bouillonnements, d’imaginaires, d’émotions, d’inventions et d’aventures individuelles et collectives, peu sensibles aux injonctions ministérielles.

Enfin, sauf à penser que le rôle de l’EAC est de fabriquer des révolutionnaires, ne peut-on se féliciter de cette convergence de points de vue, aussi bien pédagogiques que politiques, qui a permis à cette dimension de l’action publique éducative, in fine, un développement sans précédent ?

Peut-être nous sommes-nous trompés en nous engageant dans cette action qui aurait perdu son sens initial et n’aurait comme effet que de domestiquer les cœurs et les consciences… mais persistons dans l’erreur ! Car les enjeux d’ouverture, d’émancipation demeurent aujourd’hui pour notre jeunesse et notre société, plus importants que jamais, et je m’obstine à croire – qui sait ? – que l’art peut y jouer un rôle déterminant.