La tonalité générale du baromètre de l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) sur les dépenses des collectivités territoriales L’enquête a été menée par questionnaire (via emailing et campagne téléphonique auprès des directeurs et directrices des affaires culturelles prioritairement) d’avril à juin 2023. L’échantillon est constitué de : 9 régions métropolitaines ; 66 départements ; 64 communes de plus de 50 000 habitants, dont 20 communes de plus de 100 000 habitants et 44 communes de 50 000 à 100 000 habitants ; 37 intercommunalités comprenant une ville de plus de 50 000 habitants, dont 15 métropoles, 5 communautés urbaines, 17 communautés d’agglomération ; 2 collectivités à statut particulier situées en Outre-mer et une collectivité d’Outre-mer. ne devrait pas susciter d’inquiétude au sein des milieux culturels. Les données issues de l’enquête livrent des enseignements plutôt positifs. Ainsi 59 % des répondants affirment que l’intérêt manifesté par les collectivités territoriales (CT) pour leur action culturelle ne décroît pas, il aurait plutôt tendance à se renforcer pour près d’un tiers d’entre eux. Les voyants budgétaires des collectivités sont au vert puisque 48 % annoncent une hausse de leurs dépenses (tous domaines confondus) en 2023 alors que ceux qui prévoient une baisse ne sont que 18 % ; tous les autres reconnaissent la stabilité de leur effort budgétaire. On s’attendait – compte tenu de la crise de l’énergie de 2022 – à ce que ses effets se fassent lourdement sentir en matière culturelle, seule une petite minorité (12 %) reconnaît un impact fort alors que 78 % des responsables culturels se disent peu ou pas touchés par cette crise, sans impact sur l’offre proposée par leur collectivité.
Mieux encore, alors qu’on a vécu dans le passé récent une récession des finances publiques locales ayant entraîné des baisses plus sensibles pour la culture – considérée comme la variable d’ajustement En 2019-2020, il est justifié de parler du domaine culturel comme variable d’ajustement car les dépenses communales totales régressent de 4,1 % alors que les dépenses culturelles sont en récession de 8,3 %. – que pour d’autres secteurs d’action publique, une forte majorité de CT estiment que l’effort demandé au domaine culturel n’est pas plus grand que pour les autres secteurs. Enfin, quand on regarde au-delà des dépenses publiques, on s’aperçoit que « Pour l’ensemble de l’année 2022, le chiffre d’affaires du secteur culturel marchand progresse de 11 milliards d’euros par rapport à l’année 2021 (+14 %) L. Bourlès, Y. Nicolas, « Analyse conjoncturelle du chiffre d’affaires de la culture au 4e trimestre 2022 », Note de conjoncture 2023#2, ministère de la Culture. », ce qui prouve que les Français ne se détournent pas des consommations culturelles.
S’il faut signaler une réserve parmi cette liste de bons points, ce serait pour la dynamique intercommunale : 35 % des répondants estiment qu’il y a un renforcement de l’intercommunalité, mais 46 % la juge au point mort, bien qu’elle ait notablement progressé les années antérieures. L’état d’esprit raisonnablement optimiste laisse place à un sombre pessimisme dès lors que les professions culturelles s’expriment sur la situation présente. On assiste à une spectaculaire dissonance entre la réalité des chiffres et les alertes répétées à l’opinion publique sur le marasme qu’elles vivent, dû pour une large part à leurs difficultés financières. Les institutions lyriques et musicales sont « à bout de souffle » avec près de 120 annulations de représentations dans les opéras. Les orchestres manquent d’argent pour embaucher des musiciens. C’est une « saison fantôme » qui s’annonce, pour le syndicat Forces musicales qui explique : « Les maux sont connus tant ils datent : baisse ou stagnation des financements, accroissement du nombre de nos missions… Une équation devenue quasi impossible pour nos adhérents, désormais insoutenable sur l’autel de la crise inflationniste Manifeste du 5 juillet 2023, La Saison fantôme. . » Quant au Syndeac, il supplie : « N’éteignez pas la lumière sur le spectacle vivant… nous sommes au bord de la rupture financière https://www.lejdd.fr/culture/spectacle-vivant-nous-sommes-au-bord-de-la-rupture-financiere-alerte-le-syndeac-133418 . » PRODISS, le syndicat des festivals, s’attend à une hausse des coûts record en 2023 et exprime une forte inquiétude pour 2024 face à une possible annulation des festivals en raison de la concentration des forces de sécurité sur l’événement des Jeux olympiques.
Pour comprendre la dissonance qui s’exprime aujourd’hui entre la perception des responsables des collectivités et celle des acteurs culturels, il convient d’abord de replacer les données du baromètre dans le tableau général des dépenses culturelles nationales. Nous rendons compte ensuite des inquiétudes en proposant deux hypothèses sur les changements qui affectent la structure même des politiques culturelles.
Une situation financière réellement soutenue
Dans son rapport sur les finances publiques locales publié en juillet 2022, la Cour des comptes évoque une « embellie » qui profite à tous les niveaux de collectivités Cour des comptes, Les finances publiques locales 2022, Fascicule 1, juillet 2022, p. 9. . La plupart des observateurs de la conjoncture financière des collectivités locales ont relevé une situation meilleure que prévue malgré l’inflation et les augmentations salariales dans la fonction publique. Cette tendance se poursuit en 2023 On peut désormais la suivre de près grâce aux notes de la DGPIP « Situation mensuelle des collectivités locales », voir https://www.collectivites-locales.gouv.fr . Mais si le bloc communal retrouve une situation financière très favorable, c’est avant l’impact de la hausse des prix de l’énergie et de l’inflation, qui n’était pas encore perceptible au moment de l’écriture du rapport. D’ailleurs quelques mois plus tard, la Cour est nettement moins optimiste, en cause la « sensibilité accrue des finances locales à la conjoncture », et évoque « des perspectives financières incertaines Cour des comptes, Les finances publiques locales 2022, Fascicule 2, p. 20 et 27. ». Elle redevient optimiste, saluant une situation très favorable en juillet 2023 Cour des comptes, Les finances publiques locales 2023, Fascicule 1, juillet 2023, p. 19. .
Une rétrospective plus profonde montre que l’évolution des dépenses culturelles sur une dizaine d’années se fait en trois temps. Une première période de décroissance forte entre 2014 et 2016 (perte de 907 M€), une deuxième période de reprise de la dynamique de croissance entre 2017 et 2019 (gain de 940 M€), et une troisième période de renouveau de crise avec une nouvelle perte de 485 M€ en 2020 par rapport à 2019. L’année 2021 montre une très légère augmentation en volume (27 M€) qui ne compense pas l’inflation de 1,6 % en 2021. Avec les données corrigées, il faut attendre 2019 pour retrouver le niveau de dépenses de 2013, les années 2020 et 2021, marquées par la crise de la Covid-19, se situent encore en dessous de la performance de 2013.
Le bloc local représente 81 % des dépenses totales des CT. Au sein de ce bloc, la part des dépenses des EPCI varie sensiblement à la hausse au cours des dix dernières années. Elles passent de 21,5 % en 2013, à 23,5 % en 2015, puis à 25 % en 2018 et enfin à 27 % en 2021. Elles compensent en partie la forte baisse des dépenses communales qui n’ont toujours pas retrouvé leur niveau de 2013-2014. Les dépenses des départements ont drastiquement baissé à partir de 2014 jusqu’en 2018 (pertes cumulées de 218 M€), mais elles s’accroissent ensuite puisque les gains entre 2018 et 2021 s’élèvent à 127 M€.
Les régions présentent un profil similaire à celui des autres collectivités ; elles retrouvent en 2020 leur niveau de dépenses de 2013. Néanmoins, alors que toutes les autres collectivités augmentent leurs dépenses en 2021 par rapport à l’année précédente, les régions accusent une baisse importante de 44 M€, soit 5,5 %. Il est difficile de dégager une ligne commune de l’évolution des dépenses culturelles des régions. En 2023, les plus riches (Île-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes) sont celles dont les dépenses par habitant sont les plus basses (8,07 euros) et, avec la Bourgogne-Franche-Comté et la Bretagne, ce sont aussi celles qui restent les plus stables. Sont en recul des régions dont la dépense par habitant est élevée : Hauts-de-France (17,67 €), Nouvelle-Aquitaine (13,80 €), Occitanie (12,96 €) Données issues du site Newstank, https://culture.newstank.fr, 15 septembre 2022. .
Si les niveaux de dépenses varient considérablement sur une longue période, la structure interne des dépenses des communes est plutôt stable en ce qui concerne le rapport entre fonctionnement (78 %) et investissement (22 %). De même, le rapport entre les dépenses du champ « expression et action culturelle » et celle du champ « conservation-patrimoine » des communes est stabilisé autour de 62 % pour le premier et 38 % pour le second, cette proportion s’appliquant globalement à tous les niveaux de collectivités DGCL, Les collectivités locales en chiffres 2023, chapitre 4F, format xls. .
Revenons sur les trois dernières années pour constater que l’optimisme raisonnable affiché par la présente enquête, comme la précédente note de conjoncture Note de conjoncture sur les dépenses culturelles des collectivités territoriales et leurs groupements 2019-2021, OPC/Ministère de la Culture (DEPS), février 2021. Enquête par questionnaire auprès d’un échantillon de 209 collectivités et EPCI de plus de 20 000 habitants. , est justifié car les dépenses culturelles sont bien soutenues tant en ce qui concerne les collectivités territoriales que le ministère de la Culture.
Ce tableau laisse intactes des insatisfactions anciennes. Pour tenter de les résoudre, nous avons pris la décision – qui n’est pas habituelle – d’évaluer les dépenses culturelles consignées aux budgets annexes des collectivités et des autres syndicats Les CT ont la possibilité de créer des budgets annexes pour individualiser la gestion d’un service public, souvent en régie (article 2221-1 du Code général des collectivités territoriales) ; les communes peuvent également créer des syndicats à vocation unique ou mixte. La DGCL estime que la prise en compte de ces budgets augmenterait de 15 % les budgets de fonctionnement des CT. . La Direction générale des collectivités locales (DGCL) évalue la fonction « Culture, vie sociale, sport et jeunesse » à 762 M€ pour les budgets annexes et 317 M€ pour les syndicats, soit un total de 1019 M€. La moitié de cette somme concernerait des dépenses culturelles. Il faut donc ajouter au total de 9 434 M€, quelque 510 M€. Il est de même regrettable de faire l’impasse sur les dépenses culturelles des « petites » communes de moins de 3 500 habitants – elles sont 31 743 en 2021, abritent une population de 21 millions d’habitants et contribuent à la vie culturelle. On sait que les dépenses totales des petites communes se montent à 21 038 M€ pour une population de 21,271 millions d’habitants. Si on estime à 2 % leur effort culturel, on obtient une dépense probable de 20 €/habitant (soit 420 M€). Avec ces ajouts, on obtient un total des dépenses des CT à 10 364 M€ (9 434+510+420).
Une autre question mal résolue consiste à se demander non pas ce que dépense chaque collectivité publique, mais bien plutôt au profit de qui ? La réponse la plus immédiate est : « à celui des villes » puisque toutes les activités culturelles se réalisent sur leur territoire. Il serait donc logique de tenir compte non seulement de ce que les villes (entendues ici par les communes et leurs groupements de type EPCI) dépensent pour leur vie culturelle, mais aussi de comptabiliser l’apport des autres collectivités à l’activité culturelle des villes, que ce soit en subventions aux associations et institutions culturelles ou en dotations directes aux communes. Une analyse des transferts financiers de l’État aux collectivités territoriales établit que les transferts au titre de la mission Culture du ministère s’élèvent en 2022 à 298,4 M€ Projet de loi de finances 2023, ministère de la Culture. Annexe « Transferts financiers de l’État aux collectivités territoriales », p. 190-191. . Une autre analyse fixe à 1,02 Md€ le budget déconcentré à disposition des DRAC. Il y a une différence à faire entre les dépenses de chaque niveau de collectivité – qui sont établies avec une grande sûreté – et le volume financier dont dispose chaque ville pour ses activités culturelles, qui reste difficile à évaluer. Dès lors, le financement public de la culture des villes est une agrégation de budgets issus de différentes collectivités publiques que nous n’avons pas moyen d’évaluer avec précision. En effet, les nomenclatures différentes selon les collectivités ne permettent pas de savoir quelle est la part des flux financiers provenant d’entités extérieures à une collectivité donnée, et sa part de dépenses internes. La difficulté est aggravée lorsque la nomenclature (M57) calcule un agrégat de « services communs » sans qu’on puisse distinguer ce qui concerne le sport et la culture dans les budgets des régions, départements et les budgets annexes.
Même embellie du côté de l’État. Le ministère de la Culture, dont les crédits augmentent fortement depuis 2021, a calculé un « grand total » composite de dépenses culturelles de l’État comprenant des crédits budgétaires, le produit de diverses taxes et dépenses fiscales à 16 milliards en 2023, somme à mettre en perspective avec les 10 milliards de dépenses des collectivités locales. Toutes collectivités publiques confondues, de l’État aux communes, la France dépenserait ainsi 26 milliards d’argent public pour la culture soit 385 € par habitant.
Déliaisons dangereuses
Comment, dans ces conditions, analyser le malaise qu’expriment les milieux culturels ? Doit-on l’attribuer aux chocs de 2022, à l’origine d’une régression de toute l’économie selon l’Observatoire français des conjonctures économiques « La croissance manque d’énergie. Perspectives pour 2022-2023 pour l’économie française », Policy Brief, 12 octobre 2022, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2022/OFCEpbrief110.pdf ? Doit-on y voir une « forte dichotomie » entre opérateurs publics et acteurs culturels du même type que celle que souligne l’INSEE, entre entreprises et ménages, alors que le climat des affaires se maintient : « Du côté des ménages, la confiance dans la situation économique reste dégradée, en lien notamment avec le niveau de l’inflation Point de conjoncture du 7 février 2023, https://insee.fr . » Sans négliger ces analyses conjoncturelles, nous souhaitons interroger deux changements structurels du monde culturel : le premier concerne une forme d’hyper-instrumentalisme, le second un possible effacement de l’autonomie du monde de la culture.
Un esprit de coopération affaibli
Dans l’enquête, figuraient de nouvelles questions relatives à la coopération entre les collectivités publiques. Si la majorité des responsables estiment que la coopération avec l’État n’a pas évolué pour le meilleur ou le moins bon, 40 %, notamment des départements et des villes de moins de 100 000 habitants, disent qu’elle s’est accrue.
Ce constat serait synonyme d’une meilleure coopération, c’est aussi ce qui se dégage de l’enquête sur les élus à la culture J.-P. Saez, E. Wallon (dir.), Parcours et défis des élu·e·s à la culture, Grenoble, OPC, 2022. . En effet, il ne suffit pas d’avoir des relations de coopération réglementées, comme dans le cadre des labels d’État, ou contractualisées, pour en déduire qu’existe une coopération de qualité. Le rapport de la Cour des comptes soulève le risque d’une désorganisation de la politique du patrimoine du fait des mauvaises relations entre les partenaires Rapport de la Cour des comptes : La politique de l’État en faveur du patrimoine monumental, juin 2022, https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20220622-Soutien-Etat-patrimoine-monumental.pdf . La qualité de la coopération est un enjeu majeur des relations entre collectivités publiques, elle devra sans doute être mieux évaluée d’autant que pointe une divergence nette dans les réponses des régions. À la question de savoir si elles souhaitent une plus grande autonomie vis-à-vis de l’État, cinq sur huit répondent par l’affirmative. Elles reconnaissent ainsi vouloir s’affranchir des relations de coopération nouées avec l’État et avec les autres collectivités locales ; est en jeu le projet d’une délégation accrue de compétences de l’État aux régions.
Mais en deçà de ces questions de réforme institutionnelle, ce sont les positionnements partisans qui interpellent. Par exemple, les décisions de la région Auvergne-Rhône-Alpes de supprimer des subventions à des organismes culturels, en 2022 et 2023, manifestent une autonomie, insoucieuse des positions des autres cofinanceurs. Le principe de la coopération est gravement menacé Le Rapport d’information no 210 (2019-2020) du Sénat sur les nouveaux territoires de la culture, commente ainsi la coopération : « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». puisque le retrait d’un des membres du club des financeurs signifie l’abandon des conventions sociales au fondement de la coopération. Ce n’est pas un simple accroc fonctionnel mais une perte du sens de la politique culturelle. L’instrumentalisation politique de la culture rend impossible toute coopération. Elle n’est évidemment pas nouvelle. Au cours des années 1960 et 1970, elle a été la maladie infantile d’élus peu expérimentés qui envisageaient la culture comme un outil purement idéologique. En régression depuis la fin du xxe siècle, elle a été remplacée par une autre forme d’instrumentalisation : le marketing des « villes créatives » qui fait de la culture, un instrument d’attractivité et de prestige des villes. Soulignons que ces deux formes n’abolissent pas le rôle social des artistes et la pertinence de l’art pour la société, bien au contraire elles en sont une reconnaissance paradoxale.
La forme la plus récente d’instrumentalisation, que j’ai qualifiée d’hyper-instrumentalisme, est peut-être plus dangereuse pour la doctrine de l’autonomie de l’art et de la culture G. Saez, « Vers un hyper-instrumentalisme des politiques culturelles ? », Telos, 17 novembre 2022. https://www.telos.eu.com . L’hyper-instrumentalisme est une politique culturelle visant des objectifs non culturels. C’est une fabrique de politique culturelle qui échappe à ses acteurs St. Hadley, Cl. Gray, « Hyperinstrumentalism and Cultural Policy: Means to an End or an End to Meaning? » Cultural Trends, no 26-2, 2017, p. 95-106. . Alors que l’instrumentalisme traditionnel considère qu’une politique des arts et de la culture peut servir d’autres fins sans avoir à redéfinir sa substance, l’hyper-instrumentalisme est orienté vers des objectifs non esthétiques et non culturels de la politique. Il s’agit de transformer les objectifs culturels pour qu’ils convergent avec ceux des autres politiques, jugées plus cruciales pour la marche de la société. C’est au sein de la structure de l’action publique et de son processus de fabrication qu’une pression particulière s’exerce sur les acteurs pour leur imposer des objectifs étrangers à intégrer au cœur de la politique culturelle. Les visées culturelles sont alors subordonnées à des conditionnalités G. Saez, « Une gouvernance par la conditionnalité », L’Observatoire, no 59, printemps 2020, p. 10-13. étrangères au monde de l’art, qui en viennent, en raison de leur généralisation, à s’imposer comme de nouvelles normes. La structure de ces politiques est infléchie, contribuant ainsi à l’évanescence des actes artistiques et culturels.
L’hyper-instrumentalisme légitime la politique culturelle non plus par ce qu’elle apporte à la culture, mais par sa contribution aux autres champs ou ambitions qui sont ceux du pouvoir politique dans un contexte particulier à un moment donné. Or, ces conditionnalités et la définition de la culture qu’elles sous-tendent ne sont pas aujourd’hui au cœur des politiques culturelles. Si une forte pression sociale pousse à les y inclure, cet hyper-instrumentalisme aura pour effet de générer des transversalités nouvelles qui laisseront les politiques culturelles « classiques » à l’état de résidu. Il arrive que des valeurs enchâssées dans de grandes causes militantes soient l’occasion de discours de dévalorisation de la primauté de l’œuvre. Les récentes provocations contre les tableaux de Van Gogh (National Gallery, Londres) et de Monet (Museum Barberini, Potsdam) indiquent, au-delà de leur charge militante, l’extrême dévalorisation du statut de l’art dans certains courants radicaux écologistes et anticapitalistes.
Une négation de la spécificité de l’objet culturel
Les justifications voulues les plus rationnelles de ce mouvement empruntent à deux registres. D’abord celui des « urgences sociétales » comme la décarbonation, la lutte contre les diverses discriminations, l’exigence de droits culturels participatifs. Ensuite, pour donner consistance à ces objectifs, la sectorisation des politiques publiques est critiquée comme un obstacle majeur : elles nécessiteraient davantage de transversalité. Dans la mesure où l’on considère que la culture n’est pas un domaine particulier mais qu’elle est coextensive au social, selon la théorie du cultural turn, elle devrait être l’endroit de cette transversalité car elle est le véhicule de toutes les hybridations possibles, porteuses d’innovations. Sont ainsi transférés à un niveau métapolitique des objectifs culturels et artistiques de plus en plus évanescents, noyés dans les objectifs sociétaux du moment. La mise en œuvre administrative de telles conditionnalités annonce une profonde mutation des politiques culturelles. Elle n’est pas une simple adaptation superficielle à l’air du temps, elle constitue des propositions de conceptualisations du bien commun. Il faut la comprendre comme une réponse aux potentielles paniques morales qui risquent de déferler sur la société : violence sexuelle et sexiste et troubles dans le genre, catastrophisme écologique et sanitaire, désaffection et désaffiliation civique…
En intégrant le formalisme administratif, les conditionnalités permettent aussi le retour vers des formes plus classiques d’instrumentalisme : dans les appels à projet, par exemple, l’octroi de subventions et la reconnaissance des institutions passent par le respect de certaines normes. On retient que ces normes, qu’elles résultent directement des revendications militantes ou de l’interprétation qu’en font les autorités administratives, échappent encore aujourd’hui au processus de fabrication de la loi et du règlement. Elles viennent en appui à une stratégie de changement interne des institutions culturelles présentées comme sclérosées, prisonnières de leur « cage de fer » en raison de la bureaucratie installée, des corporatismes auto-institués et auto-protecteurs.
Concilier le traditionnel statut d’autonomie de l’art et de la culture avec l’intersectorialité des politiques publiques paraît impossible, et pourtant une certaine dose d’intersectorialité (ou de transversalité) est nécessaire. De même, s’il paraît injustifié d’imposer aux acteurs tout un cortège de conditionnalités destinées à « défendre la société », il faut quand même engager de nécessaires transitions. Ces dilemmes portent sur des valeurs démocratiques entrées en conflit sous la pression des « nécessités ». Le paradigme démocratique admet et protège l’autonomie des sphères d’activité, comme il protège la séparation des pouvoirs : il s’agit des valeurs fondatrices de la démocratie. L’autonomie des politiques culturelles est gagée sur le principe général d’autonomie de la culture. Si les politiques culturelles « classiques » sont à la fois reléguées à la marge, dédifférenciées, on peut imaginer la cascade des bouleversements qui en découleraient : fragilisation de l’armature administrative de ces politiques, redéfinition des rapports entre art, État et société… Aux foyers de conflit bien connus entre les installés (nantis) et les innovateurs (intermittents, contrats sur projet, organisations flexibles, etc.) s’ajoute un débat plus profond sur le statut de la liberté de la création tel qu’il est défini par l’article 1 de la loi LCAP de juillet 2016. Autant d’enjeux qu’on ne peut traiter de façon fonctionnelle à l’aide de dispositifs toujours plus complexes mais par une autre valeur cardinale de la démocratie, le débat, la délibération publique. C’est à l’ouverture d’un grand débat public qu’il faut aspirer.