Vue d’atelier – Collectif Crocs – Crédit photo : Yes We Camp

Comme cela a été évoqué dans le premier volet de cet article concernant Marseille, le processus de gentrification est à double tranchant pour les artistes : d’un côté, leur présence est un facteur fort d’attractivité territoriale ; de l’autre, elle pourrait contribuer à faire grimper les prix du marché immobilier et il leur devient financièrement impossible d’accéder à des espaces de travail. Dans ce contexte, les diverses formes d’occupation temporaire apportent des solutions, mais encore faut-il bien jauger les risques d’instrumentalisation et les façons de les contourner. Les conséquences de cette gentrification peuvent-elles être maîtrisées par les acteurs des lieux eux-mêmes ? Quels types de réponses sont déjà à l’œuvre pour mailler ces lieux de production artistique à leurs environnements directs ?

Passer les alliances aux bons doigts

Le partage de la valeur (à savoir la plus-value immobilière hypothétiquement réalisée avec ces projets transitoires et l’attractivité symbolique qui en découle pour les projets urbains) dépend amplement du profil du propriétaire des bâtiments occupés. Même s’il est permis de douter qu’existent de réels écarts économiques entre l’avant et l’après d’un projet d’occupation – car les forces en présence dépassent largement l’impact de ces projets –, on peut néanmoins veiller à border les alliances institutionnelles que l’on passe. Quand les propriétaires sont des collectivités (conseils départementaux, métropoles, villes, régions) ou des acteurs parapublics (aménageurs publics, bailleurs sociaux, SNCF, La Poste Immobilier, APHP ou APHM, etc.) qui profitent de ce gain supposé, celui-ci revient, en quelque sorte, dans le sillon des dépenses publiques. Quand il s’agit d’un propriétaire privé, en revanche, les profits peuvent varier selon la nature de l’opération urbaine à postériori (par exemple dans le cas de construction de logements sociaux).

La propriété privée et le marché occupant une place centrale dans la spéculation immobilière et dans le processus de gentrification – ainsi que l’a démontré Neil Smith N. Smith, P. Williams, Gentrification of the City, Londres, Routledge, 1986. –, différentes réponses structurantes sont en train d’apparaître, grâce à la construction d’outils économiques et juridiques offrant aux lieux collectifs une alternative au rapport classique « opérateur de lieu/propriétaire » : des réponses foncières dites « solidaires » (foncière Bellevilles, Base commune, etc.), culturelles (La Main, Foncièrement culturelle), ou rurales (Villages Vivants) se multiplient depuis une dizaine d’années et commencent à atteindre des stades de maturité et des échelles importantes. Ces organisations inscrivent souvent une lucrativité limitée au sein de leurs statuts. Elles peuvent impliquer les collectivités locales ou l’épargne citoyenne et tendent parfois, comme Fair Ground en Belgique, à offrir de nouvelles modalités de propriété puisque cette coopérative propose en effet de retirer le foncier du marché « pour toujours » grâce au modèle de propriété hybride du Community Land Trust, explorant un démembrement du sol et du bâti.

À Marseille, la Déviation est également un lieu précurseur et clairement identifié : grâce à son montage juridique prévoyant une propriété d’usage, l’association a réussi à garantir perpétuellement sa qualification de lieu de production artistique. Le principe est le suivant : à l’image du Mietshäuser Syndikat en Allemagne, une association (le Clip) détient 50 % des parts du lieu et son unique rôle est de voter « non » à un éventuel changement de destination de celui-ci. Cela permet, en quelque sorte, de le sortir du marché générique de l’immobilier.

Le temporaire a le mérite d’autoriser les tentatives et les modélisations. Il peut donc se révéler un moyen pertinent de transformation d’une situation, à condition d’atteindre la “marche suivante”.

Amorcer de nouvelles temporalités

Outre la question de la propriété se pose celle de la pérennité. La transformation spécifique de friches immobilières en lieux d’art temporaires peut s’avérer antinomique avec la temporalité longue de la création : les projets courts non relocalisés sont susceptibles de précariser une population supposée mobile, limiter leur inscription dans la vie sociale et urbaine d’un territoire et comporter le risque de niveler « vers le bas » la norme des conditions d’accès aux ateliers pour les artistes. À ce titre, Yes We Camp et de nombreux acteurs partenaires œuvrant dans des champs similaires de l’urbain (Communa en Belgique) ou de la culture (Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, le 6b à Saint-Denis, les Ateliers Jeanne Barret à Marseille) s’interrogent actuellement sur leur pérennité et, par ricochet, sur la propriété des lieux. La possibilité du transitoire croisant désormais la dynamique montante du tiers-lieu, elle apparaît davantage comme un simple outil, un mécanisme ou un point de départ pour rendre les espaces vides utiles et combler des fonctions sociales, plutôt qu’une finalité en soi. D’autant que cet instrument recouvre des réalités de terrain très différentes (des « friches à fêtes », du social, de l’artistique, de l’hybridité…) et qu’une bascule vers du long terme peut exister, notamment quand ces lieux ont fait la preuve de leur modèle pendant plusieurs années, incitant ainsi les autorités publiques à soutenir leur pérennité. Il est parfois possible d’amorcer de nouvelles temporalités structurantes, comme l’illustrent aujourd’hui Coco Velten, racheté par Marseille Habitat (bailleur social de la ville de Marseille) et de nombreux exemples dans le passé (Les Frigos à Paris, la Friche la Belle de Mai à Marseille, etc.).

À l’expression d’« urbanisme transitoire » nous préférons donc, à Yes We Camp, parler d’un « urbanisme d’émergence » qui permet de révéler à l’« échelle 1 » la nature des besoins d’un territoire tout en modélisant des réponses possibles, tel que nous l’avons fait par exemple avec Buropolis. En effet, ce projet a rendu tangible auprès des politiques culturelles publiques la nécessité pour les plasticiens de disposer d’ateliers, devenant ainsi leur porte-voix (la profession étant peu structurée et représentée collectivement) et se retrouvant du même coup dans une posture quelque peu syndicaliste dans son dialogue avec les collectivités. Malgré les immenses contraintes techniques et budgétaires imposées par la gestion d’immeubles de bureaux, cette occupation temporaire aura permis de déployer une puissance symbolique, d’asseoir la force d’un récit et d’être un moteur d’influence auprès du grand public et du politique. Le temporaire a le mérite d’autoriser les tentatives et les modélisations. Il peut donc se révéler un moyen pertinent de transformation d’une situation, à condition d’atteindre la « marche suivante » : des durées d’occupation plus longues ou la pérennité. À titre de comparaison, pour les espaces de création : à Paris, les ateliers logements sont concédés à vie ; à Berlin, les baux sont de huit ans…

Ouverture des ateliers d’artistes – Buropolis. Crédit photo : Lisa George (Yes We Camp)

Mixité versus concurrence délétère

Généralement, les projets d’occupation transitoire portés par les artistes relèvent d’une typologie de bâti spécifique, plutôt industriel (plain-pied, grands plateaux, hangars), peu adapté à la norme architecturale du logement, et ne peuvent donc répondre que difficilement aux impératifs sociaux de création d’hébergement d’urgence, de mise à l’abri des plus précaires, sans investissements importants. En revanche, les architectures plus normées peuvent être des atouts pour favoriser la mixité des usages et rompre avec la concurrence délétère qui, faute de locaux disponibles, met en compétition plusieurs enjeux (artistiques et sociaux). En créant, par exemple, des dynamiques communes entre des économies fragiles ou entre artistes et hébergés d’urgence au sein d’un même lieu, on évite une compétition « nécrosante » entre les marginaux de la ville – tels les acteurs du Wonder qui, malgré eux, s’étaient vu proposer un bâtiment préalablement occupé par un collectif de sans-papiers sur le territoire du Grand Paris. La dynamique d’hybridité des usages portée par la popularisation des tiers-lieux est en ce sens bénéfique : elle permet d’allier des fonctions de production artistique à de l’action sociale, dimensionnée contextuellement selon les particularités des alentours et des porteurs de projets, tout en conservant les légitimités suffisantes pour obtenir des subventions de fonctionnement quasi exclusivement attribuées sur des lignes et des critères spécifiques pour chacun des champs concernés (monde de l’art contemporain, du social, etc.).

Faire cohabiter des logements pour personnes vulnérables (600 aux Grands Voisins et 80 à Coco Velten) avec une ouverture au public et des locaux d’activités artistiques, associatives et entrepreneuriales paraissait inconcevable quand les Grands Voisins ont débuté à Paris en 2015-2016. Pourtant, à Yes We Camp, nous voyons le fossé de perception qui sépare cette première expérimentation de celle, plus actuelle, de Coco Velten. Aujourd’hui, et parce que Marseille est aussi porteuse d’une nouvelle culture politique des luttes intersectorielles qui a permis d’ouvrir de nouvelles combinaisons au sein des combats féministes, antiracistes et écologistes, la question de l’inclusivité, au sens large – l’intention de laisser une place à l’autre pour compter les voix qui manquent à l’appel ou l’attention portée au langage pour ne pas invisibiliser certains individus –, est nettement plus présente dans la réception que les personnes ont de ces projets et en favorise l’acception et la compréhension. Les équipes s’élargissent, rejointes par des générations alertes de ces nouveaux enjeux.

Imaginer des lieux de création collectifs sains dans l’espace social

Par quels mécanismes peut-on créer des lieux de production artistiques collectifs qui rayonnent, maillés avec leurs environnements directs et connectés aux enjeux contemporains afin d’apporter des pistes de réponses concrètes aux risques de gentrification ? En impliquant profondément les riveraines et riverains, il est possible de miser sur une forme de transmission émancipatrice, ascendante, afin qu’ils et elles intègrent les codes des évolutions urbaines en cours, favorisant des initiatives qui les lient à la transformation de leur quartier. La réponse peut sembler naïve à l’échelle sociologique ; elle nous paraît cependant pertinente à l’échelle de l’individu, du temps de la rencontre interpersonnelle et des liens qui se nouent parfois grâce à la mixité qui peut exister dans ces lieux.

L’Éducation artistique et culturelle

La réponse la plus évidente, ou en tout cas la plus rapidement et régulièrement adoptée par ces lieux de création collectifs, consiste en des actions d’éducation artistique et culturelle (EAC). Ces ateliers de pratiques artistiques à destination des enfants ont d’ailleurs été identifiés par l’adjoint à la Culture de la ville de Marseille comme l’une des priorités et font régulièrement l’objet d’appels à projets spécifiques bien connus des structures culturelles (Culture et lien social, Rouvrir le monde…), voire de programmes de nouvelles institutions culturelles (le plus vaste étant probablement le programme Création en cours des Ateliers Médicis contribuant à établir un préalable à l’échelle nationale pour des centaines de jeunes artistes en sortie d’école, plus de 600 depuis 2016). Ces rencontres permettent, pour les personnes qui en bénéficient, des interactions directes avec les artistes, un éveil au processus créatif et à d’autres manières d’approcher ces pratiques sans décor institutionnel ou mise à distance intellectuelle qui peut se révéler bloquante. Ces échanges ont un potentiel émancipateur sur le long terme et l’on trouve à Marseille de nombreuses initiatives pertinentes (notamment Artagon à Sainte-Marthe, les Ateliers Jeanne Barret à Bougainville et Coco Velten à Belsunce) qui évitent les écueils de la simple pacification de quartiers difficiles  L. Cauwet, La Domestication de l’art. Politique et mécénat, Paris, La Fabrique éditions, 2017.  et où la perception impérialiste de la « démocratisation culturelle » est remplacée par une autre approche, plus « encapacitante » : celle des droits culturels, perçus comme plus respectueux des diversités.

Envisagée sous cette perspective, l’EAC réclame néanmoins un certain équilibre entre les impératifs des structures associatives et les réalités des plasticiens et implique de travailler avec des artistes dont les pratiques portent en elles-mêmes cette volonté de s’ouvrir sur le champ social. Les artistes, d’un air coupable, partagent régulièrement ce constat : il leur est nécessairement demandé de produire activités culturelles et temps de médiation en dehors de leur recherche artistique, comme une contrepartie obligatoire à une liberté de création individuelle. La plupart s’y attellent avec envie, mais pour d’autres – à des moments précis de leur vie ou de leur carrière quand ils souhaitent se concentrer sur leur création sur un temps long –, cette demande peut être parfois pesante.

Des équipements partageables

Il est également possible d’aller plus loin dans une démarche de partage en pensant, tout au long de la vie des projets, à la manière de faire exister des équipements communs utiles à la vie des lieux (ateliers, cuisine, salles mutualisées, « poumons verts »…) afin qu’ils profitent à l’environnement direct en répondant à des besoins concrets et immédiats. Cela demande un effort aux opérateurs tant du point de vue de la conception architecturale des espaces, de la communication, du maillage à l’environnement, que de la chronotopie On désigne par « espace chronotopique » un lieu qui permet d’accueillir différents usages en fonction des temporalités (par exemple jour/nuit, travail/loisir, été/hiver, rapidité d’accès/lenteur) [NDLR]. des lieux. À Coco Velten, par exemple, la cuisine est mise à la disposition des habitants du quartier qui viennent proposer au public des repas à la vente, en étant accompagnés par des cuisiniers professionnels afin de dégager de petites recettes. À Buropolis, avec l’aide de la mairie de secteur, il a été possible de mettre en place une bibliothèque-ludothèque qui a accueilli un millier d’enfants, dans une zone (la vallée de l’Huveaune) qualifiée de désert culturel.

L’atelier partagé et collectif est une autre voie que nous avons expérimentée aux Grands Voisins qui s’ajuste parfaitement avec la création plastique. Il y a quelque chose de fort qui peut se nouer autour de la réalisation technique dans l’art contemporain : bien que dans notre lecture occidentale de l’art, la démarche intellectuelle prenne souvent l’avantage sur son aspect technique (reléguant ainsi le travail physique à la trivialité et à la chair), c’est pourtant à ces préoccupations techniciennes que les plasticiens passent une bonne partie de leur temps – travailler avec leur corps, chercher quelques secrets de fabrication, telle manière de colorer le plomb fondu ou d’oxyder le cuivre, telle manière de préparer le plâtre, d’appliquer le latex ou de coder un Arduino… (pour parler de quelques pratiques hébergées à Buropolis). Cette entrée dans l’art contemporain à partir de la technique artistique, facilement accessible, ancrée, permet d’appréhender assez simplement une œuvre – pour quelqu’un qui aurait été préalablement initié à sa réalisation technique – et peut ensuite être mise au service de l’appropriation de tels ou tels enjeux intellectuels, dans une dialectique qui rejoint celle de la création. Il existe un potentiel émancipateur dans la construction, le bricolage, les pratiques artisanales et artistiques :  elles permettent de se rendre compte que le monde est malléable et que si les formes architecturales, industrielles ou manufacturées qui nous entourent nous conditionnent, elles ne sont pas inconditionnelles.

Le “moment tiers-lieux” croise aujourd’hui la volonté de diversification des enjeux des institutions artistiques.

Atelier Virage Nord – Buropolis. Crédit photo : Manon Delaunay (Yes We Camp)

Des lieux pour notre époque

Le « moment tiers-lieux A. Idelon, « Le tiers-lieu, berceau des communs ou couteau suisse des communes ? », dans Nectart, no 14, 2022.  » croise aujourd’hui la volonté de diversification des enjeux des institutions artistiques, comme récemment le Palais de Tokyo à travers la voix de son président, Guillaume Désanges, qui préconisait une « permaculture institutionnelle », ou le Théâtre national de Chaillot qui, avec Yes We Camp, engage un travail visant à renouer avec la tradition populaire dont le théâtre est héritier, en tentant de multiplier les usages (manger, se retrouver, travailler) qu’il peut accueillir notamment dans ses espaces d’accueil. Face au changement de paradigme sociétal imposé par les limites planétaires, un art contemporain ne peut uniquement modeler nos réalités symboliques abstraites au détriment de notre vécu concret.

La préoccupation d’inclusion N. Bourriaud, Inclusions, Paris, PUF, 2021. et de visibilité des personnes et catégories sociologiques absentes du tissu économique ou médiatique, ou des lieux d’art eux-mêmes, est largement portée par l’engagement politique palpable de cette génération d’artistes dont les travaux sont traversés de pensées féministes, écologistes et postcoloniale. Si elle semble garder la liberté de citation des formes et des postures de cette époque postmoderniste du tournant du siècle, cette génération semble « réhistoriciser » ses pratiques en tentant de dépasser les clivages, l’apathie, l’irréductibilité du présent, l’unique contemporain comme ligne d’horizon pour spéculer sur des futurs possibles (utopiques, dystopiques, ou les deux à la fois), dans une sorte d’ethnologie spéculative Ph. Descola, A. Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Paris, Seuil, 2022. . L’ensemble de ces facteurs : retour du sujet – notamment politique –, attentions aux exclusions, regard critique sur les systèmes permettant l’émergence des œuvres sont des moteurs puissants de réflexion sur la configuration de lieux d’art pertinents pour accueillir ces pratiques.