Hôtel Pasteur – Crédit photo : Alice-Anne Jeandel

Dans la grande salle du deuxième étage, les invités se pressent. On se fait la bise, on se tutoie, on partage un café et un croissant. Certains aident à installer les chaises, d’autres le stand des éditions du commun. Les personnes présentes sont le reflet de la mixité des pratiques, des savoirs et des usages que l’Hôtel Pasteur agrège autour d’une dynamique de transformation de la société : citoyens, acteurs de l’urbanisme culturel, de l’architecture, de la santé, de l’éducation, du champ social et de la culture participant à diverses échelles à la fabrique de la ville. Cette journée est l’occasion de se retrouver autour d’une démarche urbanistique fondatrice dans l’histoire de ces « lieux tiers », tiers-lieux, lieux intermédiaires ou hybrides qui (ré)inventent au quotidien des communs et des modes de faire. Des lieux qui influencent, par un pas hors des cadres établis, la redéfinition permanente de l’action publique en matière culturelle. La lecture collective d’un texte de Marielle Macé réaffirme le nécessaire retour du « nous ». Sylvia Fredriksson l’évoque aussi comme une « zone sémantique à défendre » pour contrer les « abus du nous » et rappeler que la construction d’un commun prend du temps, car c’est aussi bâtir un projet politique ensemble. Sortir des logiques de silos et laisser la place au partage de compétences et au compagnonnage sont donc essentiels. On parle de porosité et d’interstices, on veut faire tomber les murs et créer des passerelles. Un partage que l’Hôtel Pasteur incarne depuis dix ans.

Non-programme et agilité

Situé en plein cœur de Rennes, au bord de la Vilaine, ce bâtiment intrigue. Hébergeant un Édulab, une école maternelle et des espaces de travail, l’Hôtel Pasteur se veut une « communauté ouverte » Présentation sur le site de l’Hôtel Pasteur : C’est quoi ? — Hôtel Pasteur — Rennes (hotelpasteur.fr) : on y est accueilli de trois heures à trois mois, et en contrepartie on contribue à la vie collective du lieu. Comme dans une maison commune, on en partage la responsabilité en plus de partager un toit. L’hospitalité est la valeur guide de cet hôtel à projets.

Ce « petit bout de ville », selon l’expression de Léa Finot (tiers-lieu Les Beaumonts à Tours), est né d’une initiative architecturale, culturelle, urbaine et avant tout citoyenne. En 2012, l’Université foraine voit le jour sous l’impulsion de l’architecte Patrick Bouchain, de l’association Notre Atelier Commun et de l’ancien maire de Rennes, Daniel Delaveau. Une permanence architecturale et un chantier ouvert prennent place et, pendant deux ans, se croisent les expertises scientifiques et quotidiennes des personnes de passage à l’Hôtel Pasteur avec, en toile de fond, l’envie de « mutualiser les savoir-être, rêver, penser » comme en témoigne une ancienne étudiante de l’école dentaire aujourd’hui hôte de l’Hôtel Pasteur.

Hôtel Pasteur – Crédit photo : Alice-Anne Jeandel

Le non-programme est le mot d’ordre de ce chantier permanent. En effet, l’Hôtel Pasteur se veut un objet dynamique, en évolution permanente, un « lieu agile » où se croisent des personnes, des envies et des projets au service de l’invention d’une ville solidaire : « Faire la ville en fonction de ce qui est déjà là, c’est aussi prendre soin de ceux qui sont là » rappelle Agathe Ottavi (Cuesta). La permanence architecturale, véritable étude de préfiguration en actes, permet ainsi d’organiser le lieu et ses actions par la porte des usages. Pour Léa Finot, il s’agit de « faire émerger le programme de l’existant ». À l’aune des droits culturels, et dans une réaffirmation de la place du citoyen, l’expérimentation de l’Université foraine renverse les modes de penser l’action publique. L’aménagement laisse place au ménagement. En effet, tous s’accordent sur ce point : il faut contextualiser la démarche. Partir du territoire, faire émerger des besoins et envies, afin de nourrir dans un second temps la construction d’un projet collectif ancré. Il est nécessaire d’arriver en amont de la commande publique, et renverser l’ordre de marche. « La programmation ouverte, c’est le programme » affirme Sophie Ricard (La Preuve par 7). Il s’agit de proposer des espaces d’engagement, de tisser des liens avec les quartiers alentour de sorte que chaque usager puisse s’approprier l’espace à sa manière. C’est aussi ce qui anime la Basse Cour, « tiers lieu nourricier et citoyen » en bordure de la rocade rennaise qui allie agriculture, pédagogie, projet social et culturel. Construit sur le temps long, pas à pas, le lieu est aujourd’hui investi par une véritable communauté d’acteurs aux parcours et périmètres d’actions variés. Inscrit dans un territoire complexe, ses voisins sont multiples : un quartier prioritaire, une forêt et un écolieu. La Basse Cour se situe « à la croisée de différents mondes » et entend « faire se rencontrer des gens qui n’ont pas vocation à se rencontrer » affirme Nicolas Bon, cofondateur du lieu. Là aussi, « la commande, c’est le public ! ».

L’inversion du processus de construction est la clé de voûte de ces démarches : partir du public, tester les usages et définir petit à petit l’essence du projet, afin de ne pas l’isoler. Pour Simon Givelet (collectif Zerm, couvent des Clarisses de Roubaix), il faut « éviter la rupture, peu importe la permanence du projet ».

La Basse Cour – Crédit photo : Alice-Anne Jeandel

Essaimer sans normer

Cette contextualisation appelle nécessairement un bouleversement dans la fabrication des projets culturels et de l’action publique en général. La non-réplicabilité des modèles s’impose dans toutes les prises de parole : laisser place à l’expérimentation, convoquer le droit à l’erreur, dialoguer tout au long du processus. « Dénormer Un des enjeux défendus par l’Hôtel Pasteur : Questionner la norme par le vivant. Il s’agit d’interroger les normes du lieu par l’usage, « d’identifier à partir des expériences et des discussions collectives, les principes essentiels à respecter pour que les normes soient elles-mêmes vivantes », susceptibles d’évoluer dans une société elle aussi en mouvement. C’est quoi ? — Hôtel Pasteur — Rennes (hotelpasteur.fr) est l’une des valeurs phares de l’Hôtel Pasteur. Rester mouvant, plastique, prôner la réversibilité et l’adaptabilité des actions et des modes de penser, se réinventer en permanence, ne jamais se figer. Pour ce faire, plusieurs pistes sont explorées : sortir des logiques monofonctionnelles en décloisonnant les pratiques comme évoquées plus tôt, s’inscrire dans le temps long en renversant les scénarios prédéfinis, ainsi que le revendique l’école du terrain représentée par Sophie Ricard qui illustre cette démarche par le concept d’« urbanisme vivrier ».

Bien que reconnu comme pilier dans l’histoire de la fabrique de la ville, l’Hôtel Pasteur n’a pas vocation à devenir une forme de franchise. Se retrouver autour de cette aventure urbaine est aussi l’occasion d’appréhender son essaimage sur le territoire et à l’échelle nationale. Le partage d’expérience prend ici tout son sens : à travers des valeurs communes mises en dialogue, chaque projet a néanmoins son identité propre. Un parcours de visites permet de découvrir cette diversité de projets. Le Bâtiment à Modeler (BAM) accueille, depuis 2022 (sous l’impulsion de la ville de Rennes qui est propriétaire du bâtiment), une dizaine de structures associatives, coopératives et solidaires. Entre travail collégial et individuel, le fil rouge des actions des occupants est l’ouverture sur le quartier et ses habitants. Autre territoire d’expérimentation à Tours : Les Beaumonts, tiers-lieu culturel et citoyen, installé dans les anciennes halles militaires de la ville, qui prend place au sein d’un projet de ZAC (Zone d’aménagement concerté) dans le cadre de la reconversion d’un quartier. Ce lieu travaille à s’y inscrire durablement et plus largement dans le territoire tourangeau, en accueillant des artistes et artisans dans ses murs. Le couvent des Clarisses à Roubaix propose encore une autre facette. En 2019, la ville de Roubaix, propriétaire du couvent, décide de lancer un appel à projets en vue de créer une « maison de l’économie circulaire et du zéro déchet ». L’association d’architectes Zerm, qui habite le couvent depuis 2019, décide alors d’y abriter son programme d’occupation transitoire Saison Zéro afin de tester quotidiennement les usages et aménagements du bâtiment en vue de sa réactivation durable et soutenable.

Hôtel Pasteur – Crédit photo : Alice-Anne Jeandel

Tout en étant proches de l’impulsion donnée par l’Hôtel Pasteur, les lieux mentionnés ont des aspirations, des modes d’organisation et des structurations juridiques très différents, propres à ce champ d’études complexe. Ils affirment l’inspiration tirée de la démarche de l’Hôtel Pasteur notamment pour instaurer une nouvelle forme de dialogue avec les pouvoirs publics locaux, mais mettent l’accent sur l’importance du contexte dans lequel ils ont émergé. C’est même cette contextualisation et l’ancrage territorial de ces initiatives qui font leur force et leur spécificité en matière de modèle économique ou de gouvernance. L’histoire de l’Hôtel Pasteur a donc rayonné au-delà du territoire rennais, mais sans uniformiser les expériences.

Cet essaimage et les enjeux qu’il soulève sont d’ailleurs le thème du temps d’échange réunissant Sylvain Bertrand (éditions du commun), Sophie Ricard (La Preuve par 7), Fabienne Quéméneur (Au bout du plongeoir) et Léa Finot (Les Beaumonts). Ici, essaimage rime avec visibilité et mutualisation. Faire dialoguer ces luttes et aventures collectives et les mettre en récit par la collecte de témoignages, l’édition et la diffusion de cette matière empirique, répondent à un enjeu d’outillage des pratiques individuelles et collectives. Cette incarnation des initiatives à l’œuvre rejoint un second axe central dans l’action quotidienne des personnes présentes : faire évoluer l’action publique et les modes de faire. En effet, tous s’accordent sur l’attention portée à la place du politique. Dans une démarche globale de coopération, le dialogue avec les pouvoirs publics apparaît comme central. Cependant, trouver un équilibre n’est pas facile : « Les politiques publiques doivent faire confiance à l’expérience, à l’étude de faisabilité en acte » dit Sophie Ricard. Il s’agit de renverser les logiques d’actions publiques prédéfinies, abandonner les programmations figées, déconstruire tout un mode de fonctionnement pour reterritorialiser la commande publique. Souvent, les pouvoirs publics suivent, par exemple dans le cas de la Basse Cour, où le projet imaginé par le Collectif agriculturel de la Prévalaye (CAP) est coconstruit avec la ville de Rennes qui s’implique dans la gouvernance, ou encore pour Les Beaumonts où la Société d’équipement de Touraine, à la fois propriétaire des lieux et aménageur, a été mandatée par la ville dans une démarche de « faire ensemble ». Dans le cas contraire, le conflit « permet d’avancer sur les questions de jurisprudence » affirme avec vigueur Sophie Ricard, mais il reste à « amener les services déconcentrés de l’État avec nous sur ces enjeux ». Dans tous les cas, créer des alliances polymorphes et se centrer sur la coopération semblent indispensables pour être visible, influencer les champs politiques et juridiques, faire corps dans un bouleversement des référentiels et cadres d’action publique.

Hôtel Pasteur – Crédit photo : Alice-Anne Jeandel

Les limites du « couteau suisse »

Si ces espaces d’expérimentation s’envisagent pour la plupart comme de véritables outils au service de la fabrique de la ville, l’enjeu de leur stabilité est dans tous les esprits. Démarches temporaires et transitoires, leur adaptabilité constitue autant leur force que leur faiblesse. L’accès au foncier et son occupation sont au centre de leurs questionnements. Comment accéder à un lieu ? Quelles sont les modalités d’occupation de ces espaces en friche ou vacants ? Comment pérenniser une action sur un territoire lorsqu’on risque de le quitter ? L’ancrage territorial revendiqué par ces acteurs est sans cesse aux prises avec la temporalité et la propriété. Certains, comme le couvent des Clarisses, parviennent à signer avec la ville un bail emphytéotique leur assurant une certaine stabilité sur le territoire. D’autres, comme le BAM, suivent une logique d’urbanisme transitoire et proposent des actions en attendant la destruction du site où seront construits des immeubles d’habitation. La question des financements apparaît alors en toile de fond : initiatives subventionnées, fonds propres, stabilisation du modèle économique, encore une fois comment assurer un ancrage et une continuité si les pouvoirs publics ne se saisissent pas des enjeux partagés par ces acteurs ? D’autre part, la pluridisciplinarité qualifiant ces espaces et ceux qui les occupent, la multiplicité des compétences convoquées, cette tendance à « la débrouille » pour assurer leur fonctionnement sont autant le fruit d’une volonté d’autonomisation que d’une obligation face à la complexité des savoirs à mobiliser. En effet, ces personnes ont de multiples casquettes : architectes et urbanistes pour les plus classiques, auxquelles s’ajoute un ensemble hétéroclite de fonctions allant de la conciergerie à la recherche, en passant par la médiation avec les publics, l’administration ou la plomberie… Leur polyvalence est remarquable, mais mérite d’être interrogée. Pour Simon Givelet (coordonnateur du Zerm), « Ce côté “couteau suisse” que l’on nous attribue atteint aussi sa limite ». En tant que relais et appuis de l’action publique sur les territoires, l’enjeu du soutien et des moyens apportés à ces initiatives est récurrent.

Le weekend se clôture avec la conférence dessinée L’Asymétrie des baratins, de Nicola Delon et Benoît Bonnemaison-Fitte. Les deux protagonistes rappellent avec poésie et justesse l’urgence du soin dans nos sociétés contemporaines. Soin de la matière, des personnes, des idées. L’attention doit être mise au centre, au-delà de l’intention. Recréer du commun, se réunir, dialoguer, partager, et avancer ensemble pour s’approprier le trouble et l’habiter. Cependant, cette volonté dépend d’une prise de conscience et d’une réflexion globale, transversale et trans-sectorielle autour des modes de faire et de penser. Le « retour du nous » n’est pas induit, l’engagement de tous apparaît aujourd’hui nécessaire.