Atelier Cie à Bascule, danse. © Anne-Sophie Guillaume

L’Observatoire – Comment définiriez-vous ce « tiers-lieu » et quels sont les principes fondateurs du nouveau projet de l’Hôtel Pasteur ?

Sophie Ricard – Le principe fondateur de l’Hôtel Pasteur est de partir du « non-programme ». L’idée est de mettre le bâtiment à l’épreuve par l’usage des besoins issus de la société civile qui ne trouveraient pas leur place dans le cadre d’institutions plus classiques, peut-être trop codifiées. Par une étude de faisabilité « en actes » et l’observation de ces différentes formes d’appropriations ouvertes et non dictées par une direction artistique, nous faisons le pari d’inventer un projet auquel nous n’aurions pas pensé à l’avance, et qui serait davantage démocratique.

Je dirais de l’Hôtel Pasteur qu’il s’agit d’un projet architectural qui fait preuve de réversibilité, en étant capable de s’adapter aux besoins de la société civile, dans une société en mouvement qui se transforme très rapidement. C’est donc un « lieu agile » qui doit permettre d’accompagner le temps de l’expérimentation. C’est aussi un lieu non affilié à une discipline précise mais toujours capable d’accueillir des besoins sociétaux.

L’Observatoire L’une des caractéristiques de l’Hôtel à Projets est justement l’aspect temporaire des activités, sans qu’aucune spécialisation ne soit mise en avant. Cependant, y a-t-il des critères ou du moins des orientations particulières sur les types de projets accueillis ?

S. R. – Nous avons associé autour de nous un réseau de partenaires, de forces vives porteuses de différentes pratiques et disciplines dans la ville, qui représentent des besoins variés autour des arts, de la culture, de la santé, du social, de l’éducation… Plutôt que d’avoir une direction artistique, nous avons fait le choix de nous retrouver autour de valeurs et principes fondamentaux, traduits dans une charte qui énonce les principes d’accueil et de séjour de l’Hôtel Pasteur.

Il s’agit d’un projet architectural qui fait preuve de réversibilité, capable de s’adapter aux besoins de la société civile.

On a essayé d’écrire dix règles de séjour, qui sont plutôt des règles de vie, avec notre conseil collégial. Comme ce lieu est voué à toujours se réinventer, nous avons par exemple décidé de ne pas programmer plus de six mois à l’avance, ni rester plus de trois mois en résidence, pour permettre un turn-over continu.

Nous ne sommes pas une Maison des associations, nous travaillons sur l’appropriation et non sur la propriété. Chaque Rennais doit pouvoir passer à l’Hôtel Pasteur pour expérimenter un projet ou une idée qu’il aurait envie de mettre à l’épreuve avant de la reproduire ailleurs.

L’Observatoire On sait que beaucoup de lieux culturels aujourd’hui peinent à se renouveler du fait des contraintes architecturales qui entravent de nouvelles potentialités. L’Hôtel Pasteur a mené une démarche pensée à l’inverse qui a commencé avec les « permanences Architecturales » mises en place au sein de « l’Université foraine L’université Foraine est un concept élaboré par les architectes Patrick Bouchain et Loïc Julienne autour de l’association Notre atelier commun. Cette université un peu particulière propose de s’installer dans des sites inoccupés, avec comme principe de faire émerger un projet par la participation, en travaillant sur l’ouverture au public, l’appropriation de tous, sans programme prédéfini, ni commande. Le mot « université » est entendu comme un lieu de savoirs et de transmission. Le qualificatif « foraine » sous-entend l’éphémère, le nomade et renvoie également à l’animation, la fête. ». Quels en étaient les principes ?

S. R. – Je pense que l’architecte doit retrouver sa fonction de conseil au plus proche des besoins sociétaux. Patrick Bouchain et moi-même avons effectivement testé ce qu’on appelle la « permanence architecturale » qui permet d’être à l’écoute des besoins d’un territoire, de les révéler et de les crier haut et fort, étant ainsi la « voix conseil » de l’élu, du service, de l’aménageur, etc.

En observant les initiatives issues de la société civile, on constate que les gens peuvent innover très vite, et avec peu de moyens, en adaptant leurs pratiques à une architecture qui n’a pas forcément été dédiée à l’usage qu’ils en font. Pour l’Hôtel Pasteur nous avons réalisé pendant trois ans une enquête de terrain qui nous a permis de révéler des besoins, d’en établir une cartographie, de comprendre les usages qui se fabriquent dans une ancienne faculté des sciences qui, normalement, n’avait pas pour vocation d’accueillir un terrain de sport ou une pièce de théâtre.

Sans cette étude de faisabilité « en actes », la norme aurait eu raison de nous et de la technique, et non raison de l’homme et de l’usage. À partir de cette étude, on est donc capable de faire jurisprudence et de déréglementer, de « dénormer » de façon objective, en justifiant certains choix par les usages auprès du bureau d’études : on n’est pas obligé de tout isoler, ni de surchauffer ce lieu, de casser tel ou tel escalier, etc.

Quand on observe que les villes héritent d’un patrimoine industriel, universitaire, hospitalier, et d’une architecture qui n’est plus aux normes aujourd’hui et qui est bien souvent fermée, parce que la remise en l’état coûterait une fortune, alors qu’il y a des besoins incessants issus de la société civile, on se dit qu’il y a là une aberration. Il faut qu’on accompagne ces nouvelles formes de transformation, que l’on reprenne possession de cette vacance, que l’on requestionne la norme.

Atelier éveil des sens
Atelier éveil des sens. Parcours odorant avec le CCAS et le restaurant social Leperdit. © Sophie Ricard

L’Observatoire Le lieu est ouvert à des porteurs de projets pendant la phase de réalisation des travaux. Qu’apportent concrètement l’observation des usages et l’aspect temporaire à la construction du projet ?

S. R. – Pendant les travaux nous ne sommes pas ouverts au grand public, mais le chantier est un alibi pour continuer à faire école et être un lieu d’enseignement, d’échange de pratiques, de savoirs, d’insertion sociale, d’application, etc. C’est un temps assez magique dans le projet puisqu’il va permettre de faire dialoguer différentes formes de savoir. C’est aussi un lieu de croisement entre l’institution et des choses plus marginales, mais tout aussi importantes.

Concrètement, on permet à des jeunes diplômés d’avoir accès à la commande publique, alors qu’à la sortie des écoles il est difficile de répondre à un appel d’offre si l’on n’a pas fait ses preuves. On va monter notamment deux ateliers d’expérimentation territoriaux qui vont être portés, l’un par les Compagnons bâtisseurs, l’autre par des organismes de formation tels que l’AFPA  Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes. et le GRETA  Groupement d’établissements pour la formation continue..

Nous avons par exemple sélectionné un jeune designer, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Rennes, venu en stage à l’Hôtel Pasteur il y a deux ans. Il est aujourd’hui parrainé par la maîtrise d’œuvre en vue de réaliser la conception de la future cuisine, à partir du réemploi d’anciennes paillasses trouvées sur site. Une autre expérience va être portée par les Compagnons bâtisseurs, et concerne la remobilisation de personnes marginalisées socialement en vue de leur réinsertion. On travaille aussi beaucoup avec des associations qui donnent des cours de français pour les demandeurs d’asile. En fait, l’idée est que toute personne qui aurait envie de trouver dans l’Hôtel Pasteur une approche par le travail, par le faire, et se servir du chantier en vue de trouver une porte de sortie pour s’insérer dans des entreprises, pour apprendre dans les métiers du bâtiment, etc. puisse le faire.

Nous aimerions enfin faire de ce chantier ce que j’appelle « un acte culturel ». Cette démarche est issue de la méthode de Patrick Bouchain : il s’agit de toujours faire en sorte que des grands événements publics aient lieu lors des temps forts du chantier pour permettre aux citoyens Rennais de s’approprier le chantier avant même que le bâtiment ne soit réouvert. Lorsque l’on met à nu une charpente par exemple, on programme un cours sur la charpente, quand on travaille au niveau des cours de l’école maternelle, on peut commencer à faire revenir les enfants pour qu’ils puissent s’approprier leur future école pendant le chantier.

L’Observatoire Quelle est l’histoire de cette commande publique ? Quelle gouvernance a-t-elle été envisagée pour la gestion du projet, notamment par rapport à la place de la collectivité territoriale, propriétaire du bâtiment et porteur de la commande, et celle de la société civile, qui va animer le lieu ?

S. R. – À l’origine, il y avait une impulsion politique de notre ancien maire, Daniel Delaveau, qui s’interrogeait sur la revalorisation de son patrimoine abandonné. Les maires sont confrontés à cela et n’ont pas les moyens de porter une commande publique classique pour en faire un énième équipement culturel qui coûterait très cher en fonctionnement.

On ne peut pas non plus détruire ces bâtiments car ils sont classés, ou implantés dans des « périmètres bâtiment historique » comme le nôtre. Enfin, l’investisseur immobilier le rachèterait pour un euro symbolique, faute d’entretien. On connait l’histoire : ce sont des patrimoines dont la valeur est nulle, qui sont toujours restés propriété de la collectivité, et pour lesquels on ne sait pas porter une commande classique aujourd’hui. En 2012, le maire prend un risque et décide d’activer l’université Foraine, cette « école des situations ». De ces observations naît la fabrication d’un lieu nouveau. Il n’y avait donc pas de commande spécifique au départ, nous l’avons quelque part fabriquée.

En 2014, Nathalie Appéré, la nouvelle maire, reprend à son compte ce projet pas toujours évident à porter politiquement. Face à une démographie en constante hausse, la Ville décide de déplacer et d’agrandir une école maternelle tout en permettant la poursuite du projet des étages avec une fabrication et une gouvernance davantage partagée. Elle délègue la maîtrise d’ouvrage à sa société publique locale d’aménagement « Territoires publics » qui décide de continuer la permanence architecturale, et me missionne pour la maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’usage. C’est une première et c’est intéressant. J’ai proposé dès le départ de réunir une assemblée de partenaires en créant des comités avec des représentants de la société civile. La Ville accepte, parraine et accompagne ce groupe de travail mobilisé et citoyen, qui continue d’écrire le règlement de vie, le règlement intérieur, la charte Pasteur, la future structuration juridique de gestion du lieu et le modèle économique.

L’architecte doit retrouver sa fonction de conseil au plus proche des besoins sociétaux.

Aujourd’hui, nous avons une association collégiale qui se divise en trois : le collège des gestionnaires représenté par « Territoires publiques » mais qui n’aura plus lieu d’être à la réception du bâtiment ; les hôtes utilisateurs, qui représentent les besoins de la société civile, qui doit évoluer et changer tous les ans ; et le collège des « sages », représenté aussi par des personnes physiques garantes de la philosophie, de la démarche et des valeurs promues par la charte. Cette association collégiale invite la Ville et l’aménageur à participer à cette gouvernance, dans une vraie relation de confiance.

Cependant, je ne crois pas à la pérennité d’un seul modèle de gouvernance. Ces lieux doivent pouvoir se transformer aussi en fonction d’un contexte politique et social. Si la ville, dans dix ans, a un autre besoin, elle pourra réquisitionner le bâtiment sans avoir excessivement investi, et sans avoir assujetti le lieu à un besoin qui serait difficilement réemployable demain. C’est la force du projet. Il est réversible.

L’Observatoire Sur quel modèle économique repose le projet de l’Hôtel Pasteur ?

S. R. – On a travaillé sur un modèle économique expérimental autour d’un partenariat « public, privé, people (usagers) » : un tiers d’économie publique ; un tiers d’économie privée (fonds de dotations, mécénat financier ou de compétence, partenariats privés qui auraient un intérêt dans la démarche) ; un tiers d’économie contributive, qui est la partie la plus importante à nos yeux, et qui correspond à ce qu’investissent tous les citoyens dans ce lieu lorsqu’ils y séjournent et participent à son fonctionnement.

Nous n’avions pas du tout envie d’avoir un modèle économique basé sur la consommation avec un bar et un restaurant. Cela serait d’ailleurs incompatible avec une école ! On essaye de trouver autre chose et d’expérimenter afin de re-responsabiliser le citoyen dans les équipements culturels. On envisage par exemple la création d’une banque de temps, banque de compétences ou troc d’échanges entre citoyens. Par ailleurs, si l’on veut garder le rapport de force positif et démocratique avec la collectivité, et qu’elle puisse toujours accompagner le projet, il faut montrer que Pasteur est une chose publique, un bien commun, dont chacun continue de prendre soin.

L’Observatoire Entre l’école maternelle, institution normée, fermée et protégée, et l’Hôtel à Projets, lieu délibérément ouvert, hybride et mouvant, comment imaginez-vous la cohabitation et les passerelles possibles ?

S. R. – Cet exercice de rapprochement est intéressant. Symboliquement, l’école maternelle, qui se trouve au rez-de-chaussée, représente les racines, le sol du bâtiment, l’Éducation nationale avec l’école dès le plus jeune âge. Mais dans les étages, c’est l’école buissonnière, l’école du dehors, l’école pour tous. Nous souhaitons qu’il y ait une double appropriation de cette future école : à la fois par les enfants et par l’Hôtel à Projets. Nous construisons le projet d’aménagement avec les services de la Ville, la future directrice et les enseignants de l’école maternelle. Les élèves vont venir voir des expositions au sein de l’Hôtel à Projets et rencontrer des hôtes porteurs de projets, etc. On se sert aussi du fait que le chantier va être ouvert au public pour des événements culturels et des lieux d’enseignement pour faire revenir petit à petit l’école et les enfants.

Il y a une aberration dans nos équipements publics, notamment culturels et éducatifs, c’est que bien souvent ils sont fermés pendant les vacances scolaires alors que la ville continue de vivre, et les gens continuent d’avoir des besoins. C’est pourquoi dans le projet d’aménagement, nous essayons de mutualiser ce qui sera la cour d’école avec l’Hôtel à Projets, en dehors des temps scolaires.

L’Observatoire L’Hôtel à Projets ne répond à aucune catégorie d’équipement existant. Puisque tout le monde peut être considéré comme un hôte, comment rendre lisible et désirable pour les habitants ce type d’espace dont les contours ne sont pas habituels ?

S. R. – À mon avis, pour le rendre lisible et désirable, il faut que chacun puisse se l’approprier ; je suis donc contre l’assujettissement à un seul nom ou une seule dénomination. Certains diront que c’est un tiers-lieu, d’autres un nouveau lieu culturel, d’autres encore un lieu de vie, ou une place publique sous une architecture construite et bâtie… Je crois qu’à partir du moment où ces lieux font l’objet d’une appropriation par les usages et sont définissables de différentes manières par tous, alors ils sont appropriés, alors ce sont des lieux qui rassemblent. Ces espaces sont capables d’accueillir des besoins qui ne trouveraient pas leur place ailleurs, autour de différentes pratiques et disciplines. Si l’on a des médecins qui sortent de l’hôpital pour y faire des thérapies communautaires, c’est parce qu’un lieu non connoté va peut-être permettre de soigner et de parler de questions de santé mentale dans la ville et ce, autrement que dans une institution hospitalière. De même, un éducateur sportif se dit que dans ce lieu, qui n’est pas fait pour pratiquer du sport normalement, il va pouvoir réinventer les règles, questionner l’attitude sportive et physique autrement que dans un gymnase.

Pour moi c’est bien un nouveau lieu culturel car j’estime que la culture c’est : comment se soigner autrement, comment manger autrement, comment faire du sport autrement… La culture ce n’est pas que les arts, c’est un projet de société.

Article initialement publié dans l’Observatoire no 52, été 2018