
Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?
Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.
Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.
L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.
En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?
M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.
Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.
Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?
M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.
La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.
Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?
M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.
De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.
Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?
M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.
Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.
Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.
Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.
La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.
M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.
En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.
Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?
M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.
La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.
Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?
M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.
L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.
Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?
M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.
Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.
M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.
Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.