Spectacle de KompleX KapharnaüM lors du lancement de Villeurbanne 2022, capitale française de la culture.
Photo : © Gilles Michallet / Villeurbanne

L’Observatoire – Pourquoi la ville de Villeurbanne a-t-elle choisi de candidater pour l’obtention de ce titre de « Capitale française de la culture » ? Davantage qu’un projet culturel, il s’agit d’un projet de ville mobilisant la culture. En quoi cette candidature faisait-elle sens en tant que « marqueur politique » pour le nouvel exécutif municipal que vous dirigez ?

Cédric Van Styvendael – Pour être tout à fait honnête, quand l’appel à candidatures est paru en octobre 2020, nous avons saisi cette opportunité de calendrier et nous nous sommes dit : « Et si on y allait ? ». Néanmoins, ce n’est pas de l’opportunisme politique. Cette candidature s’appuie sur des racines solides : tout d’abord, il y a plus de trente ans de politiques culturelles extrêmement fortes qui irriguent la vie culturelle villeurbannaise ; et, par ailleurs, nous sommes la seule ville, parmi celles de la Métropole, à avoir eu un programme aussi détaillé sur la culture durant la campagne municipale, que nous avons présenté à trois cents acteurs culturels. Nous souhaitions donc nous emparer de ce possible label comme d’une espèce d’accélérateur pour mettre en place tout ce que l’on avait en tête : renforcer l’éducation artistique et culturelle, mais, plus largement, réduire le trop fort décalage entre l’offre culturelle de qualité proposée par les équipements culturels villeurbannais et la provenance des spectateurs ou des participants à un projet culturel – comme en attestent les chiffres de fréquentation du Théâtre national populaire (TNP), d’après l’étude réalisée en 2018. C’est donc ce double aspect (un terreau culturel très puissant et un programme politique clair en la matière) qui nous a conduits à candidater. Néanmoins, cela tenait tout de même du pari, car nous avons pris cette décision en octobre et il a fallu réunir les acteurs culturels fin novembre alors qu’ils ne savaient déjà pas comment survivre à une saison professionnelle rendue extrêmement difficile par la crise sanitaire. Je pense donc que notre candidature a aussi gagné grâce à la sincérité de l’engagement de tous les acteurs culturels villeurbannais.

L’Observatoire – Le projet villeurbannais a ceci de spécifique qu’il entend construire un nouveau rapport avec les générations les plus jeunes de sa population. Pourquoi cet axe problématique s’est-il imposé ? Les politiques culturelles ont-elles perdu le fil de la relation à la jeunesse ?

C. V. S. – Le cahier des charges de cet appel à candidatures stipulait que les actions menées en 2022 devaient avoir un impact sur les années suivantes ; ce qui sous-entendait que le seul évènementiel ne suffirait pas. La jeunesse et la lutte contre les inégalités sociales par l’accès pour tous et toutes à la culture figuraient déjà dans notre programme politique, mais un autre élément marquant est venu s’ajouter lorsque l’on a constaté, durant l’été 2020, que les Points d’accueil et d’écoute jeunes (PAEJ) – dont nous nous sommes dotés à la Ville, avec des psychologues – étaient saturés. Nous avons été, je crois, la première ville à tirer la sonnette d’alarme sur ce que la crise sanitaire avait généré comme troubles psychologiques et à dire « attention ! les jeunes ne vont pas bien du tout ». Très vite, il nous est apparu que cette candidature devait ouvrir une fenêtre pour l’avenir et pour la jeunesse dans une ville où 50 % des habitants ont moins de trente ans.

Nous avons orienté ce projet pour la jeunesse dans deux directions : l’éducation artistique et culturelle (avec vingt-cinq minimixes dans les écoles) et un certain nombre d’évènements où l’on donne aux jeunes « les clés du camion » (avec la Fête de la Feyssine, soit cent trente jeunes volontaires et un million d’euros de budget), en confiant aux opérateurs culturels une sorte de « conduite accompagnée ». Pourquoi ? Parce que si l’on veut que les politiques culturelles bougent, il faut donner à la jeunesse la possibilité de « prendre les manettes » pour nous dire comment elle voit les choses. L’expérimentation menée par l’équipe artistique KompleX KapharnaüM en 2019-2020 avec la mise en place d’un Parlement des collégiens et des lycéens en est un peu la première brique ; c’est un dispositif qui permet à la jeunesse de s’exprimer sur des thématiques importantes pour elle, de « faire œuvre » de discours politique sur des sujets qui la concernent. Par la suite, le projet que nous avons imaginé avec les écoles pour transformer quatorze Bibliothèques centres documentaires (BCD) en minimixes est venu bousculer beaucoup de choses. Même si l’Éducation nationale est vraiment motrice et partenaire, le fait que la Ville se mêle de ce qui se passe dans l’école n’est pas toujours bien vécu par le corps éducatif.

L’Observatoire – Villeurbanne a souvent cherché à construire un positionnement culturel de « ville laboratoire ». Cette année « Capitale française de la culture » ouvre-t-elle une nouvelle étape de la politique culturelle de la municipalité dont l’histoire est déjà riche en développements ?

C. V. S. – Je viens de l’éducation populaire et ma préoccupation est de réconcilier éducation populaire et culture. « Réconcilier » ne signifie pas que l’un des deux doit gagner. Ce n’est pas du tout mon propos. Ce que je souhaite, c’est utiliser le meilleur des deux. Le meilleur de l’éducation populaire tient dans la « capacitation des personnes » qu’elle permet (capacité à aller à la rencontre de l’altérité, à responsabiliser) ; et le meilleur de la culture est dans l’exigence artistique et la qualité des œuvres produites. Je dis aux acteurs culturels et à ceux de l’éducation populaire : « Vous devez travailler ensemble et conjuguer vos forces. » Ce que nous expérimentons actuellement a pour but de créer les conditions pour que la culture aille à la rencontre de chacun. Ceci nous oblige à prendre en compte la question de la forme : comment créer une culture hors les murs ? Comment faire des objets culturels des lieux de médiations symboliques et physiques qui permettent d’opérer ce passage du « je n’y vais pas » au « j’y vais » ? Quand on vient de l’éducation populaire, on sait combien il faut être attentif à ces formes d’accès, car ce sont des mécanismes extrêmement puissants. Pour l’instant, on n’a pas trouvé la manière de faire en sorte que les politiques culturelles soient une arme de combat contre l’inégalité, contre le repli sur soi… Cela ne marche pas, parce que beaucoup de gens encore n’ont pas accès à l’offre publique de culture ou pensent que ce n’est pas fait pour eux. On ne peut pas laisser aux grands opérateurs du marché – tel que Netflix – le seul privilège de la consommation culturelle. Car que font-ils ? Ils ont des stratégies d’offre qui créent l’envie, le besoin et qui formatent complètement le goût des personnes. Je ne lâcherai pas cette conviction, même si elle n’est pas facile à défendre auprès de ceux qui pensent qu’aller à la rencontre du plus grand nombre signifie que l’on va enclencher une forme de nivellement par le bas…

Concrètement, qu’est-ce que cela donne ? Cela donne un TNP qui exporte l’exigence de sa programmation artistique dans les écoles et les quartiers. Or si le TNP va dans les écoles, ce n’est pas pour y jouer, c’est pour y rester en résidence avec des artistes, travailler avec les enseignants, former les élèves à la technique théâtrale, etc. Je pense que la seule exigence de « donner à voir » ne marche pas. Ce qui m’intéresse, c’est le « faire ». Le spectacle Archipel de Jean Bellorini [directeur du Théâtre national populaire, NDLR] illustre parfaitement bien ce qui est en jeu : on a un artiste qui se dit que les cultures urbaines autour du skateboard peuvent avoir une place au théâtre et il monte un immense skatepark sur la scène centrale du TNP pour y travailler un texte de Calvino. Pour ma part, j’ai pu constater que pendant une semaine la salle était pleine de gens que je n’avais jamais croisés au TNP – et pourtant j’y vais souvent ! Ces gens-là sont sortis en disant : « Il s’est passé quelque chose. » Il s’est effectivement passé quelque chose dans ce lieu symbolique qu’est le TNP. Voilà comment je conçois ce que peut être ce mélange d’exigence artistique et d’intelligence de l’éducation populaire.

Tout cela doit construire la « page d’après ». Si, en janvier 2023 – et je le dis en toute humilité, car cela peut aussi ne pas marcher… –, on arrivait à dire quelque chose de comparable dans sa force à ce qui a été proposé le 25 mai 1968 à l’occasion de la Déclaration de Villeurbanne, alors nous aurons réussi quelque chose ; non pas parce que ça aura eu lieu à Villeurbanne, mais parce que, dans un moment de profond doute sur les politiques publiques, sur l’avenir de la société, sur notre capacité à vivre ensemble, je crois que la culture a à redire des choses ! Voilà mon objectif. Je l’ai dit de façon assez présomptueuse : « Villeurbanne a quelque chose à dire à la France. » Mais ce n’est pas le maire de Villeurbanne qui a quelque chose à dire, c’est cette ville qui a cent ans d’histoire très particulière autour de la culture et des milieux populaires…

L’Observatoire – Arrêtons-nous justement sur l’« après 2022 ». En quoi la préparation de cette « Capitale française de la culture » a-t-elle permis de revisiter les modalités de gouvernance de la politique culturelle locale : entre les différents services de la municipalité, mais aussi au niveau de la coopération avec les acteurs culturels (ou autres) de son territoire ?

C. V. S. – Pour l’instant, nous avons réussi à mobiliser les acteurs villeurbannais et les acteurs métropolitains. Nous avons même été dépassés par notre succès : nous avons candidaté avec un budget de 7,6 millions d’euros et nous atteignons aujourd’hui les 10,5 millions, parce que beaucoup d’acteurs métropolitains nous ont sollicités après coup, en nous disant : « On veut en être. On ne peut pas laisser passer ça. » Sans doute grâce à des effets générationnels au niveau de la direction des établissements, on a des acteurs culturels convaincus qu’il est nécessaire de faire alliance dans les années à venir et qu’il n’est surtout plus possible de vivre tranquillement dans son bastion avec des subsides publics. L’année 2022 nous révèlera comment tout cela se concrétise dans la programmation, mais cette coopération entre les acteurs du territoire est déjà une réussite. En revanche, la transversalité des politiques publiques que vous évoquez reste un sacré défi. Dans notre programme politique, trois transitions nous intéressent : écologique, sociale et démocratique. Aussi essayons-nous de passer les différents axes de la « Capitale française de la culture » au crible de ces trois transitions en nous demandant comment nos projets artistiques et culturels font transition et comment ils font bouger les pratiques. Cela reste la partie la plus complexe à mettre en place.

L’Observatoire – En plus de votre mandat de maire, vous êtes également vice-président à la Culture de la Métropole de Lyon. Ce titre de « Capitale française de la culture » modifie-t-il les équilibres culturels au sein de l’espace métropolitain, notamment du point de vue de la rivalité historique entre Lyon et Villeurbanne ?

C. V. S. – Villeurbanne et Lyon ne se ressemblent pas. L’orientation même des bâtiments publics nous met physiquement en opposition et cela ne peut pas être neutre… – même si cet aménagement urbain, pensé il y a cent ans par Lazare Goujon [élu maire de Villeurbanne en 1924, NDLR] et l’architecte Môrice Leroux, reposait sur des intentions louables qui étaient de poser un acte d’alerte et un acte politique en ancrant le socialisme municipal dans le bâtiment et dans les pratiques. Mais je suis d’une génération qui considère que ce n’est plus intéressant de jouer cette opposition avec Lyon. Par ailleurs, Villeurbanne a changé : on a toujours une population ouvrière et une culture populaire importante, mais d’autres populations s’y sont aussi installées. Villeurbanne ne peut plus être simplement un anti-modèle ou un contre-modèle. Elle doit être le modèle – de façon humble et ambitieuse – de ce qui peut avoir lieu aujourd’hui autour de la culture, de l’accès à l’emploi et à la santé dans cette société du XXIe siècle. Je pense que chacun a à gagner dans ce qui va se passer durant cette année « Capitale française de la culture ». Le moment de notre histoire – et j’y crois profondément – est un moment de réconciliation et il passe par une identité heureuse, apaisée, accueillante. Voilà la ligne que je souhaite pour Villeurbanne.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022