TNP de Villeurbanne, compagnie Aérosculpture. Crédit Photo : Vincent Guillon

Réunir cinq cents personnes dans la grande salle du TNP est un antidote efficace pour contrer un potentiel baby-blues après l’effervescence d’une année culturelle dédiée à la jeunesse. Interpellé dès l’ouverture de ces rencontres par l’un des jeunes qui a participé à cette aventure, le maire de Villeurbanne, Cédric Van Styvendael, prend la mesure des rêves et des attentes que la ville a suscités. L’enjeu est désormais d’ouvrir une nouvelle page qui ne soit pas déceptive et qui puisse, surtout, s’incarner dans des politiques culturelles à l’écoute de ce qui a eu lieu : « Que faisons-nous de cet héritage et des graines que nous avons semées ? », dira le maire à la fin de ces deux journées.

Avoir l’opportunité d’agir

Faire avec la jeunesse était l’un des moteurs de cette candidature. Il s’est notamment concrétisé dans le Festival Réel, un événement culturel conçu et organisé par des groupes de jeunes de 12 à 25 ans accompagnés par des professionnels. Avoir eu la main sur les choix de programmation, mais aussi des responsabilités dans l’organisation du festival font partie des atouts que les jeunes participants mettent en avant dans cette expérience. Certains témoignent depuis la salle ou la scène et on entend, plus largement, la voix d’une jeunesse qui aimerait se sentir plus légitime au regard des adultes. Donner une autre image d’elle-même lui importe beaucoup.

On pourrait s’en tenir à cet exemple réussi de participation et de démocratie culturelle, mais les résultats de l’enquête présentés par Camille Jutant et Lucie Verdeil, respectivement maîtresse de conférences à l’université Lyon 2 et salariée-doctorante de l’OPC au laboratoire ELICO, racontent encore autre chose. Il y a, dans ce que les jeunes ont insufflé dans ce festival (à travers la programmation musicale, la gratuité, l’attention portée aux personnes en situation de vulnérabilité…), une teneur plus politique. En leur confiant un pouvoir d’agir, ils ont pu faire un événement culturel à l’image des valeurs qu’ils défendent par ailleurs : notamment la diversité et l’inclusivité. On comprend que ce festival concentre des valeurs d’ouverture que l’on pourrait penser affaiblies ou contredites par la montée en puissance des extrémismes et qui, pourtant, comme l’a analysé dans ses travaux le sociologue Camille Peugny, sont très présentes chez les nouvelles générations. On observe même, comme il l’explique, des mécanismes de socialisation inversée : les enfants font l’éducation de leurs parents sur un certain nombre de sujets (les questions de genre, d’environnement, d’immigration) et fabriquent globalement une société plus tolérante.

Un fort besoin d’horizontalité

Bien sûr, comme il le rappelle, cette jeunesse ne forme pas un tout homogène et n’est pas forcément animée des mêmes valeurs. Être jeune ne revêt pas la même réalité selon le genre, l’origine sociale, le territoire sur lequel on a grandi : « Parmi les 18-25 ans, 45 % d’entre eux seulement sont étudiants, les autres étant soit en emploi, soit au chômage », précise-t-il. Des clivages et des inégalités existent parmi la jeunesse et ont un impact sur leurs engagements ou les formes de leur politisation. Néanmoins, force est de constater que la jeune génération tend à se démarquer des précédentes par sa préoccupation très forte pour les enjeux sociétaux (système de soins, discriminations, violence faite aux femmes, urgence climatique…). « C’est une jeunesse qui pense aux autres et qui veut être dans le collectif », ajoute le sociologue Vincent Tiberj. Son engagement politique s’exprime donc souvent par le militantisme associatif où elle trouve la possibilité d’agir concrètement, plutôt qu’en allant mettre un bulletin dans l’urne. Toutefois, complète-t-il, il devient urgent de se questionner sur ce qu’est le vote et comment le transformer : « Dans le système politique français, on donne l’impression que tout peut passer par un homme providentiel. On est dans une démocratie très verticale, alors qu’il y a une soif d’horizontalité. »

Peu à peu se dessine le portrait d’une jeunesse qui pense et agit autrement. Il lui est par exemple impensable de lutter pour le climat, sans lutter contre les inégalités sociales, nous dit Alice Barbe, entrepreneuse et cofondatrice de SINGA. Face à une offre politique qui ne répond plus aux questions prioritaires que la nouvelle génération se pose, la déception à l’égard de la démocratie et le sentiment d’inefficacité des institutions grandissent. La nouvelle génération opte alors pour d’autres voies. Pour Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif, une forme de radicalité émerge, car il y a effectivement de grandes causes qui nécessitent des changements immédiats : « On ne peut pas regarder la planète qui brûle sans être radical. » Des propos forts qui ne font pas forcément l’unanimité, y compris parmi les jeunes qui s’engagent politiquement. On le mesure en écoutant les points de vue des deux militants invités à se saisir de cette controverse : Allan Bouamrane, conseiller national des Jeunes avec Macron, et Elodie Nace, porte-parole d’Alternatiba et de ANV-COP21. Tandis que l’un a choisi la voie du parti politique « pour agir de l’intérieur », Elodie Nace a choisi celle de l’activisme. « Avant j’étais une indignée du canapé, mais je ne m’impliquais pas beaucoup et de façon militante », nous dit-elle en démarrant son intervention. Elle raconte son cheminement personnel et surtout les leviers d’action qu’Alternatiba met en œuvre. Ceux-ci reposent avant tout sur des manifestations, des marches pour le climat, de la formation, des recours en justice et des pétitions… la désobéissance civile n’arrivant qu’en dernier recours quand, explique-t-elle, « c’est tout ce qu’il nous reste pour faire pression ».

Prendre en compte ces voix mineures qui s’expriment sur d’autres terrains de lutte et apporter des réponses politiques à leurs combats, tel est certainement le défi qui se dégage de ces débats. Et plus encore, comme nous y invitait le philosophe Yves Citton dans un récent ouvrage  Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Paris, Les liens qui libèrent, 2021. , comment « faire avec » et non pas « contre » ces impatiences ?

Résister aux héritages

Malgré tout, comprendre la jeunesse n’est ni évident ni facile, y compris dans son rapport à la culture. C’était d’ailleurs l’un des sujets d’interrogation de ces rencontres, comme l’a souligné Vincent Guillon, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles, en introduction : « Les jeunes se désintéressent-ils des sujets culturels ou en investissent-ils de nouveaux ? » Sur ce point, l’enquête menée pour la Métropole de Lyon par Sophie Keller (sociologue à Nova 7) auprès des collégiens met en valeur certaines caractéristiques propres aux cultures juvéniles : culture de la chambre, spontanéité, scrolling… n’apparaissent plus vraiment compatibles avec le fait de passer des heures dans une salle de spectacle. Anticiper une sortie culturelle fait même l’objet d’une véritable aversion. Ils valorisent plutôt l’autoproduction, les pratiques artistiques en amateur et le « faire par soi-même ». Quand on leur demande d’imaginer la vie culturelle en 2040, ils suggèrent : s’impliquer dans la programmation de projets culturels, accéder à des lieux de culture originaux et informels où « l’on se sent comme chez soi », vivre des expériences participatives et immersives, partager leurs centres d’intérêt avec leur communauté, se cultiver et apprendre des choses.

Des envies auxquelles répondent déjà pour partie les pratiques numériques qui, comme l’analyse la sociologue Dominique Pasquier, sont de véritables portes d’entrée pour la découverte et l’envie de faire avec les autres. Les fanfictions sont une illustration des possibilités offertes par ce type de pratiques créatives et collaboratives, de même que l’écriture en ligne permet d’entrer en contact avec d’autres lecteurs. « L’intérêt grandissant des 15-25 ans pour les vidéos scientifiques montre que quelque chose s’invente en dehors de l’école », ajoute-t-elle. Mais les écarts se creusent naturellement entre les générations face à de nouvelles pratiques et de nouveaux référentiels culturels qui nous deviennent étranges, voire inquiétants. Il y a, ici aussi, un changement d’optique à opérer, tel que le conseille la psychologue clinicienne Marion Haza : quitter ce regard « empêchant » sur les pratiques culturelles des jeunes et au contraire les partager avec eux permet de voir émerger leurs capacités et leur créativité. Une posture qui n’est certes pas facile pour le parent quand on sait que jeux vidéo, réseaux sociaux et usage du téléphone portable submergent le quotidien des ados et que la frontière entre passion et addiction peut parfois sembler mince. Tout est affaire d’équilibre, nous dit-elle, et de « proportion entre différentes activités ».

Trouver le bon équilibre entre cette ouverture culturelle (et d’esprit) à laquelle nous invitent les intervenants et l’héritage que nous souhaitons transmettre à la nouvelle génération est certainement un point à travailler dans notre relation à la jeunesse. Car les « héritiers » composent aussi avec notre désir de transmission, que celle-ci s’incarne dans des valeurs culturelles que nous souhaitons leur léguer ou dans des trajectoires éducatives pensées pour leur émancipation. Dans les deux cas, elle place l’enfant dans un « avant » et un « après » mais rarement dans ce qu’il est « ici, maintenant », nous dit en substance la sociologue Sylvie Octobre. De nouveau, l’enquête menée par Sophie Keller est éclairante : les collégiens comprennent complètement ce qu’est « la culture » et en ont même une vision étendue (civilisation, patrimoine, grandes institutions du territoire, etc.), mais ils s’émancipent dans la construction d’une culture qui leur est propre par opposition à une culture validée par le monde adulte. C’est en révisant ou en refusant ces héritages familiaux ou scolaires qu’ils s’affirment et parviennent à l’autonomisation de soi. Aussi la plupart d’entre eux font-ils coexister « culture subie », à travers des pratiques culturelles prescrites par l’école ou la famille, et « culture choisie » qu’ils partagent avec leurs pairs.

Si l’enjeu n’est pas de cultiver un regard béat sur la jeunesse, ces journées montrent qu’il est en revanche nécessaire d’apprendre à considérer autrement ce qui fait culture et politique pour la nouvelle génération, et surtout de l’impliquer. Faire avec la jeunesse est en tout cas un préalable pour renouveler l’action culturelle publique.

Pour lire la synthèse des journées, c’est par ici et pour voir les captations vidéo de ces rencontres, c’est par là.