
On parle souvent indifféremment du secteur des bibliothèques ou de la lecture publique, quelle nuance faites-vous entre les deux notions ?
Eleonora Le Bohec – Les bibliothèques, ou médiathèques, sont des lieux qui possèdent une identité forte et une fonction relationnelle : entre les bibliothécaires et les populations, et entre les populations elles-mêmes. On dénombre aujourd’hui près de 15 800 bibliothèques en dehors des bibliothèques universitaires et des institutions nationales de type Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou ou Bibliothèque nationale de France. Ce qui en fait le maillage le plus fin des équipements culturels en France.
Mais il est pour moi nécessaire de sortir des lieux physiques pour mener des actions hors les murs et aller à la rencontre des publics qui ne poussent pas les portes de la bibliothèque. Il est important de se déplacer en fonction des temporalités et des pratiques des populations, dans les écoles, les prisons, les hôpitaux, l’espace public… Et là on agit dans le cadre d’une politique de lecture publique. Ce sont les impacts sur un territoire et le développement de cette politique au service de la relation qui m’intéressent le plus.
La pratique de la lecture est-elle toujours aussi centrale ?
E. L.B. – La lecture a été historiquement au cœur de cette politique publique spécifique. Encore aujourd’hui, l’accès à la lecture est à la base de la création des bibliothèques en tant que lieux de démocratisation culturelle : on conserve et on rend accessible un patrimoine écrit, par le prêt. Mais depuis les années 1990, et avec une intensification au milieu des années 2000, il y a eu une diversification des supports empruntés. On peut emporter chez soi autre chose que des livres : CD, revues, jeux vidéo, instruments de musique, objets pour cuisiner ou bricoler… La diversité des supports que l’on va prêter rend possible davantage de pratiques culturelles en dehors de la lecture. C’est cet usage du prêt comme moyen d’accéder au savoir et à une diversité de ressources qui fait pour moi l’ADN de la bibliothèque et de la politique de lecture publique.
Vous venez d’évoquer la diversification des supports dans les années 2000, qui est fortement liée au passage en régime numérique. Comment les bibliothèques ont-elles abordé ce virage ?
E. L.B. – Dès le début des années 1990, les bibliothèques ont fait leur transition informatique, qui a d’ailleurs été accompagnée par des subventions. On a commencé alors à intégrer à nos métiers des compétences numériques. Mais l’accélération s’est faite au milieu des années 2000, avec l’évolution des usages et des besoins de plus en plus forts au sein de la population, notamment autour de questions liées au travail et aux démarches administratives. On vient en bibliothèque pour consulter les quelques ordinateurs qui s’y trouvent et avoir un accès gratuit à Internet. Parfois, dans certains territoires, c’est même le seul endroit où l’on peut accéder librement à du matériel informatique et surtout en étant accompagné par une personne qui peut montrer comment fonctionne cet outil.
Durant cette période, nous avons accueilli des flux de personnes isolées socialement, peu autonomes, en situation de handicap, âgées ou précaires, n’ayant pas accès à la formation, l’information ou le matériel. Les bibliothécaires qui avaient déjà, comme je le disais, des premières bases, se sont formés à très haute dose pour pouvoir répondre à une sorte de fréquentation d’urgence. Et les bibliothèques sont devenues des lieux de permanence des conseillers numériques comme dans les CCAS ou les mairies. Il n’y a pas beaucoup d’autres équipements à vocation première culturelle qui se sont retrouvés à ce point au cœur de la transition numérique.
En parallèle, les bibliothécaires se sont aussi intéressés aux pratiques culturelles numériques. Nous avons développé des propositions autour du jeu vidéo, mené des projets avec Wikipédia, organisé des hackathons… Et depuis une petite dizaine d’années il y a eu l’introduction, presque naturelle, de FabLabs et de la culture des makers dans beaucoup de projets de nouvelles bibliothèques. Nous partageons des éthiques professionnelles très proches, une culture des communs, du prêt d’objets, de la récup’, d’économie de l’usage.
Cette culture commune du prêt et du recyclage touche aussi à des enjeux écologiques. Est-ce un aspect important sur lequel la profession travaille ?
E. L.B. – La transition écologique en bibliothèque a concerné en premier lieu une réflexion sur l’usage du plastique avec lequel on couvre des tonnes d’ouvrages. Un grand nombre de bibliothèques se sont lancées dans des études pour savoir si les livres ont une véritable usure et si l’on a besoin d’utiliser autant de plastique. Cette question a trouvé un écho favorable auprès des élus à plusieurs titres : écologiquement mais aussi budgétairement, et au niveau de la charge de travail des collègues. Se posent aussi des questions sur l’économie circulaire autour du livre, au regard des enjeux environnementaux : achat de livres neufs ou non, papier recyclé, transport… Enfin, on se saisit des problématiques de transition écologique dans la conception des bâtiments ou de la consommation d’énergie.
Vous insistez beaucoup sur la notion de relation. Comment mesurer le rapport des citoyens à la bibliothèque, lieu culturel de proximité par excellence ?
E. L.B. – Il y a des bibliothèques presque partout sur le territoire. Les liens qui se tissent entre nos lieux et les personnes qui les fréquentent sont souvent assez forts. En milieu rural par exemple, il est très courant que des bénévoles s’investissent dans le lieu et fassent vivre la bibliothèque de leur village. Une enquête a été récemment menée sur les bibliothèques anglaises, touchées par des baisses budgétaires drastiques Actualitté, 14 décembre 2021 : « Les Britanniques unanimes : on peut faire confiance aux bibliothécaires pour dire la vérité ». Elle a montré que les populations ont une très grande confiance dans le bibliothécaire en tant que personne-ressource et figure de relations apaisées.
En France, le sociologue Olivier Zerbib a réalisé une étude pour mettre en lumière ce qui manquait le plus aux personnes qui ne pouvaient plus fréquenter les bibliothèques pendant la crise du Covid-19 O. Zerbib, Étude sur les bibliothèques en période de confinement : pratiques et formes de présence. Assises du livre numérique 2020, Syndicat national de l’édition (SNE), décembre 2020, Paris.. Elle a révélé une diversité d’intentions et de comportements observés dans ces lieux : le besoin d’emprunter un ouvrage mais aussi l’envie de flâner, de se laisser surprendre par quelque chose que la bibliothèque met en avant, ou de demander un conseil précis. Les usagers viennent chercher une personne, un être humain qui les oriente dans leur recherche de savoir, de curiosité et d’imaginaire. Même s’il est difficile de quantifier l’effet d’une politique publique de la relation, une autre étude réalisée par Olivier Zerbib et Pierre Le Quéau sur les impacts des bibliothèques P. Le Quéau, O. Zerbib, Comment apprécier les effets de l’action des bibliothèques publiques ? Rapport d’étude, Observatoire des politiques culturelles, 2018. montre aussi qu’elles favorisent l’« encapacitation » des personnes.

D’après vous, les bibliothèques sont-elles aussi des outils au service de la démocratie ?
E. L.B. – De mon point de vue, oui. Je distinguerais plusieurs axes autour des enjeux démocratiques. Tout d’abord l’accès au plus grand nombre. Lorsque l’on fait des études statistiques sur les taux d’usagers à partir des cartes d’abonnement à une bibliothèque, on arrive à 20-25 % de la population du territoire desservi. C’est le taux de fréquentation le plus élevé pour les équipements culturels. Et c’est sans compter toutes les personnes qui passent par les bibliothèques pour d’autres services gratuits, et qui n’ont pas forcément leur carte. Certaines collectivités ont aussi travaillé sur des horaires d’ouverture plus élargis et adaptés, ce qui a contribué à renforcer la fréquentation.
Une deuxième entrée sur la question démocratique et qui est très importante pour nous, c’est le rôle que l’on peut jouer dans le développement de l’esprit critique, que certains nomment éducation aux médias et à l’information : comment accompagner des populations qui se sentent écartées des institutions dans une participation au débat démocratique ?
Sur un troisième niveau, on se demande aussi comment les citoyens peuvent participer à l’élaboration de leur politique publique, dans l’esprit des droits culturels, par exemple à travers le choix des ouvrages ou des budgets participatifs en bibliothèque. Sur cette entrée des droits culturels, ceux qui sont déjà « naturellement » travaillés dans nos lieux sont le droit à l’information et le droit à l’éducation. Mais la profession s’interroge aussi sur la contribution des personnes, en dehors de la consommation passive des services. Comment les gens peuvent-ils exprimer leur voix dans les bibliothèques et contribuer à faire vivre le lieu ?
Dans cette même logique, vous avez évoqué le rôle d’« encapacitation » des personnes que peut jouer la bibliothèque, qu’est-ce que cela signifie ?
E. L.B. – L’important pour moi aujourd’hui quand on entre dans une bibliothèque, ou que l’on rencontre un bibliothécaire en dehors du lieu, c’est que les personnes soient accompagnées afin de s’orienter elles-mêmes et trouver les outils qui leur conviennent pour avoir accès aux pratiques culturelles qui les concernent.
J’aimerais illustrer mon propos par une action menée à la bibliothèque Olivier Léonhardt à Sainte-Geneviève-des-Bois, où j’ai travaillé : l’organisation par un groupe d’enfants d’une compétition du jeu vidéo FIFA. Cette médiathèque de 3 000 m² comprend un FabLab, une ludothèque et un auditorium de 90 places. Au bout d’un an et demi d’ouverture, nous avions très envie de faire participer les jeunes à la programmation de la bibliothèque, sans savoir par où commencer l’expérimentation.
L’idée est venue d’un collègue qui s’occupait de l’espace dédié aux jeux vidéo. Un groupe d’enfants lui a confié qu’ils voulaient organiser un tournoi FIFA entre eux mais n’arrivaient pas à convaincre leurs parents. Nous leur avons alors proposé de venir le faire à la bibliothèque. Le travail mené en amont par l’équipe était de définir les endroits où on allait leur donner du pouvoir d’agir. Nous leur avons alloué des moyens matériels et offert la possibilité de gérer un budget, d’avoir des espaces pour se réunir et de prendre les décisions qui les concernaient. Une dizaine d’enfants, de 9 à 11 ans, se sont vus durant plusieurs semaines pour mettre sur pied ce tournoi de plusieurs jours pendant les vacances scolaires. L’auditorium a accueilli une centaine de jeunes et notre petite équipe s’est occupée des entrées, de la régie, et commentait les matchs. Ils se sont même fabriqués des t-shirts « staff » avec les machines du FabLab. À la fin, ils ont produit un bilan de l’événement et, en bons bibliothécaires, se sont dit : « Ah zut, il n’y a pas assez de filles qui ont participé, comment mieux faire la prochaine fois ? » Des collègues du service Loisirs de la ville m’ont dit qu’il y avait moins d’inscrits aux autres activités proposées pendant les vacances. Ils étaient tous dans l’auditorium…
Cela peut faire peur lorsqu’on laisse la main à une dizaine d’enfants. Mais cette fonction d’encapacitation plaît beaucoup aux jeunes. Quand on les accompagne de la bonne manière, qu’on les prend au sérieux et qu’on leur donne du pouvoir d’agir, ils nous le rendent très bien. Et ils se le rendent à eux-mêmes. De l’importance de contribuer, prendre sa part et apporter la sienne aussi.
Pour les bibliothécaires, on passerait donc d’une fonction de prescription à celle de facilitation ?
E. L.B. – Il reste encore des endroits de prescription très forte et de légitimité culturelle qui impliquent de lire Victor Hugo ou Marcel Proust. Nous sommes aussi garants de la démocratisation culturelle. Mais ce qu’on appelle « médiation culturelle », qui est une fonction plutôt annexe dans le reste du secteur, se place au cœur de notre métier : rendre accessible, le lieu d’abord mais aussi tout ce qu’il contient, et mettre en relation, les personnes avec les contenus de la bibliothèque mais aussi les personnes entre elles. Si j’insiste beaucoup sur ce dernier point c’est que nous devons encore progresser pour faire dialoguer les gens entre eux, et donc faire dialoguer ensemble des cultures différentes. Néanmoins il n’est pas évident de formaliser ces compétences de relations humaines, de soins, de care… C’est quelque chose sur lequel il faut que l’on travaille, notamment pour attirer de jeunes personnes vers nos professions.

La formation des bibliothécaires vous semble-t-elle aujourd’hui adaptée à ces enjeux ?
E. L.B. – Je pense que sur ce point, il faudrait faire évoluer les statuts des fonctionnaires bibliothécaires, qui datent de 1991. D’après moi, il n’y a pas assez d’enseignements en sciences sociales dans leur parcours de formation. Par ailleurs, pour le concours de catégorie B de bibliothécaire, sont mises en place des commissions d’équivalence de diplômes n’existant plus (comme le bac Histoire de l’art). Cela évince de la profession beaucoup de candidats qui ont une formation en carrière sociale, un diplôme d’animateur ou d’éducateur spécialisé. Or il faut de tout pour composer les équipes : des personnes qui s’occupent des livres et d’autres qui s’occupent des gens.
À mon sens, les compétences en ingénierie territoriale sont aussi à développer. C’est ce que font déjà beaucoup les bibliothèques départementales sur leur territoire. J’entends par là l’animation de réseaux, l’accompagnement des bénévoles, le développement d’actions culturelles hors les murs, la circulation de machines entre les FabLabs, etc.
Cette « ingénierie territoriale » demande aussi de bien connaître son territoire en amont de la mise en œuvre d’actions publiques.
E. L.B. – Tout à fait. Pour déployer n’importe quelle politique publique culturelle d’ailleurs, il est nécessaire de commencer par un diagnostic sur le terrain. Il faut s’interroger sur la manière dont les gens habitent le territoire, s’intéresser aux autres politiques publiques, notamment sociale et éducative, identifier les jeux d’acteurs, les communautés formelles ou informelles…
Pour pouvoir s’ajuster au territoire il faut aussi comprendre quelles sont les pratiques culturelles des gens, mais aussi leurs contraintes quotidiennes. Lorsque l’on fait des enquêtes de publics/non-publics on se rend compte que les populations consacrent de moins en moins de temps aux loisirs et que, si elles ne viennent pas en bibliothèque, c’est aussi parce qu’on passe après les obligations de la vie quotidienne : l’école, la santé, les courses… D’ailleurs peut-être qu’il faudrait parfois qu’on s’installe sur les parkings de supermarchés.
Connaître son territoire, c’est d’abord identifier l’ensemble des entités avec lesquelles on travaille, mais aussi et surtout les interactions et les relations entre les différentes parties prenantes. Et dans un second temps, comprendre la sociologie du territoire, les pratiques des populations et de leurs problématiques : pourquoi est-ce qu’il y a des problèmes de mobilité, de vieillesse, d’accès ou de non-accès à tel ou tel service… ?
Cela impliquerait que les bibliothèques prennent parfois le relais d’autres politiques sectorielles ou tout du moins contribuent, peut-être plus que d’autres équipements culturels, à des politiques publiques territoriales plus généralistes ?
E. L.B. – Oui, mais c’est déjà le cas. Un exemple que j’ai évoqué est celui de la dématérialisation des démarches administratives. Les bibliothèques ont été impactées par cette politique nationale et ont contribué à faciliter les usages pour une partie de la population. Les bibliothèques peuvent participer à des expérimentations comme les « Territoires zéro non-recours », qui n’ont à priori rien à voir avec leur cœur de métier. Certains de mes collègues sont devenus des experts de la politique d’inclusion numérique.
Une autre politique publique à laquelle on contribue est l’Éducation nationale. Les évolutions des rythmes scolaires par exemple nous ont impactés. Les enfants passent directement de l’école à la bibliothèque, d’un fonctionnaire à un autre. C’est très impressionnant quand les élèves d’un lycée ou d’un collège déferlent tout à coup à 15 h dans une bibliothèque. Ça peut aussi être l’endroit où l’on vient réviser quand il n’y a pas assez d’espace ou que c’est trop bruyant à la maison. Nous sommes les partenaires les plus naturels de l’Éducation nationale mais la bibliothèque n’est pas considérée comme un élément de la communauté éducative, sauf par les enseignants.
Et évidemment, nous concourons aux politiques sociales, que ce soit en ville ou à la campagne. La bibliothèque peut accueillir des exilés, comme à Calais, n’ayant pas accès aux toilettes ou à l’électricité ; elle est aussi un lieu hospitalier pour une population vieillissante en campagne, qui a besoin de relations ; ou un refuge pour des enfants qui vivent des tensions avec leurs parents.
Nous contribuons à tisser du lien social dans plusieurs communautés, à bas bruit. Nous savons pertinemment que c’est le b.a.-ba de nos professions mais c’est quelque chose qu’il est difficile de mesurer. Et comme nous sommes souvent dans l’urgence, nous préférons travailler avec les gens et ouvrir nos lieux, que de nous analyser nous-mêmes.