La formation Cycle national « Inventer les territoires culturels de demain » met en débat sur quatre semaines les enjeux de transformation auxquels les professionnels du secteur culturel sont confrontés : recompositions territoriales et nouveaux modèles de coopération, transition numérique, cultures expressives et participatives, reconnaissance des droits culturels, recherche de nouveaux modèles économiques, évolution des formes du travail, etc.
Une nouvelle session a été imaginée à Madrid qui a subi de plein fouet la crise financière de 2008 et où se sont développées des formes émergentes de réorganisation sociale et culturelle. Élaborée avec Raphaël Besson (Villes Innovations) et Sarah Marcelly Fernandez, la session a permis d’observer des changements à l’œuvre dans la fabrique de la ville ; à des endroits certes en marge mais significatifs des transformations sociétales culturelles liées notamment aux cultures numériques.
Focus sur quelques points forts de la semaine…
Les « laboratoires citoyens » : espaces de vie/ville solidaires et participatifs autour de communs urbains
Madrid a connu, dans les années 1990, une très forte croissance économique et s’est développé sur un modèle urbain néolibéral et standardisé. En 2008, la crise bancaire et financière a frappé durement l’Espagne et les coupes budgétaires publiques ont eu de lourdes répercussions sur une population de plus en plus précarisée. De nombreux grands projets immobiliers (centres commerciaux, culturels…) ont été stoppés du jour au lendemain, laissant la place à des espaces publics vacants de grande envergure. Parallèlement, se sont créés dans la capitale des collectifs dénonçant les inégalités économiques, sociales et le déficit de démocratie : c’est entre autres le mouvement des Indignados.
De ce contexte ont émergé de nombreuses initiatives citoyennes collectives, répondant souvent à une solidarité d’urgence, et dont certaines ont perduré : ces espaces publics laissés en friche ont été réinvestis par des habitants, des ingénieurs, des urbanistes, des artistes, des éducateurs… dans l’objectif de se réapproprier des espaces de vie/ville pour y développer des projets de quartier répondant à des besoins concrets, et sur des problématiques diverses : culture, production artistique, agriculture urbaine, centre de santé, aire de jeux, terrains de sport, espaces éducatifs, échanges de savoir-faire, de pratiques, etc.
Ces collectifs ont forgé des outils théoriques et méthodologiques pour organiser leur fonctionnement et leur mode de gouvernance. Les laboratoires citoyens sont traversés par les principes de l’économie collaborative, du numérique, des cultures participatives, de l’écologie urbaine et de l’urbanisme social.
Aujourd’hui, Madrid compte une trentaine de laboratoires citoyens Atlas Los Madriles, initiatives de quartier. . Les principales caractéristiques que nous avons pu observer sont :
- Communautés d’usage et d’intérêt
- Coproduction d’espaces, de services et d’activités
- Autogestion et gouvernance collective
- Responsabilité citoyenne
- Communs urbains
- Partage de connaissances, de savoirs et d’aptitudes
- Innovation ouverte
- Ancrage local
- Culture du quotidien
- Solidarité et participation
- Intergénérationnel
- Économie contributive
- Esthétique de la récup’
- DIY Do It Yourself.
Dans ce jardin, on ne cultive pas des laitues, mais des relations interpersonnelles.
Habitante du quartier Tetuan
Des agences d’architectes-urbanistes qui placent au cœur de leur projet la gestion collaborative et la participation citoyenne
Ces laboratoires citoyens ne sont pas nés à Madrid par hasard. Il existe un terreau intellectuel favorable aux expérimentations de ce type. De nombreuses agences d’architectes-urbanistes, créées dans la capitale espagnole, et qui travaillent aujourd’hui à l’international, ont développé une autre façon de penser et de fabriquer la ville, loin des standards de la planification urbaine : design des usages, participation des habitants, urbanisme open source, méthodologie agile, processus d’écoute active, importance du protocole participatif (sans préjuger du résultat), etc.
Il s’agit pour elles de créer des contextes, en fonction de chaque territoire, pour que les idées et les productions émergent à partir des communautés locales et de personnes extérieures qui enrichissent les points de vue, amènent de la contradiction, traduisent la production de contenus. C’est le cas des agences Basurama, Ecosistema urbano, Improvistos ou Paisaje Transversal.
Innover ce n’est pas balayer l’existant, mais rompre avec la “bulle locale”, des façons de penser fermées.
Jorge Toledo, Ecosistema urbano
[Pour ces collectifs], l’enjeu des villes de demain réside moins dans l’édification d’infrastructures majeures, que dans la mise en œuvre de processus de fabrication ouverts et aptes à créer du lien social et des communautés
Raphaël Besson
Vers une évolution des politiques publiques ?
Dès les années 2000, la municipalité de Madrid avait financé la création de nouvelles institutions culturelles, s’inscrivant moins dans la présentation d’œuvres que la production d’un art collaboratif, en lien avec le numérique, l’économie, les savoirs, et plus ouverts aux habitants. C’est le cas par exemple de la Casa Encendida, centre social, culturel et numérique ; de l’espace pluridisciplinaire dédié à l’art collaboratif Matadero ; ou encore du Medialab Prado (rebaptisé Medialab Matadero en 2021), référence européenne sur les cultures numériques.
Madrid semble préfigurer un certain nombre de transitions en matière de politiques publiques, même si c’est encore au stade de l’expérimentation.
Raphaël Besson
Il semblerait que la Ville de Madrid observe les initiatives de laboratoires citoyens avec intérêt et soit en train de penser une politique en lien avec eux, notamment grâce aux équipements existants (comme le Medialab Matadero). Si elle ne subventionne aucune initiative des laboratoires, la municipalité a signé des conventions d’occupation avec les collectifs, permettant l’occupation légale des terrains. On pourrait déplorer une certaine passivité et un désengagement des pouvoirs publics se déchargeant d’une partie de ses missions de service public sur la société civile. Mais d’un autre côté, une institutionnalisation ne serait-elle pas antinomique avec le principe même de ces initiatives ?
Par ailleurs, via certains de ses équipements culturels, la Ville peut jouer un rôle d’accompagnateur, proposant des plateformes de mise en réseau pour faciliter les échanges entre laboratoires ou développer des appels d’offre en lien avec ces initiatives. Le Medialab Matadero joue aujourd’hui ce rôle. L’institution s’est transformée pour devenir elle aussi un « laboratoire citoyen de production, de recherche et de diffusion des cultures numériques ». Son directeur, Marcos Garcia, le définit comme un « incubateur de communautés qui permet de connecter des personnes, des institutions, des disciplines et des univers très différents autour de projets communs et d’apprentissage mutuel ».
À Madrid, nous avons rencontré une société civile très engagée, revendiquant une participation active dans l’élaboration des politiques publiques et la production de communs. Dans ce cadre, les artistes sont des acteurs parmi d’autres dans la production de la politique culturelle et la fabrique culturelle de la ville. Ces transformations impliquent, pour les pouvoirs publics, de repenser les modèles et les pratiques sur le plan de la gouvernance et de l’organisation du travail (rompre avec les « silos »).
L’institution publique n’est pas là pour produire du chorizo à la chaîne Programmation « toute faite ». mais pour écouter les territoires et être des coproducteurs et des facilitateurs.
Juan Lopez Aranguren, Intermediae-Matadero