Œuvre d'art contemporaine en forme de serpent géant immergée dans la mer
Huang Yong Ping, Serpent d’océan, Saint-Brévin-les-Pins, œuvre du parcours Estuaire Nantes-Saint-Nazaire © Franck Tomps / LVAN

L’Observatoire – Depuis l’élan que lui a donné Jean-Marc Ayrault à partir de 1989, Nantes s’est imposée dans les décennies suivantes comme une ville particulièrement dynamique dans le domaine culturel. Vous avez été nommé il y a près d’un an à la direction de la Culture à la Ville de Nantes et à la Métropole, vous êtes donc bien placé pour évaluer comment s’articulent les compétences de ces deux institutions.

Nicolas Cardou – L’élan culturel nantais s’est sans doute constitué un peu plus tard que dans d’autres villes puisqu’un certain conservatisme a plané au cours des années 1980. Dans l’élan des années Lang, c’est bien avec cette vision conservatrice et anti-coopération que les équipes municipales de Jean-Marc Ayrault ont voulu rompre. Cela a généré une nouvelle conception du rôle de la culture dans l’espace public, où celui-ci devenait en lui-même un enjeu d’action culturelle – ce qu’ont très bien illustré la compagnie Royal de Luxe ou Les Allumées imaginées par Jean Blaise. Ces initiatives artistiques ont eu un impact considérable sur la ville : elle pouvait se projeter dans le monde entier, renouveler le théâtre de rue et se transformer en acteur culturel. Dans la même veine, se sont ensuite inscrits La Folle Journée (pour la musique), la biennale Estuaire (pour l’art contemporain), puis Le Voyage à Nantes. De nombreuses initiatives ont marqué progressivement l’identité culturelle nantaise et son ouverture sur le monde, notamment dans le cinéma et la littérature. Toutes ces manifestations ont pour point commun une réflexion territorialisée de l’art et de la culture, indissolublement liée à une approche internationale ou globale. Parallèlement, un tissu culturel parfois alternatif s’est affirmé. Je crois que l’histoire de la politique culturelle de la ville s’est déployée dans ce sillage avec un grand succès. Il faut cependant reconnaître qu’elle a parfois contribué, comme dans beaucoup de villes, à instaurer un certain clivage avec des acteurs alternatifs nourrissant un discours un peu dur à l’égard des institutions. C’est là toutes la problématique et la richesse d’une ville où il faut sans cesse concilier des stratégies d’acteurs culturels potentiellement contradictoires : accompagner ceux qui veulent sortir des murs ; soutenir ceux qui entendent y rester ; éclairer de nouvelles pratiques de l’espace public ; respecter des logiques plus patrimoniales. Relever le défi en proposant une réponse à entrées multiples, c’est ce qui fait de la politique culturelle un objet passionnant de politique publique !

Pour répondre à votre question concernant l’articulation des compétences entre Ville et Métropole, la Ville a en effet été au-devant des initiatives les plus marquantes, les plus visibles du territoire. La dynamique métropolitaine de ces deux dernières décennies s’est révélée globalement si intense que la perspective de mutualiser des services et de transférer des équipements culturels – comme les musées – apparaissait naturelle. La Métropole ne dispose pas aujourd’hui de compétences culturelles intégrant les politiques municipales. Pour l’instant, elle n’a affirmé son intervention spécifiquement culturelle qu’à travers les équipements de rayonnement métropolitain. On peut plutôt y voir une intention de rationalisation et de mutualisation qu’une stratégie culturelle stricto sensu. C’est ce qui nous attend demain : construire une perspective commune entre villes, en identifiant et en amplifiant les enjeux et moyens de coopération culturelle. Et de fait, un certain nombre de communes de l’agglomération (comme Saint-Herblain, Rezé, Bouguenais…) disposent de ressources historiquement identifiées et souvent complémentaires de l’offre nantaise.

Ce mouvement s’impose d’autant plus que nous ne sommes pas épargnés par les tensions que connaissent les grands ensembles urbains voués à la métropolisation. Comme ailleurs, nous sommes confrontés quotidiennement aux enjeux d’équilibre et de complémentarité entre des formats de politiques culturelles qu’il faut savoir interroger suivant l’évolution des besoins et des écosystèmes. La volonté de répondre aux exigences de la création artistique et de sa médiation, aux demandes de participation, comme aux enjeux d’interculturalité et de diversité produit des tensions, quelquefois des incompréhensions. Ce qui singularise l’expérience nantaise, c’est la façon dont nous faisons notre propre « dosage » entre ces différentes options. Cela nous oblige à être très attentifs et très présents sur le terrain, à comprendre les logiques de chaque projet et leur inscription locale, tout en suivant et respectant la constitution des réseaux. De fait, écrire une politique culturelle de ville, c’est peut-être d’abord assumer des contradictions qui, confrontées à une réalité et une projection de territoire, proposent ensemble une trajectoire, une vision.

Écrire une politique culturelle de ville, c’est peut-être d’abord assumer des contradictions.

L’Observatoire – Comment se joue cette prise en compte d’une territorialité culturelle avec les différents niveaux de responsabilité et de compétences des collectivités impliquées ? Comment être un peu plus audacieux ?

N. C. – L’un des éléments caractéristiques de ces dernières années, grâce à l’engagement de nouveaux élus, est la capacité à tenir en même temps un récit de ville constitué de projets communs marquants et fédérateurs et une inscription résolue et nouvelle des notions de « polycentralité » et de « mobilité inframétropolitaine »… sur un territoire qui doit accueillir plus de 10 000 habitants par an. Il y a désormais une attention politique forte – ce que Johanna Rolland appelle « l’alliance des territoires » – pour ne pas nourrir les tensions entre centre et périphérie, mais au contraire soutenir le principe de « mobilité inframétropolitaine », de singularité des identités de quartier. Le temps qui s’ouvre doit être celui de la complémentarité. La métropolisation incite donc à concevoir une nouvelle intelligence du territoire et elle offre de nouvelles marges pour les villes : la capacité à inventer ou renouveler leurs modalités de coopération.

Les dimensions territoriales et partenariales ne sont effectivement pas simples… ; mais en donnant sens et reconnaissance à chacun, cela peut aller de soi. Les enjeux de transversalité bousculent énormément les habitudes (en particulier administratives), mais fournissent des résultats réels. Nous n’aurions pas pu faire Le Voyage à Nantes sans une approche résolue de la transversalité, notamment entre culture et tourisme. De même, le travail commun avec l’enseignement supérieur permet de faire de l’École des beaux-arts un EPCC à l’échelle de la Métropole Nantes Saint-Nazaire, intégré dans le nouveau pôle universitaire Nantes Université. Le lien avec le développement économique autorise aussi à envisager la Cité des Congrès de Nantes comme un acteur culturel produisant des saisons musicales, en collaboration avec d’autres acteurs, et des évènements comme Les Utopiales (festival international de science-fiction) ou La Folle Journée. Des institutions comme le Lieu unique ont pu déployer de nouveaux évènements telles Les Géopolitiques de Nantes en s’associant à la politique internationale. En matière de patrimoine, le travail qui a été mené sur l’inventaire des rives de Loire ouvre un champ de réflexions et d’actions sur ce qui fait mémoire commune – par-delà les limites administratives municipales –, sur ce qui fait bassin de vie et peut-être demain une nouvelle politique publique métropolitaine.

Les métropoles sont nombreuses à s’interroger sur leur légitimité et leur pertinence à intervenir sur le champ culturel. Permettez-moi d’en tirer deux réflexions que votre ouvrage G. Saez, La gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, Paris, 2021. éclaire. Tout d’abord, cela montre la profonde hétérogénéité de modèles entre les métropoles qui ne fait qu’attester le caractère pluriel des politiques culturelles – du fait de sédimentations et réalités qui leur sont propres –, mais aussi qu’elles sont un révélateur puissant de la décentralisation. Ensuite, cela montre qu’elles ne s’appréhendent pas de la même manière selon qu’elles émanent d’élus au suffrage universel direct ou indirect. L’intercommunalité est la somme d’intérêts propres ; elle s’invente en matière de culture plus souvent par la négociation, par les coopérations spécifiques de quelques-uns et par des capillarités de compétences, plutôt que par une volonté politique unifiée – comme les municipalités en disposent. Mettre en musique cette volonté politique plurielle n’empêche pas d’y trouver sens et cohérence pour aboutir à des politiques métropolitaines opérantes et pertinentes.

L’Observatoire – Deux mouvements, sans lien apparent entre eux, sont en train de modifier profondément les politiques culturelles. Les droits culturels imposent en effet une redéfinition des objectifs, des pratiques, des lieux culturels tandis que le numérique transforme toute la chaîne de la création jusqu’à la réception en passant par des formats d’échange et de communication qui se multiplient. Comment abordez-vous ces enjeux ?

N. C. – Si l’on veut que les notions de reconnaissance des identités et des pratiques aient un sens, il faut partir du désir profond qu’expriment les acteurs culturels quand ils réinventent les formes d’action artistique et de médiation – comme on l’a vu durant cette crise sanitaire. La demande la plus exprimée concerne ce qui fait proximité. Il y a un désir évident d’être en lien étroit avec les habitants, de ne pas les abandonner à leur confinement, mais d’aller au plus près d’eux. Pour les acteurs culturels et les artistes, les effets de la crise sanitaire ont été ressentis comme une violente négation de ce qui fait leur mission : être en communion avec un public. Aussi certains ont-ils puisé dans leurs ressorts profonds pour montrer qu’ils pouvaient être là, sous les fenêtres ! On a vu ce désir de nouer de nouvelles relations se mettre en place, même si les meilleures conditions techniques de travail n’étaient pas réunies, même si cette pratique n’était pas habituelle pour certains d’entre eux. Les droits culturels, qui constituent un paradigme nouveau et incontournable, doivent être mis en mouvement avec des enjeux d’exigence et d’excellence ; c’est-à-dire que de la contradiction entre démocratisation et démocratie culturelle naissent les tensions et les dynamiques les plus fertiles – comme l’ont souvent démontré les périodes passées. Aujourd’hui, cela se matérialise avec l’attention portée, à juste titre, aux lieux intermédiaires, multifonctionnels, interstitiels, dans la mesure où y sont engagés des actions solidaires, des partages de savoir-faire, de nouveaux modes relationnels où les artistes sont souvent présents. La gamme est vaste : du garage solidaire au potager commun ou aux tiers-lieux dans toute leur diversité. Ils incarnent une façon de faire vivre la « polycentralité » de la Métropole.

Les problématiques de reconnaissance des pratiques et des identités sont naturellement voisines des questionnements posés par l’évolution des comportements et de la création artistique à l’heure du numérique. Face aux contraintes qui pèsent sur la production autant que sur la diffusion des œuvres, les institutions ne peuvent plus fuir leurs responsabilités. On ne peut pas dire qu’elles se soient précipitées – particulièrement au niveau européen –pour réguler ce domaine, alors même qu’elles tiennent un discours insistant sur la diversité ! 

À un niveau comme celui de la Ville de Nantes, les moyens d’action paraissent limités face aux forces telluriques des industries numériques. Pourtant, on peut agir en promouvant une « écologie de l’attention » (comme la nomme Yves Citton) qui viendrait contrebalancer l’« économie de l’attention », c’est-à-dire porter l’attention vers des éléments positifs, en faire une capacitation dans le regard et l’action sur le monde. Là encore, la proximité constitue une bonne approche. La « ville du quart d’heure » Le concept de « la ville du quart d’heure » défend l’idée d’une organisation urbaine permettant à tout habitant d’accéder à ses besoins essentiels de vie en quinze minutes depuis chez lui [NDLR]. peut aussi se penser comme une alternative aux grands médias de masse pour reterritorialiser ou « représentialiser » les pratiques culturelles. Redonner du sens à la matérialité des lieux qui tissent l’espace des villes, c’est donner toute leur place aux stratégies micro-territoriales en prenant garde toutefois aux possibles enfermements et en veillant à accorder l’action des différentes collectivités à toutes les échelles territoriales impliquées.

Nous sommes donc devant un double défi : d’une part, la fécondation des droits culturels par la proximité, le « présentiel » et le numérique – ce qui conduit, par exemple, à redimensionner le rôle des bibliothèques qui sont en première ligne dans l’éducation aux médias, aux images et aux sons – ; et d’autre part, rendre vivante la chaîne de coopération depuis les micro-territoires jusqu’à la Métropole et, au-delà, dynamiser la relation Métropole/Département/Région. Il est plus que jamais indispensable que s’organise et s’exerce l’esprit fondateur de la décentralisation (la complémentarité de responsabilités entre les institutions publiques) pour que la culture continue de nourrir le projet démocratique et républicain et, à fortiori dans le contexte actuel, pour qu’elle en préserve la permanence et la vitalité.