Ambiance conviviale aux « Assembly Festival Gardens », village provisoire qui laissera place à une infrastructure culturelle de l’université de Coventry, annoncée par le slogan « Bienvenue dans notre communauté globale ». Photo : © Cécile Doustaly, août 2021

Exposition universelle de 1851, Festival of Britain 1951, Olympiade culturelle 2012, villes ou capitales de la culture, le Royaume-Uni a développé une longue expertise dans la réalisation de grands évènements culturels multiscalaires et multi-objectifs visant le développement urbain. Les structures organisatrices créées ad hoc sont souvent de statut privé ou associatif, à distance du pouvoir – ce qui est courant dans le secteur de la culture au Royaume-Uni. Elles sont rompues au marketing tout autant que conscientes des besoins d’une planification sur le long terme, en décalage avec le temps court des mandats politiques. Néanmoins, les méthodes durables sont plus complexes à mettre en œuvre et parfois plus coûteuses, en particulier pour des villes petites et moyennes C. Doustaly, travaux .

Après une présentation du cadre national des « UK City of Culture », cet article analyse les enjeux en présence à la lumière des deux dernières lauréates, Hull 2017 et Coventry 2021 – deux villes moyennes relativement démunies et en déficit d’attractivité, gérées par des municipalités travaillistes depuis plus d’une décennie.

Le programme national « UK city of culture »

À la suite de Liverpool, « Capitale européenne de la culture » C. Doustaly, S. Nail, « Liverpool : Radiographie d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco », dans A. Chenevez, et al. (dir.), L’invention de la Valeur Universelle Exceptionnelle de l’Unesco. Une utopie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2014 en 2008, le gouvernement travailliste, convaincu des effets positifs de l’approche évènementielle, décida d’organiser une compétition tous les quatre ans afin de nommer une « UK City of Culture ».

Du fait des politiques d’austérité mises en place par le nouveau gouvernement conservateur (élu en 2010), le programme fut souvent menacé de suppression – comme son ministère de tutelle, le Department for Digital, Culture, Media and Sport (DCMS) – et les subventions locales en faveur de la culture furent réduites de moitié. Cependant, le vote en faveur du Brexit (en 2016) inversa la donne financièrement et symboliquement, car le Royaume-Uni fut exclu du programme européen alors même qu’une ville britannique devait obtenir le titre en 2023. La politique de rééquilibrage des inégalités territoriales, initiée par Boris Johnson à son arrivée comme Premier ministre en 2019, a également conforté le programme britannique.

En 2021, le secrétaire d’État du DCMS, Oliver Dowden, déclarait que les trois villes ayant reçu ce prix « prestigieux » avaient su démontrer les effets « transformateurs et catalyseurs » de la culture, citant des bénéfices « énormes » : attirer des millions de visiteurs et d’investissements, créer des emplois, renforcer la fierté et la cohésion locale, valoriser la ville auprès du pays et du monde entier. Ces perspectives, dans un contexte de pénurie aggravée par la crise du Covid-19, ont encouragé un nombre record de vingt villes, conurbations et régions à déposer un prédossier en vue de l’édition 2025, d’autant que celles présélectionnées étaient alors dotées de 40 000 livres sterling afin de monter leur candidature.

Sans l’expliciter, le ministère exerce ici un pilotage à distance du secteur par le biais d’un appel à projets sur objectifs, outil caractéristique du nouveau management public. Il s’agit de pousser les villes à développer des partenariats de collaboration et de financement avec les secteurs privé, associatif et public. Il encourage d’ailleurs les villes candidates qui n’ont pas remporté le titre à décliner leur projet sous la forme d’une stratégie culturelle à plus long terme UK government, 08-2021 ; C. Doustaly, travaux, ibid. .

Hull 2017, une réussite fragile

En 2013, quand les médias nationaux raillaient la victoire de Hull à la compétition des « UK City of Culture », au motif que la ville ouvrière n’avait pas d’atouts culturels suffisants, ses habitants accueillirent avec fierté cette revanche du « nord populaire ».

L’évaluation de Hull 2017 (publiée en 2021) permet de mieux saisir la complexité organisationnelle de ces projets qui soulèvent tant d’attentes. Coordonnée par le Centre spécialisé en politiques culturelles et urbaines de l’université de Hull, dirigé par Franco Bianchini, elle s’appuya sur un état de l’art complet des évaluations (notamment celles utilisées pour les JO de Londres en 2012 C. Doustaly, G. Zembri-Mary, “The Role of Heritagization in Managing Uncertainties Linked to Major Events and Mega Urban Projects: Comparing the Olympic Games in London (2012) and Athens (2004)”, dans M. Delaplace, et al. (eds.), Hosting the Olympic Games. Uncertainty, Debates and Controversy, London, Routledge, 2019. ). Elle conclut que la ville avait rempli ses objectifs principaux, grâce à un financement mixte (90 millions de livres sterling d’investissements directs, dont un tiers de mécénat), en associant un programme de rénovation urbaine et d’investissements indirects (200 millions de livres sterling) à 2 800 évènements culturels diversifiés (activités, installations, expositions, concerts, etc.) qui attirèrent plus de 5,3 millions de participants, locaux et au-delà : 90 % des résidents participèrent à au moins un évènement quand la ville connut aussi une hausse de 10 % de la fréquentation touristique. La couverture médiatique fut jugée importante et les enquêtes révèlent que la ville réussit à améliorer son image, à la fois auprès de ses habitants et à l’extérieur (pour 75 % des répondants). Neuf habitants sur dix considéraient que le programme avait eu un impact positif sur leur ville.

L’évaluation fait un bilan global positif, cependant fragile face à la situation locale de pauvreté structurelle. L’effet rebond, en partie inévitable, s’exprima en 2018 par une baisse caractéristique de la fréquentation culturelle et du moral. Hull ne fut ni transformée en « destination touristique mondiale », attirant nombre de nouveaux habitants et capitaux – comme l’annonçait la stratégie culturelle de la ville (dans la lignée de la théorie de la classe créative de Florida) –, ni bénéficiaire d’un public bien plus fourni pour la culture (6 % de fréquentation supplémentaire seulement).

L’évaluation conclut que les communautés les plus démunies et issues de minorités ethniques exprimèrent peu d’intérêt, et que les écoles auraient pu être davantage impliquées. En effet, si le programme valorisait la culture populaire de Hull, de la musique au sport, la stratégie des organisateurs de privilégier les messages positifs se retrouva parfois en décalage avec les réalités ou le patrimoine local. Des scories furent ainsi effacées des biographies de grandes figures de la ville mises en avant par l’évènement, comme le député William Wilberforce – certes héraut de la lutte contre le commerce triangulaire et l’esclavage, mais opposé au suffrage universel et à l’extension des droits ouvriers. La capacité des artistes à porter un discours alternatif permit néanmoins d’explorer des mémoires moins visibles ou consensuelles, notamment ouvrières.

Certains critiques firent donc le constat d’un évènement qui ne bénéficiait pas aux plus démunis, pesait lourdement sur le budget de la municipalité et illustrait les effets pervers des partenariats publics/privés (collectiviser les pertes en privatisant les profits). Cependant, le principe même de ces appels à projets est de créer une occasion pour convaincre des investisseurs qui ne l’auraient pas été autrement. S’ouvre ainsi aux municipalités l’alternative (parfois plus durable) de se limiter à une stratégie culturelle ambitieuse et partagée. Franco Bianchini met en outre en garde contre la tentation de vouloir répliquer un modèle et considère que l’utilité principale de ces grands évènements est de permettre à la ville concernée d’explorer sa culture dans sa dimension unique et dynamique en regard des enjeux de son développement urbain Hull City Council, Cultural Strategy, 2016 ; CPPI (Culture, Place and Policy Institute – University of Hull), Cultural Transformations, 2021 ; Y. Béliard, “Heaven for Hull? From ‘crap town’ to UK City of Culture 2017”, Books and Ideas, 2018. .

Coventry 2021 : l’évènementiel en temps de pandémie

Coventry est une ville populaire, jeune et multiculturelle qui compte un tiers de minorités ethniques et deux universités en pleine expansion, accueillant de nombreux personnels et étudiants étrangers. Avec davantage d’habitants en difficulté que la moyenne nationale, elle souffre cependant de la comparaison avec ses voisines (Birmingham et Leamington Spa).

La municipalité de Coventry a investi 250 000 livres sterling en 2015 pour concourir au titre de « UK City of Culture », en partenariat étroit avec le secteur culturel, universitaire et des entreprises du secteur privé. Le projet fut nourri par une vaste recherche préliminaire quantitative et qualitative (collecte de données et consultation publique) et articulé aux stratégies sociale, économique et culturelle de la ville. Le processus de décision devait reposer sur les trois grands principes visant à accompagner le changement : « coconstruction, inclusivité et durabilité ».

La version définitive du cadre de l’évaluation (le plus complet à ce jour, piloté par Jonothan Neelands, université de Warwick), étudie quatre impacts : gains sociaux, prospérité économique, ville globale et connectée, ville pionnière et tournée vers l’avenir. Les objectifs locaux d’égalité accrue entre les citoyens et d’accès à la culture seront difficiles à évaluer. Le programme-cadre, moins commercial et international qu’à Hull, se déclinait en quatre thèmes principaux : « Être humain », « Explorer la marge », « Se réinventer », « Bouger ». En partie cocréé avec les habitants, bien résumé par le slogan « Nous sommes Coventry », il était d’une grande diversité et laissait un espace au réexamen collectif de la culture matérielle et immatérielle locale, y compris dans ses aspects sombres ou marginaux, dans un contexte global de libération de la parole. Cependant, après la joie consécutive à l’obtention du titre en 2017, l’attente du programme détaillé, présenté au compte-gouttes par une équipe organisatrice surexposée, refroidit l’ardeur générale.

À la suite de la pandémie de Covid-19, l’évènement fut repoussé pour se dérouler de mai 2021 à mai 2022. Le rapport d’évaluation intermédiaire à six mois rappelle ce défi organisationnel, avec son lot de retards de construction, les modifications de sa programmation (2 % seulement d’artistes étrangers), sa moindre fréquentation (une quasi-absence de touristes, mais aussi de visiteurs de la région), sa pénurie de volontaires (moitié moins qu’à Hull). Ceci engendra des pertes financières, aggravées au Royaume-Uni par le fait que les mécènes conditionnent leurs aides à des objectifs à atteindre (notamment en nombre de participants). À six mois, Coventry 2021 a enregistré environ cinq fois moins de visites (213 500 physiques et 260 000 en ligne) que Hull 2017.

Pousser davantage la comparaison avec des éditions précédentes n’aurait pas de sens, d’autant que certaines réussites à mi-bilan semblent déjà se dessiner. Elles s’expliquent par la vision de l’évènement comme étape d’une stratégie culturelle à dix ans :

  • Secteur culturel : participation de 1 500 artistes locaux ; renforcement des capacités dans le secteur culturel, notamment par des partenariats nationaux (Royal Shakespeare Company) ; gestion des risques ; conception d’évènements en ligne ou en extérieur ; intégration accrue des universités à leur territoire : évaluation comme à Hull, mais aussi projets de recherche et coproduction du programme (l’université de Warwick organise même un festival sur son campus).
  • Publics et participation : un tiers du programme cocréé avec les communautés locales ; participation significative des écoles (83 %) et des publics défavorisés (43 % des billets) ; implication des quarante-deux quartiers (quand Liverpool 2008 privilégiait le centre-ville) ; 40 % d’évènements gratuits. Les enquêtes relèvent une appréciation de la programmation et une fierté locale accrue.
  • Impact socio-économique et rénovation urbaine : 172 millions de livres sterling d’investissement dans les infrastructures culturelles ; 500 millions injectés dans la rénovation urbaine ; objectif atteint de 82 emplois directs ; 1 500 emplois indirects ; présence médiatique supérieure aux attentes C. Doustaly, entretiens avec différents chercheurs et acteurs ; invitation au Centre for Cultural and Media Policy Studies (2020-2022) – mes remerciements particuliers à Vishalakshi Roy et Jonothan Neelands, université de Warwick. J. Neelands, A. Dixon, V. Roy, Coventry Cultural Strategy 2017-2027, 2016 ; CCCT (Coventry City of Culture Trust), Performance Measurement and Evaluation Interim Report, 2022. .

Les apports durables de Coventry 2021 semblent relever d’une bonne articulation entre les investissements d’infrastructure et des politiques culturelles plus stratégiques et durables, en adéquation avec les attentes des habitants et les besoins socio-économiques locaux.

Conclusion

Dans un contexte où la culture fait face à une crise mondiale et où des villes au Royaume-Uni – y compris parmi les plus aisées – envisagent de supprimer totalement leurs subventions à la culture, le programme « UK City of Culture » ne peut constituer une compensation, mais au mieux un rattrapage. En outre, l’adhésion locale est difficile à garantir, quand les risques de marchandisation et de gentrification sont réels. Les médias populaires britanniques, traditionnellement hostiles au financement public de la culture, ne manquent pas de s’en faire l’écho.

Qu’il s’agisse des « Capitales européennes de la culture » ou des « UK City of Culture », ces titres sont cependant une rare occasion pour une municipalité d’approcher les enjeux urbains à partir du prisme culturel. Leur réussite repose sur une cocréation ménageant les différentes parties prenantes et conciliant des objectifs parfois contradictoires. Si l’implication des habitants dans les décisions locales est entrée dans les pratiques, c’est un travail complexe qui peut aisément être instrumentalisé. Pour construire, mener et évaluer leurs stratégies, labellisations et grands évènementiels culturels, les villes britanniques connaissent désormais l’utilité d’un travail réflexif sur ce qui les distingue des autres et sur ce qui compte culturellement localement, avant toute projection sur un plan national ou international.

La culture est ici méthode et processus, plutôt que simple outil ou évènement pour aborder autrement les défis des changements culturels, sociaux, économiques mais aussi démocratiques d’une ville, tout en lui permettant de se repositionner au sein de réseaux « glocaux » compétitifs C. Doustaly, Heritage, Cities and Sustainable Development, Interdisciplinary Approaches and International Case Studies, Brussels, Peter Lang, 2019 ; J. R. Gold, M. M. Gold, Festival Cities, Culture, Planning and Urban Life, Routledge, 2020. .

Article paru dans l’Observatoire n°59, avril 2022