Depuis début 2006, Nantes Métropole, avec six autres villes européennes (Aachen, Angers, Eindhoven, Huddersfield, Rennes, Utrecht), pilote le projet européen baptisé ECCE (Developing Economic Clusters of Cultural Entreprises). Son objectif : stimuler la croissance économique et la création d’emplois dans le secteur culturel en créant un nouvel axe de développement au carrefour de la culture, des technologies et de l’économie. Situé au cœur du grand projet urbain de l’Île de Nantes, le quartier de la Création, cluster culturel en émergence, vise à réunir sur un même site les secteurs de l’industrie créative mais aussi l’université et la recherche pour créer des collaborations inédites et fécondes. Outre l’enjeu économique, quel est le potentiel d’un cluster culturel pour le développement d’un territoire ? Et comment prolonge-t-il les grands axes de la politique culturelle nantaise ? Jean-Louis Bonnin, directeur du projet ECCE mais aussi conseiller culturel du maire de Nantes et Olivier Caro, chef du projet « Quartier de la Création » répondent à nos questions.
L’Observatoire – Nantes Métropole porte un important projet intitulé « Quartier de la Création », comment est-il né ?
Jean-Louis Bonnin – Le projet « Quartier de la Création » est issu d’un long cheminement de projets culturels et d’une prise de conscience assez précise du rôle économique de la culture. Mais il ne pouvait avoir de réalité que par une vision transversale globale entre le projet de développement urbain et l’évolution des projets culturels intégrant de plus en plus leur insertion dans l’espace public, dans l’aménagement urbain de la ville, de Nantes Métropole et du territoire de l’Estuaire (Nantes/Saint-Nazaire).
À la fin des années 1990, alors directeur culturel de la ville, j’étais souvent sollicité par de petites entreprises de « tourneurs », agents artistiques, sociétés de disques, de communication culturelle, maisons d’édition, entreprises artisanales liées au patrimoine ou entreprises techniques du spectacle vivant qui souhaitaient une aide de la ville, un accompagnement dans leur développement. Nous ne pouvions pas alors soutenir, par le biais de subventions, ce secteur privé, tout en sachant leur importance dans l’accompagnement des artistes, leur rôle dans le foisonnement artistique et créatif de la ville. Mais ces mêmes entreprises (de trois à six salariés la plupart du temps) n’étaient pas reconnues par les services économiques de la ville, par la Chambre de Commerce et d’Industrie, par les banques, pour les aider dans leur développement, pour leur accorder des prêts selon les différentes phases de leur projet d’entreprise. Ils représentaient des « niches économiques » trop petites pour tous ces partenaires.
La grève des intermittents en 2003 a révélé le rôle économique direct ou indirect de ce secteur et nous a incité à mener des études sur la place économique et l’emploi que représentait ce secteur dans la métropole et la région. Dans le prolongement de ces enquêtes, qui faisaient apparaître, en 2003, que 176 entreprises privées dans le secteur technique représentaient 2 680 emplois et un chiffre d’affaires de près de 53 M€, auxquels il fallait ajouter les emplois dans le secteur culturel public, ce qui situait la région en troisième position nationale, après Rhône-Alpes et l’Île-de-France, nous avons décidé d’ouvrir un nouvel axe de travail autour de l’implantation de PME culturelles ou créatives et rechercher de nouvelles formes d’accompagnement de ces entreprises. Dans ce cadre, nous avons déposé en 2005 un projet auprès de la Commission Européenne, appelé ECCE (Developing Economic Cluster of Cultural Entreprises) regroupant les villes d’Aix-la-Chapelle, Eindhoven, Utrecht, l’agence anglaise CIDA (Creative Industries Development Agency) implantée à Huddersfield et les villes de Rennes et Angers.
Une métropole doit s’engager dans une politique qui lui permette de se positionner parmi les “villes créatives” dans le cadre d’une société de la connaissance de plus en plus internationale.
Nous avons donc croisé, avec ces villes, nos analyses sur l’impact économique du secteur culturel dans le développement des territoires, sur les conditions d’accueil de petites et moyennes entreprises, et la création de filières culturelles dans nos régions, principalement dans les grandes villes.
L’Observatoire – Quels axes de travail avez-vous privilégiés ?
Jean-Louis Bonnin – Nous avons développé quatre grands axes de travail :
- Comment valoriser et faire prendre conscience du poids économique, des emplois du secteur culturel auprès des pouvoirs publics, des Chambres de Commerce, des banques ?
- Comment organiser la relation avec les banques et développer des systèmes de prêts ou microcrédits pour ces entreprises ?
- Comment intégrer dans les formations supérieures – écoles d’art, d’architecture, de design, etc. – des formations, des informations sur la création d’entreprise, le marketing, la vente des productions ?
- Comment créer les conditions de développement d’un « district culturel », la création de filières dans la formation, la recherche, la production et la distribution, etc., tout en tenant compte des spécificités du secteur créatif et artistique ?
Aujourd’hui le programme ECCE a obtenu de nouveau le soutien de l’Europe et les villes de Cardiff, Stuttgart, Birmingham et Dublin ont rejoint ce réseau. Dans chacune de ces villes existe une structure de conseil, d’interface entre le milieu créatif et l’environnement économique de la région, et la volonté de créer des espaces d’accueil pour les PME culturelles.
Olivier Caro – Ces réflexions sur le rôle économique de la culture ont croisé le projet urbain de l’Île de Nantes. La Samoa (Société d’aménagement de la métropole Ouest Atlantique), maître d’ouvrage du projet urbain a très tôt porté l’idée d’une construction partagée de ce projet avec les acteurs culturels. Ce dialogue entre la dynamique culturelle du territoire et le renouvellement urbain a notamment été à l’œuvre dans la revitalisation du site des anciens chantiers navals, à l’ouest de l’Île.
L’accueil d’initiatives relevant des métiers de la culture à l’ouest de l’Île est devenu un axe particulier du projet urbain. Les Machines et l’Atelier Galerie, la construction d’un équipement dédié aux musiques actuelles et à la création numérique, ou les réalisations de la biennale Estuaire ont permis de créer une « atmosphère culturelle » dans la partie ouest de l’Île, sur laquelle s’appuie le développement des activités du quartier de la Création.
L’Observatoire – Ce projet s’inscrit dans le prolongement de la politique culturelle menée à Nantes depuis vingt ans, mais ne préfigure-t-il pas aussi un changement de conception consistant à passer d’une politique culturelle à une politique économique de la culture ?
Jean-Louis Bonnin – Ces projets culturels et d’aménagement urbain ont favorisé une réflexion collective sur la nécessité de créer un pôle de développement autour des formations et de la recherche artistique et l’implantation de PME culturelles. Nous ne pouvons pas dire aujourd’hui que nous sommes passés d’une politique culturelle à une politique économique de la culture. Mais je crois qu’il y a une véritable conscience du rôle économique du secteur créatif et qu’une métropole doit s’engager dans une politique qui lui permette de se positionner parmi les « villes créatives » dans le cadre d’une société de la connaissance de plus en plus internationale.
Nous sommes aujourd’hui engagés dans des réseaux de créateurs, d’économistes, de chercheurs A. C. Fonseca, P. Kageyama (dir.), Creative City Perspectives, préface de C. Landry, ouvrage en téléchargement gratuit. internationaux autour de cette thématique du rôle du secteur créatif, de son pouvoir d’attractivité, de la qualité de vie, de l’environnement dans le développement des territoires. Par exemple l’ensemble du projet « Quartier de la Création » est suivi par le philosophe Bernard Stiegler et son association Ars Industrialis.
L’Observatoire – Quels sont les partenariats en présence sur le projet ?
Jean-Louis Bonnin – Les partenariats sont nombreux et complexes. Mais là réside la force de ce projet, la capacité à mobiliser des milieux différents, trop souvent cloisonnés : les pouvoirs publics (collectivités locales et État), le secteur de l’enseignement (l’école d’architecture, l’école des beaux-arts, l’école de design, les écoles de graphisme et de l’imprimerie, Sup de Co, et l’université comme principal interlocuteur), le secteur des entreprises privées qui viennent s’implanter sur le site, la Chambre de commerce, etc.
Olivier Caro – Le projet urbain fonctionne dans une logique d’accueil. Le quartier de la Création favorise les initiatives de toutes sortes dans le champ de la culture et de la création. L’opportunité de s’y regrouper et d’y développer des projets fait naître des partenariats inédits sur le territoire. À titre d’exemple, le lieu d’exposition du Hangar à bananes, que nous gérons, a été l’occasion d’un travail entre le FRAC et l’école des beaux-arts. L’école va y inventer avec le FRAC de nouvelles unités pédagogiques autour de la régie d’exposition et de la médiation.
Dans un autre registre, nous avons favorisé, depuis 2006, l’installation d’artistes et de très petites entreprises du secteur de la création au sein des anciennes halles industrielles d’ALSTOM. Cinquante entreprises et une quinzaine d’artistes y construisent un milieu en réseau qui constitue pour eux une sorte d’écosystème. Le quartier se développe à partir des partenariats qui émergent et des réalisations qui naissent, à l’envers d’une programmation trop rigide. Le quartier de la Création se construit dans une logique de décloisonnement entre disciplines et entre types d’acteurs. Les écoles d’architecture et des beaux-arts imaginent actuellement un master de design avec l’université. Entreprises et établissements d’enseignement supérieur construisent avec la région une plateforme de recherche et d’innovation sur les croisements entre matériaux et design.
Le projet urbain joue le rôle d’une matrice, où les stratégies des acteurs viennent converger et se mettre en réseau.
L’Observatoire – Le quartier de la Création est un cluster culturel, c’est-à-dire un ensemble d’entreprises, d’institutions, d’individus dont le regroupement sur un site ou le fonctionnement en réseau sont censés développer l’inventivité collective, le bouillonnement créatif et l’innovation. Comment organise-t-on concrètement cette mise en synergie ? Y a-t-il un chef d’orchestre ?
Jean-Louis Bonnin – C’est effectivement l’un des enjeux dans l’avenir de décider d’une forme de gouvernance du projet qui, à la fois, respecterait l’autonomie, le parcours et les enjeux de chaque institution tout en préservant et en favorisant une démarche collective, l’organisation souple de réseaux intra-institutions. Les réflexions de John Hawkins sur le management dans les « villes créatives » sont à ce titre très intéressantes et montrent les nombreux obstacles de nos modes de fonctionnement très cloisonnés et pyramidaux de nos institutions françaises, peu ouvertes à l’émergence et à l’innovation (ce serait en soi un sujet de dossier). Pour l’instant, dans la phase d’élaboration et de mise en œuvre notamment urbaine du projet, la Samoa est responsable de la coordination et de l’ensemble des chantiers par délégation de Nantes Métropole.
Auprès du maire, deux élus suivent l’ensemble du projet : Yannick Guin, vice-président de Nantes Métropole chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche et Patrick Rimbert premier adjoint à la ville de Nantes chargé notamment des grands projets urbains et de la politique de la ville. Enfin, chaque projet a un responsable. Ainsi pour l’implantation de l’école des beaux-arts qui vient de passer d’une régie municipale en EPCC et qui sera au cœur du projet, son directeur assurera auprès de la Samoa et de Nantes Métropole le suivi du chantier (9 200 m2) ; l’ouverture de la nouvelle école étant prévue en 2013.
Il nous faut trouver une dynamique économique qui intègre de nouveaux rapports économiques et d’échanges, préserve la diversité culturelle et l’implication des citoyens.
L’Observatoire – Bien que la France soit un peu en retard sur ses voisins européens qui ont déjà créé des modèles de clusters culturels proches de celui-ci, la tendance semble s’accélérer dans les grandes métropoles françaises. Le cluster nantais a-t-il une spécificité ?
Jean-Louis Bonnin – Non, au sens où nous pouvons dire que Saint-Étienne s’est engagée dans une réflexion spécifique sur le design et qu’il en est de même dans de nombreuses villes européennes. Notre axe de travail est autour de l’art et des modes de vie, de l’écoconception et du design, avec un pôle de médiation important en direction des publics dans les domaines des arts, des sciences et des techniques. La multiplicité des lieux de formation et de recherche indique notre volonté de transversalité maximum, de création de pôles de connaissance et d’innovation.
La part de veille technologique est importante, notamment dans la recherche de partenariats au niveau international. Pour ce qui me concerne, je suis très attentif aux réflexions et aux échanges avec des établissements de villes asiatiques, notamment japonaises comme Yokohama, qui sont engagées dans les processus de villes créatives et qui ne développent pas d’axe spécifique unique. Il est vrai que les pays anglosaxons ont une certaine avance liée à une conception de la culture plus large et ouverte que les domaines jusqu’ici couverts par les politiques culturelles du ministère de la Culture ou des collectivités, leur rapport au marché, à l’économie libérale, est différent.
Il nous faut trouver une dynamique économique qui ne remette pas en cause les fondements et les valeurs liés à notre histoire culturelle, mais intègre de nouveaux rapports économiques et d’échanges, préserve la diversité culturelle et l’implication des citoyens.
L’Observatoire – En créant un lieu où l’on fait converger différentes disciplines universitaires, ne craignez-vous pas que ce quartier devienne un immense campus coupé de la société civile ? Associez-vous les Nantais à la mise en œuvre de ce projet ?
Jean-Louis Bonnin – Des rencontres de concertation régulières ont lieu avec les habitants et les associations. Plusieurs projets de l’île de Nantes seront en réseau avec d’autres lieux de la ville. Ainsi la Fabrique sera en réseau avec d’autres « fabriques », espaces de travail dans les quartiers de Nantes (Dervallières, Bellevue…). Nous engageons un travail sur la place des pratiques « amateur » (au sens de contributeur comme le définit Bernard Stiegler), sur le nouveau rôle des consommateurs/producteurs ou consommateurs/prescripteurs (web2.0) ce qui suppose une forte implication citoyenne dans les processus de création notamment avec l’apport des nouvelles technologies. Les « espaces pépinières » ou « incubateurs d’entreprises » ne seront que des passages pour les entreprises qui devront trouver un nouveau site dans la métropole ou la région, en fonction de leur développement. Enfin, les espaces de médiation, d’expositions seront ouverts aux habitants, et dès maintenant nous avons des réunions avec des responsables d’associations ou d’entreprises.
Olivier Caro – Le quartier de la Création s’installe dans un quartier habité où plus de 500 logements ont été construits ces dernières années. Il est un « projet dans le projet ». L’Île de Nantes vise à développer la ville sur elle-même, et comprend la création de logements, de locaux d’activités, dont les métiers de la création ne sont qu’une composante. Le projet de transfert de l’hôpital sur l’Île est par exemple à l’étude et représente à lui seul près de 300 000 m2. Le projet de l’Île de Nantes vise le mélange des activités et des populations et le quartier de la Création ne correspond donc pas à l’image que nous avons des campus en France. L’enjeu des établissements qui convergent sur l’Île réside justement dans une plus grande ouverture sur la ville et ses habitants. La nouvelle école d’architecture incarne cette métamorphose. Elle offre une place publique de plus de 1 000 m2 sur son dernier étage et multiplie les conférences et expositions ouvertes au plus grand nombre, depuis sa mise en service il y a un an.
Le quartier de la Création existera bien au-delà des seuls établissements d’enseignement supérieur. Dans les halles ALSTOM réside une grande diversité d’acteurs qui préfigurent la richesse et le foisonnement que nous souhaitons développer : un luthier d’art voisine avec un photographe professionnel. Nous accueillons également Terra Eco, le magazine du développement durable. Des architectes ou Euradionantes (radio en langues européennes) sont présents aux côtés de structures liées aux musiques actuelles comme le collectif Bar Bar.
Au-delà des grandes institutions qui feront la richesse de ce quartier et sa capacité à exister sur le plan international, il existe donc un enjeu à entretenir un tissu d’acteurs plus petits, qui garantit une percolation et une continuité avec la société civile et les acteurs de la ville. Enfin, Jean-Louis soulignait le travail engagé avec Ars Industrialis et Bernard Stiegler. L’enjeu du quartier de la Création et de la dynamique d’acteurs à l’œuvre résidera tout autant dans sa transcription urbaine que dans le développement d’une infrastructure technologique susceptible d’irriguer le territoire. Au titre du projet urbain, nous avons missionné Ars Industrialis pour avoir la capacité d’aborder ces deux questions de manière continue.
L’Observatoire – Avez-vous prévu de faire une évaluation en continu des retombées qu’aura créée l’émulation créative de ce quartier ? Sur quoi porterait-elle ?
Jean-Louis Bonnin – Nous avons fixé des objectifs pour 2014 / 2015 en nombre d’étudiants, de formations, de pôles de recherche et de valorisation économique avec des objectifs d’emplois.
Olivier Caro – Ce travail a déjà commencé, notamment dans l’évaluation des processus à l’œuvre entre locataires des halles ALSTOM. Nous avons accueilli l’équipe de Dominique Sagot-Duvauroux durant l’été, avec qui nous étudions les coopérations et synergies qui naissent du partage d’un lieu comme les halles. Cette étude nous sert à imaginer de nouveaux projets et de nouvelles formes d’hébergement à mettre en œuvre au sein du quartier. La biennale Estuaire, imaginée par Jean Blaise, nous a montré comment la création pouvait, sur les territoires, être la source d’un nouveau développement, qui ne se limite pas à une approche économique. Ces enjeux sont très présents dans le modèle de développement que nous souhaitons faire émerger du projet de quartier de la Création, ils sont également à l’origine de l’engagement de nombre d’acteurs dans cette démarche, y compris économique. Cette logique, très présente dans les analyses de Ars Industrialis, qui laisse une large place à la mise en culture du territoire dans les logiques de développement, est à n’en pas douter un nouveau champ ouvert pour la mise en œuvre de nos futurs indicateurs.
Article initialement publié dans l’Observatoire no 36, hiver 2009.