En 2022, les mangas représentaient 36 % du volume des réservations réalisées par les jeunes via le pass culture. © Frédéric Bisson / FlickrCC BY

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Un rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC) a été rendu public qui montre, grâce à une enquête du CSA, que la proportion de jeunes ayant téléchargé l’application varie de 87 % chez ceux issus de parents diplômés du supérieur à 67 % chez ceux dont les parents ont le certificat d’études primaires. La technologie ne fait pas disparaître les inégalités sociales face aux pratiques culturelles. Le goût pour la lecture, le cinéma, les concerts prospère davantage dans les familles qui s’intéressent à ces domaines et ont les moyens de s’y repérer et peuvent (doivent) exprimer leurs pratiques dans leurs relations de sociabilité. Le rapport conclut à « l’existence d’effets d’aubaine ».

C’est indéniable, mais l’argument est étonnant car il vaut pour toute action culturelle. N’y a-t-il donc aucun effet d’aubaine dans l’offre des institutions culturelles ? Si la démocratisation de la culture est l’objectif des musées, comment justifier alors que la part des publics diplômés dans ces établissements soit 3,8 fois plus importante que celle des moins diplômés en 2018 (2,8 fois plus en 1973) ? Et bien sûr cela vaut pour tous les équipements culturels. Si l’élargissement des publics est la vocation de l’Opéra de Paris, que penser de l’âge moyen à 45 ans et de la surreprésentation des très diplômés et des Parisiens dans le public ?

Et, puisque le livre est le premier bien acquis par les jeunes grâce au Pass culture, relevons son importance dans la démocratisation de la fréquentation des librairies. Les données de l’enquête de LObSoCo (L’Observatoire Société et Consommation) montraient que seulement 12 % des 18 ans et plus sans diplôme fréquentaient les librairies. Cette proportion est sans nul doute largement inférieure à celle des jeunes issus de parents non diplômés ayant franchi les portes d’une librairie grâce au Pass culture. Le dispositif permet donc aux libraires de voir des jeunes qu’ils ne verraient pas sans et qui ne sont pas familiers de ce lieu. Et 87 % du panel des libraires interrogés pour l’Observatoire de la librairie considèrent que les jeunes qui utilisent le pass Culture sont un nouveau public. Et d’ailleurs, l’étude d’avril 2023 Le livre sur le pass Culture montrait que 48 % des utilisateurs qui ont réservé un livre avec le Pass culture ont déclaré avoir découvert un lieu d’achat ou d’emprunt de livres en allant retirer leur réservation.

Le Pass culture ne permet sans doute pas beaucoup de renouvellement des publics des institutions culturelles légitimes et d’ailleurs les réservations de spectacles vivant ne représentent que 2 % des dépenses faites par les jeunes. En revanche, s’agissant du livre et de la lecture, il alimente le maintien du rapport des jeunes à cette pratique.

Un coût élevé ?

Le Pass culture est plébiscité par les jeunes. 81 % de la génération 2004 a utilisé une partie de la somme disponible et plus de la moitié au moins 285€ sur les 300€ disponibles. Fin août 2023, ils étaient 3,2 millions à avoir utilisé ce crédit. Et ce succès a un coût de 260 millions d’euros. Cela représente environ 6 % du budget 2024 du ministère de la Culture (hors Audiovisuel public). Par comparaison, c’est aussi le budget de la BnF ou un peu plus que la dotation de l’État à l’Opéra national de Paris ajoutée à celle du musée du Louvre. Mais cette dépense touche une part très importante des jeunes Français, quelle que soit leur région. Par contraste, on se souvient que Jack Lang avait pointé le privilège des Franciliens qui bénéficient d’équipements culturels financés par l’État (à hauteur de 139€ contre 15€ pour les habitants des autres régions).

Une nation de lectrices et de lecteurs

Du point de vue de la promotion de la lecture, les dépenses du Pass culture ne sont pas vaines. D’après les données du rapport de l’IGAC, le livre représente 71 % de ce que les jeunes sélectionnent sur l’application et 54 % de ce qu’ils dépensent. Autrement dit, c’est d’abord vers les livres qu’ils se tournent quand on leur donne des ressources financières pour leurs pratiques culturelles.

Pourtant, les commentaires de l’enquête « Les jeunes Français et la lecture » du CNL étaient souvent empreints d’inquiétudes et de déploration sur l’« effondrement », le « décrochage » ou la « perte de vitesse » de la pratique et alors même qu’était pointée la concurrence des écrans.

Comment à la fois déplorer le faible engagement des jeunes dans la lecture et remettre en cause un dispositif qui parvient à faire de ce support un objet attractif ? Cette incohérence signale que l’enjeu se situe peut-être ailleurs…

Le pouvoir aux jeunes

Le Pass culture constitue une révolution dans les politiques culturelles. L’histoire du ministère de la Culture se caractérise surtout par une politique d’offre dans laquelle les représentants du champ culturel dûment choisis et installés dans des équipements prestigieux constituaient une offre (prenant la forme de collections, d’expositions, de spectacles, etc.) pour la population qu’on espérait bien pouvoir être charmée et convertie à cette qualité. Faute de succès, cette politique a été maintenue mais avec le souci de communiquer sur des initiatives (avec parfois de réels succès) de démocratisation de la culture. Cela passe par des partenariats, souvent avec l’École ou le milieu carcéral, afin de mettre en évidence que l’intention de transmission de la culture n’est pas abandonnée.

Le choix d’instaurer le Pass culture apparaît comme une sorte d’aveu d’impuissance qui a été plutôt mal perçu par les institutions culturelles. Le pouvoir de définition de la culture leur échappe et chaque jeune vote avec de l’argent public. D’où la prise de parole hostile à l’égard du Pass culture de la part du président du Syndicat national des Entreprises artistiques et culturelles. Et en effet, ce n’est pas vers les équipements culturels que se ruent les jeunes. Ils vont en librairie et commandent massivement des types de livres qui singularisent leur classe d’âge. Une enquête de l’Observatoire de la librairie du Syndicat de la Librairie française auprès de 338 librairies montre qu’en 2022 les mangas représentaient 36 % du volume des réservations et les romans d’amour ou sentimentaux 3 %. Mais un an plus tard, la part des premiers est descendue à 23 % et celle des seconds est montée à 10 %.

Le Pass culture est donc bien approprié par les jeunes comme un outil pour définir et redéfinir leur monde du livre à distance de celui de l’École ou de leurs parents. Ce faisant, ils manifestent leur souhait de participer à la régénérescence de la culture en construisant un « nous générationnel » qui se distingue de celui dont ils ont hérité et par lequel certains pourront dire « je ».

Dire « nous » et dire « je »

Pour autant, peut-on réduire leurs pratiques (de lecture mais aussi de cinéma) à des choix conformistes, limités aux meilleures ventes ou aux blockbusters comme le suggèrent les détracteurs du Pass culture ?

Certes, 1158 (soit 1 %) titres différents de livres réservés en 2022 ou 2023 parmi les 115 754 références réservées au moins une fois représentaient 39 % du volume des ventes. Il existe bien un effet de vogue de certains titres ou auteurs. Reste que plus de la moitié des ventes se disperse parmi une grande diversité de titres. Le pass devient alors le support d’une affirmation ou d’une construction personnelle. C’est ainsi que 55 % des références relèvent du « fonds » de la librairie, c’est-à-dire des titres parus au minimum deux ans plus tôt. Et l’étude de 2023 réalisée par Pass culture montrait que près d’un jeune sur deux (43 %) ayant réservé un livre sur le Pass culture a choisi un genre littéraire qu’il ne connaissait pas.

Hors du monde du livre, on perçoit clairement cet usage nourri par le souci de se construire soi-même à travers le poids des dépenses consacrées à l’achat d’instruments de musique (8 %) ou de matériel de Beaux-arts (3 %).

Vers une nouvelle médiation ?

Le Pass culture apparaît comme une opportunité pour repenser les politiques culturelles. Sa suppression apparaîtrait comme un stérile retour en arrière. Face à l’échec des politiques d’offre, il ouvre la voie à un nouveau dialogue entre les publics et les équipements culturels. À l’heure où les individus sont conduits à se définir comme autonomes, il est cohérent de partir des publics plutôt que d’œuvres choisies par d’autres qu’il s’agirait de leur transmettre. Cela ne signifie pas pour autant la fin de la « figure-clé du médiateur » comme l’écrit Michel Guerrin.

Les libraires reçoivent les jeunes avec leurs envies. Ils parlent avec eux et les orientent dans leurs choix avec leur connaissance de la production éditoriale mais aussi avec tact. C’est peut-être vers ce dialogue que les politiques culturelles doivent se redéfinir.The Conversation