Festival Foix’R de Rue, édition 2016. Photo : © Juliette Mas

Bien que la pandémie n’ait pas inventé la catégorie des villes « hors métropoles », elle a mis l’accent sur certaines singularités des villes petites et moyennes, comme des signaux réconfortants dans ces temps d’incertitude : la proximité et la facilité d’accès, tout d’abord, qui apparaissent d’autant plus importantes dans ces moments de déplacements sous contrainte ; l’interconnaissance également qui, bien qu’elle puisse générer du contrôle social et peser sur la liberté propre à l’anonymat, suscite potentiellement davantage de solidarité, d’attention, de conscience des problèmes individuels et sociaux ; et enfin, un rapport à la nature qui a été largement plébiscité ces derniers mois parce qu’il apparaît plus facilement accessible dans des villes aux espaces peu denses et se confirme être source de bien-être L. Bourdeau-Lepage (2019) « De l’intérêt pour la nature en ville. Cadre de vie, santé et aménagement urbain », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, no 5, p. 893-911. dans les espaces urbains.

Les petites villes, des réalités plurielles

Malgré ces caractéristiques plus ou moins partagées, les contrastes entre petites villes n’en demeurent pas moins criants. En effet, la catégorie « petite ville » ne signifie pas grand-chose en soi, si ce n’est des seuils quantitatifs : entre 5 000 et 20 000 habitants. Quoi de commun entre une commune de première couronne d’une grande métropole régionale et une ville-préfecture d’un département rural ? Quelles problématiques partagent une petite ville qui continue à encaisser la déprise industrielle dans un contexte local de fort chômage et une petite ville littorale en plein essor touristique et démographique et confrontée au changement climatique ?

Si la diversité des profils identifiés par la recherche en géographie perdure donc, les petites villes constituent une catégorie urbaine singulière, à la fois défendue par l’Association des petites villes de France (APVF) et concernée par des dispositifs spécifiques. Ainsi, l’un des programmes phares de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), Petites villes de demain, est venu conforté d’autres dispositifs de revitalisation urbaine tels qu’Action cœur de ville ou le programme Centres-bourgs qui poursuivent une double préoccupation : d’une part, accompagner la restructuration urbaine de villes dont les centres sont souvent paupérisés, voire abandonnés ; d’autre part, favoriser le maintien de services publics dans des contextes territoriaux où la question sociale se pose avec acuité – vieillissement, pauvreté, accès à l’emploi et à la formation, ou parfois gentrification (en particulier sous l’effet du tourisme). Sur les plans urbanistique, social, démocratique ou économique, l’action culturelle demeure donc un champ d’intervention intégrant pleinement la diversité des dynamiques urbaines des petites villes et les dispositifs à l’œuvre, tout en reflétant de profondes différenciations territoriales dans les contenus culturels, les stratégies et les acteurs parties prenantes.

Au cours des années 2000, une étude qualitative avait conduit à identifier trois stades du développement culturel des petites villes A. Lefebvre, M. Sibertin-Blanc (2006), Les politiques culturelles des petites villes, APVF – Observatoire des politiques culturelles, Dexia Éditions, 254 p. : le premier consistait à élargir l’intervention culturelle au-delà de la lecture publique et de la valorisation du patrimoine, avec généralement une grande responsabilité laissée aux acteurs associatifs ; le deuxième stade, atteint par bon nombre de petites villes, correspondait à la montée en puissance de la professionnalisation, avec souvent un équipement moteur – un théâtre, un conservatoire d’enseignement artistique en particulier – ; enfin, quelques rares petites villes franchissaient une troisième étape dans leur politique culturelle, passant par le soutien à la création qui accompagnait la plupart du temps une stratégie du développement urbain plus transversal : art dans l’espace public, création et économie, etc.

Où en est-on une quinzaine d’années plus tard ? Un invariant persiste, partagé : les petites villes n’ont pas l’envergure des ressources (ni financières, ni humaines) à laquelle peuvent prétendre les métropoles. De fait, elles ne peuvent assumer une réelle diversité en matière d’équipements et de propositions esthétiques comme le font les plus grandes villes dans leur « jeu du catalogue », mais elles ont globalement intégré la culture dans un panel d’offres urbaines standards.

Offre généraliste et lieux emblématiques

Une offre généraliste se retrouve désormais dans l’essentiel des petites villes. Elle se caractérise par une série d’actions et de lieux qui permettent d’assurer une vie culturelle au quotidien, avec quelques priorités : les lieux de lecture publique – qui ont amplement élargi leurs collections et leurs actions (expositions, escape game, etc.) –, l’enseignement artistique, la diffusion des arts vivants C’est ce que traduisent les données de dépenses des petites villes, assez spécifiques, même si elles sont rarement identifiées en tant que telles. .

La vie culturelle s’appuie ainsi sur quelques équipes de professionnels (au sein des médiathèques, écoles de musique ou centres culturels multidisciplinaires) impliquées dans des partenariats avec d’autres acteurs publics locaux, scolaires notamment, mais aussi dans des activités culturelles associatives qui prennent en charge des pans spécifiques de la vie culturelle locale : éducation audiovisuelle, art contemporain, expression hip-hop, ou encore organisation de festivals. Si la coopération des scènes nationales avec les établissements du secondaire – par le biais de classes théâtre, cinéma ou arts plastiques – n’est pas spécifique aux petites villes, elle joue toutefois un rôle important dans l’identification et la qualification de l’offre de formation d’un côté, et la présence des institutions culturelles dans la vie de la cité de l’autre.

Malgré des effets positifs, il n’est pas rare que ces équipements ou moments phares soient considérés comme asséchants – à l’instar de certaines scènes nationales qui concentrent la majorité des budgets culturels locaux.

Autre aspect récurrent : la modestie des équipements dans les petites villes. Celle-ci met en évidence, dans une majorité de cas, un lieu phare (musée, scène nationale, festival) – que d’aucuns pourraient qualifier de « dominant » – qui fait l’objet des principales attentions en apportant une coloration à la petite ville : Aubusson et la tapisserie, Auch et le cirque, etc. Ce lieu emblématique est susceptible de concentrer les critiques, les jalousies, tout en devant assumer un rôle de locomotive dans la ville – pour sa vie culturelle certes, mais aussi pour son économie (en particulier touristique). L’effet d’entraînement de ces lieux emblématiques se traduit par la dynamisation d’activités tels que l’artisanat d’art à Aubusson, lié à la création de la Cité internationale de la tapisserie, ou le tourisme intellectuel à Lagrasse autour des activités littéraires de la partie laïque de l’abbaye (futur centre culturel de rencontres). Malgré des effets positifs, il n’est pas rare que ces équipements ou moments phares soient considérés comme asséchants – à l’instar de certaines scènes nationales qui concentrent la majorité des budgets culturels locaux et à ce titre contraignent les marges de manœuvre – ou problématiques quand par exemple les habitants fuient l’afflux de festivaliers dans leur ville durant un temps fort qui ne semble pas les concerner, comme à Aurillac.

Festival Foix’R de Rue, édition 2016. Photo : © Juliette Mas

Deux lignes stratégiques : territoriale et partenariale

Dans ce panorama de la diversité des cas, deux lignes directrices se distinguent – territoriale et partenariale –, et la capacité variable des petites villes et de leurs élus à les articuler constitue un aspect caractéristique de ce niveau urbain.

D’une part, pour de nombreuses petites villes, il s’agit d’assumer la traduction, dans leur stratégie urbaine et culturelle, de leur place au sein du système urbain régional. De nombreuses petites villes jouent un rôle ressource pour leur environnement. La constitution ces dernières années des grandes intercommunalités les a renforcées dans ce rôle de pôle certes, mais aussi de nœud de réseaux qui se tissent dans les territoires plus ruraux. C’est ainsi le cas de Figeac qui assure à la fois une place centrale en matière de vie culturelle locale, par ses équipements et son équipe de professionnels, et qui, via l’intercommunalité, la mutualisation des équipes et son outil culturel L’Astrolabe, participe à des propositions culturelles qui passent par l’itinérance et les coopérations entre EPCI et communes membres.

Pour d’autres villes, c’est la complémentarité qu’il s’agit d’assurer, dans la mesure où elles se situent dans un environnement urbain où la vie culturelle est « polyphonique », inscrite à l’échelle multi-communale. Cette position n’est pas toujours la plus simple à tenir, notamment dans des communes de couronnes métropolitaines, puisqu’il s’agit à la fois d’assurer une vie culturelle de proximité et d’endosser une coloration spécifique pour se distinguer en tant qu’entité dans un ensemble métropolitain : ici par une esthétique (l’art contemporain), là par un type de formation (aux arts du cirque) ou encore grâce à un festival (des arts de la rue).

L’autre ligne stratégique des petites villes, partenariale, consiste à faire vivre au mieux la diversité des initiatives. « On est dans une période où il est très difficile de soutenir ce courant d’air extraordinaire que les nouveaux acteurs amènent au niveau de la culture. On essaie au mieux de les solliciter pour la vie de la cité » (Norbert Meler, maire de Foix, 2020). Toutes les petites villes s’inscrivent dans des trajectoires que les équipes municipales contribuent à prolonger, ou au contraire qu’elles participent à infléchir – l’impact d’une équipe Rassemblement national a ainsi conduit à faire déménager l’association phare des arts vivants de Moissac Moissac Culture Vibrations (MCV) a en effet mis un terme à la convention qui la liait à la ville. Après son déménagement, en 2021, elle a été rebaptisée Moments de Cultures Vivantes. , laissant la ville sans programmation.

Dans tous les cas, la capacité politique et technique à orchestrer les partenariats et à valoriser des activités associatives ou marchandes se révèle très discriminante pour la vie culturelle des petites villes. Ainsi à Foix (chef-lieu de l’Ariège), après avoir accompagné de nombreuses actions d’éducation populaire en finançant une scène nationale – et d’autres équipements via l’intercommunalité tels que le réseau communautaire de médiathèques et l’école de musique et théâtre –, la marge de manœuvre municipale consiste désormais à accompagner efficacement les projets portés par différents profils d’acteurs contribuant à la fois à la vie culturelle et au dynamisme urbain, par la requalification du centre-ville et/ou les activités économiques qui lui sont liées : acteurs marchands (librairies, cinémas, brasseries-concerts), acteurs associatifs ou coopératifs (espace d’art contemporain, tiers-lieux, festival Résistances). Cette ouverture nécessite d’accepter certaines orientations politiques et esthétiques ; elle se fait également à une échelle élargie, avec par exemple la contribution à un réseau de villes françaises et espagnoles valorisant l’installation de l’art dans l’espace public, ce qui implique la participation à de nouveaux espaces d’échanges et apporte de nouvelles perspectives de liens entre culture et développement urbain Routes singulières, Projet Interreg Poctefa France-Espagne-Andorre. .

Des défis partagés, mis en lumière par le focus sur les petites villes

Une étude récente sur la vie culturelle à Foix révèle plusieurs défis à relever quant à l’action culturelle locale Vie culturelle et pratiques des jeunes : analyser le bien-vivre territorial dans la petite ville de Foix, dans le cadre du programme « Territoires 2020-2021 » de la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) piloté par le Plan Urbanisme Construction Architecture (Puca). , que pourraient partager d’autres strates urbaines que celle des petites villes.

Au-delà de l’accès à la proximité, la capacité de circuler

Certes, l’accessibilité sociale et les goûts individuels demeurent le principe fondamental dans la différenciation des pratiques H. Glevarec (2019), La différenciation. Goûts, savoirs et expériences culturelles, Lormont, Éditions Le bord de l’eau. . À cela s’ajoute toutefois l’accès physique qui, s’il paraît plus simple et évident dans les petites villes que dans les métropoles, demeure une vraie problématique.

Les habitants des petites villes, en particulier les jeunes, connaissent en effet des contraintes de mobilité considérables dès qu’ils ne sont pas motorisés ; ce qui restreint d’autant plus leurs choix des lieux et activités pratiqués. L’enjeu est donc, pour soutenir l’ouverture et la reconnaissance des droits culturels, non pas d’attendre que tout soit à proximité localement, mais davantage de profiter de l’ailleurs en élargissant les horizons. C’est l’une des capabilités essentielles que Cynthia Fleury reprend des travaux de Martha Nussbaum C. Fleury (2021), Habiter le monde de l’anthropocène, Les conférences Popsu, Éditions Puca. sur le bien-être : la mobilité comme condition de vie urbaine digne. Cette capabilité vient en écho à des travaux récents de sociologues, avec Les filles du coin Y. Amsellem-Mainguy, Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021. ou Ceux qui restent B. Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019. (dans les villages et petites villes). L’enjeu est de donner à toute personne les compétences de pouvoir s’échapper, revenir, se nourrir de l’ailleurs tout en restant habiter là : la capacité de circuler, d’arpenter et d’expérimenter qui implique l’intégration de la petite ville dans un environnement élargi.

Les petites villes ayant plus ou moins échappé à l’injonction à la créativité qu’ont connu les métropoles, elles auraient l’avantage de rentrer plus facilement dans un nouveau modèle, valorisant le bien-vivre territorial.

La coordination et l’ouverture au jeu coopératif, avant l’institutionnalisation

La contrainte budgétaire des petites villes – qui, selon des acteurs locaux, est amenée à se renforcer – invite à conduire autrement l’action locale. Le passage à l’intercommunalité a plutôt été en faveur de l’institutionnalisation de nombreuses initiatives précédemment associatives (par exemple dans l’enseignement artistique). Or, il apparaît aujourd’hui que les propositions relevant de l’économie sociale et solidaire, associatives ou coopératives sont multiples dans ces petites villes. Le décloisonnement sectoriel qu’elles valorisent offre autant de perspectives pour les politiques locales : lien entre culture ou création artistique et problématiques urbanistique, politique (de la ville), sociale, éducative, environnementale, agricole et alimentaire.

Dans ce contexte, les logiques coopératives sont d’autant plus déterminantes que la difficulté d’inscrire une stratégie au long cours, face à des appels à projets qui fragmentent le financement de la dynamique locale, est un réel handicap, partagé par toutes les collectivités. Si l’enjeu est ici la reconnaissance de l’intérêt de la diversité d’initiatives pour la vie de la cité, il s’accompagne du renouvellement de la confiance accordée aux institutions existantes, tout en renégociant, parfois, les missions de celles-ci.

Vers un changement de paradigme… pour toutes les villes ?

L’assignation des petites villes à demeurer dans un positionnement périphérique est « métrocentrée », et semble dépassée si l’on considère que le modèle centre-périphérie n’est plus opérant pour comprendre les dynamiques territoriales. Les interdépendances – alimentaires, écologiques, de loisirs, etc. – et la mondialité de nos vies imposent des solidarités, des coopérations et des complémentarités qui valorisent l’altérité bien plus que la hiérarchie.

Le système de valeurs est donc à faire évoluer, rendant obsolètes les objectifs de compétitivité et d’attractivité. Les petites villes ayant plus ou moins échappé à l’injonction à la créativité qu’ont connu les métropoles, elles auraient l’avantage de rentrer plus facilement dans un nouveau modèle, valorisant le bien-vivre territorial auquel l’action culturelle contribue pleinement. En effet, les trois dimensions du bien-vivre territorial, telles que nous les avons identifiées, placent la culture au cœur et non en marge d’une vie urbaine hospitalière et apaisée M. Sibertin-Blanc, L. Barthe (à paraître 2022), Cultures et jeunesses dans une petite ville. Quels leviers pour le bien vivre territorial à Foix ?, Puca-Autrement. : le rapport à soi, et donc la possibilité d’une trajectoire individuelle enrichie par la vie culturelle ; le rapport aux autres, et donc la possibilité d’expériences culturelles et de projets collectifs, ancrés, festifs, engagés ; et le rapport aux lieux de vie et aux temps qui, par l’art et la culture, peut être source d’interactions, d’attachement, voire de vitalité démocratique (débats contradictoires, projets citoyens, etc.).

Ces trois dimensions du bien-vivre (rapports à soi, aux autres, aux lieux et aux temps) ont été particulièrement altérées au cours de cette pandémie. Aussi, dans les petites villes comme ailleurs, les ambitions culturelles peuvent-elles être à la hauteur des espoirs d’une belle échappée réinvitant convivialité, imagination et esprit critique dans nos quotidiens.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022