Fondation Luma, Arles : la tour conçue par Frank Gehry. Photo : © Iwan Baan

Confrontées à la réduction des dotations publiques et de leurs recettes fiscales, mais appelées à assumer des compétences sans cesse plus étendues, les villes qui ont à cœur de faire vivre leur territoire, sur le plan artistique et culturel, sont de plus en plus enclines à se tourner vers le mécénat pour entretenir leur patrimoine, financer leurs équipements, organiser des manifestations festives ou animer leurs quartiers.

La possibilité, pour elles, de pouvoir compter sur de nouvelles recettes est cruciale pour la vie culturelle, car elles assument près de 80 % des dépenses des collectivités Il s’agit plus précisément ici des dépenses du « bloc local » (communes de plus de 3 500 habitants et groupements de communes actifs en matière culturelle comptant au moins une commune de plus de 3 500 habitants). Cf. « Dépenses culturelles consolidées des collectivités territoriales en 2019 », Chiffres clés 2021. Statistiques de la Culture et de la Communication, ministère de la Culture, Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (Deps-doc), 2021, p. 32. , soit 44 % de l’ensemble des dépenses culturelles publiques Car l’ensemble des collectivités assurent 55 % des dépenses culturelles publiques totales. Cf. « Évolution des dépenses publiques en matière culturelle 2014-2021 », Chiffres clés, ibid. .

La conjoncture semble propice à la quête de nouvelles ressources. La France dispose, depuis 2003, de la législation la plus attractive au monde en matière de fiscalité des dons La France se situe loin devant les États-Unis – contrairement à une idée souvent répandue –, car elle consent une réduction directe du montant de l’impôt dû tandis que le fisc américain n’accepte qu’une réduction du revenu imposable (80 à 100 % du résultat pour les entreprises et 100 % pour les particuliers). Ce procédé rend le don plus « coûteux » pour les donateurs aux États-Unis. . Les donateurs sont choyés. S’ils font valoir leur droit à une déduction fiscale, ils ne dépensent réellement que 33 % (pour les particuliers) ou 40 % (pour les entreprises) du montant déclaré de leur don Les dons doivent demeurer sous un seuil égal à 0,5 % du chiffre d’affaires (sauf pour les TPE-PME qui sont autorisées à aller jusqu’à 20 000 € même si elles dépassent ce plafond). . Ils peuvent aussi obtenir jusqu’à l’équivalent de 25 % du montant de ce même don sous la forme de contreparties matérielles ou symboliques (soit une dépense effective s’élevant finalement à 15 % du don initial).

Les véhicules juridiques disponibles (fonds de dotation 1 950 fonds de dotation étaient en activité en 2020. Source : Observatoire de la philanthropie, Baromètre annuel de la philanthropie. Les fondations et fonds de dotation en France, 2021. , fondations d’entreprise, fondations abritées, fondations reconnues d’utilité publique Au total, 2 700 fondations étaient encore en activité en 2020. Source : Ibid. ) sont également variés et d’usage aisé. Les candidats au mécénat peuvent aussi compter sur l’existence d’un réseau d’intermédiaires (fondations abritantes, notaires, gestionnaires de patrimoine, avocats fiscalistes) pour les accompagner dans l’aventure de la création d’un fonds de dotation (afin de collecter des dons) ou d’une fondation (afin de financer des projets ou de gérer directement des structures). Et même si les donateurs préfèrent soutenir des causes à caractère social ou humanitaire, ils n’en oublient pas pour autant l’art et la culture. 25 % des dépenses effectuées par les entreprises au titre du mécénat étaient ainsi consacrées à la culture en 2018.

Si les villes ont bien des arguments à faire valoir auprès des mécènes […] elles s’avèrent toutefois inégalement armées pour attirer les donateurs.

Toutefois, comme l’ont remarqué certains observateurs G. Cerruti, « Mécénat culturel. Pour un acte deux », Commentaire, no 143, 2013/3 ; J. Bouët et J.-F. de Canchy, Les fondations à vocation culturelle, Inspection générale des Affaires culturelles, 28 février 2011 : « Dans les faits, les grands opérateurs du ministère sont les premiers bénéficiaires de financements provenant du mécénat d’entreprise » (p. 23). , les contributions des mécènes, loin de bénéficier à des porteurs de projet privés ou à des petites structures, profitent surtout aux grands opérateurs culturels étatiques. Leur administration de tutelle, le ministère de la Culture, peut ainsi se féliciter de récupérer d’un côté, ce que le fisc français consent (avec les déductions fiscales) à perdre de l’autre. Car ce sont ces grandes institutions nationales – musées nationaux, monuments historiques, scènes nationales, etc. –, disposant de longue date de services de mécénat professionnalisés et capables d’offrir d’importantes contreparties (billets gratuits, privatisation d’espaces prestigieux, visites sur mesure, etc.), qui parviennent à récupérer l’essentiel de la manne des donateurs privés Entre 7 et 8 % des ressources des musées nationaux parisiens provenaient ainsi, en 2009, de mécénat et de parrainage. Cf. Les musées nationaux après une décennie de transformation (2000-2010), Cour des comptes, mars 2011. .

Comment, dans ce contexte où le mécénat culturel bénéficie surtout aux très grands équipements culturels étatiques, les villes peuvent-elles espérer s’attirer la sympathie des mécènes ? Et surtout, dans quelle mesure les communes peu pourvues de ressources ou jugées peu attractives – à l’heure de la célébration des « villes créatives » – peuvent-elles, elles aussi, bénéficier d’une partie de cette aide financière ?

Si les villes ont bien des arguments à faire valoir auprès des mécènes, surtout auprès des entreprises désireuses de s’intégrer dans leur territoire, elles s’avèrent toutefois inégalement armées pour attirer les donateurs et les convaincre de soutenir la vie culturelle locale.

Quand les métropoles et les grandes villes entrent dans la course aux dons

Les mieux placées dans cette course aux dons sont les métropoles Les deux tiers des fondations sont ainsi domiciliés en Île-de-France (un phénomène lié au fait que les fondations abritées sont souvent placées sous l’égide d’une « grande » fondation de cette région). Source : Observatoire de la philanthropie, op. cit. , les grandes agglomérations et les villes implantées dans les bassins historiques du mécénat entrepreneurial (comme le Bordelais). Elles bénéficient, depuis 2008, du droit de créer des fonds de dotation Créés par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie. 15 000 € sont nécessaires pour la création d’une telle structure. , qu’elles utilisent comme des outils de collecte des dons.

Paris a ainsi été la première ville française, en 2015, à créer un tel fonds Fonds pour Paris – Paris Foundation. . Il a vocation à attirer des donateurs européens et nord-américains pour financer des mises en lumière, des restaurations de monuments ou des espaces d’exposition. Désireuse de défendre sa place face à la concurrence d’autres métropoles internationales, la capitale n’a pas hésité à soutenir l’installation, sur son sol, de projets culturels imaginés par des chefs d’entreprise fortunés. Ainsi a-t-elle aidé Bernard Arnault, P.-D.G. du groupe LVMH, à créer la Fondation Louis Vuitton (en mettant à sa disposition une parcelle d’un hectare) Elle a été inaugurée en 2014. , tout comme François Pinault La Ville de Paris a acheté la Bourse de commerce à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, en 2017, et la loue à la holding familiale Financière Pinault, dans le cadre d’un bail emphytéotique de cinquante ans en quête d’un lieu parisien pour exposer sa collection Ce dernier a toutefois fait le choix de la création d’une société commerciale et non d’une fondation. Voir J.-M. Tobelem, « Collection Pinault : “Le choix d’une fondation aurait été plus en phase avec un projet muséal qui s’affiche comme généreux et désintéressé” », Le Monde, 21 juin 2021. .

Mais toutes les villes ne disposent pas des atouts de la capitale française. Aussi celles qui cherchent à séduire des donateurs doivent-elles, de manière plus systématique, s’employer à mener un travail de veille, à cibler les candidats potentiels, à produire un argumentaire capable d’emporter leur adhésion et à leur offrir la perspective de contreparties intéressantes.

La constitution d’une équipe réunissant des acteurs économiques, politiques, administratifs et culturels locaux, voire la création d’un club d’entreprises mécènes, permet d’accroître l’efficacité de la collecte de dons. C’est le choix qu’ont fait, par exemple, Metz (en 2016), la ville de Nantes et Nantes Métropole (avec leur Fonds de dotation métropolitain pour la culture, créé en 2017), Cergy (avec Cergy Mécénat pour les arts de la rue et le patrimoine, créé en 2019), Marseille (avec la Fondation de Marseille, créée en 2020), et la ville de Lyon (qui s’est dotée, en 2021, d’une « mission mécénat »). Une attention particulière est accordée par les villes à la sécurisation juridique des fondations (ou des fonds de dotation). L’éligibilité des dons aux déductions fiscales octroyées au titre du mécénat est en effet soumise à des règles strictes. Aussi les villes demandent-elles préalablement aux services fiscaux un rescrit, afin de s’assurer que les donateurs sollicités pourront prétendre aux avantages escomptés Une précaution prise par la ville de Bordeaux avant de se lancer dans la création de sa Cité du Vin. Ce site est adossé à la Fondation pour la culture et les civilisations du vin, une fondation reconnue d’utilité publique créée en 2014. . Ces précautions doivent être doublées, par la suite, d’une gestion rigoureuse et d’un contrôle scrupuleux du fonds, sous peine d’exposer la collectivité à des difficultés financières Comme ce fut le cas du fonds (créé en 2010) censé soutenir les initiatives solidaires du festival de musique classique La Folle Journée de Nantes. Il était déficitaire (en raison, semble-t-il, de malversations) et a dû être fermé en 2021. .

Vue de La Face cachée de l’Archive, exposition des archives Parkett, située dans la galerie des Archives Vivantes, La Tour, Parc des Ateliers, Luma, Arles. Photo : © Marc Domage

Des fondations territoriales inspirées des Community Foundations

D’autres villes, disposant d’un vivier d’entreprises attachées à la promotion de leur bassin d’emploi et d’un patronat local fortement implanté dans les réseaux politico-administratifs, se sont lancées dans la création d’une fondation territoriale.

Ces structures sont encore rares en France. Il n’en existerait que soixante-dix en 2021 Site de la Banque des territoires – consulté le 23 décembre 2021. . La ville de Lille est la première à s’en être dotée, en 1997. Inspirées des Community Foundations existant aux États-Unis et au Canada (mais aussi en Allemagne), ces entités ont vocation à fédérer l’ensemble des acteurs d’un territoire (entreprises, associations d’habitants, donateurs, etc.) pour promouvoir son développement G. Kasper, J. Marcoux and J. Ausinheiler, What next for community philanthropy? Making the Case for Change, Monitor Institute-Deloitte consulting LLP, june 2014 ; Centre français des fonds et des fondations, Plaidoyer en faveur de la philanthropie communautaire. Comment la pratique philanthropique renforce les ressources, les capacités et la confiance au niveau local. Et pourquoi cela s’avère important, Mott Foundation, juin 2013. . Elles présentent l’intérêt de pouvoir mobiliser les énergies locales à l’échelle non pas d’une seule ville, mais d’un territoire plus vaste partageant une histoire commune.

Cette formule, qui permet de mutualiser les ressources des collectivités en quête de fonds, séduit de plus en plus de villes de taille moyenne. C’est le cas d’acteurs souvent regroupés à l’échelle d’un département ou d’une région, comme ceux de la Côte d’Opale, du Dunkerquois, de l’ancien bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais (avec la Fondation territoriale des lumières), du Val de Loire (avec la Fondation Mécène & Loire), du Bordelais (avec Bordeaux Mécènes Solidaires) ou de la région Alsace (avec la Fondation Passions Alsace). Les TPE-PME qui souhaitent contribuer, mais qui sont limitées par des capacités financières réduites, ont aussi la possibilité de faire des dons matériels ou de mettre à la disposition de la collectivité, pour un temps, le savoir-faire et les compétences de leurs salariés Ce mécénat dit « de compétences » a par exemple été utilisé dans le cadre de partenariats conclus par des entreprises locales avec la ville de Reims, qui souhaitait restaurer sa fontaine monumentale Subé. .

Les débats auxquels donnent lieu les partenariats entre les villes et les donateurs privés ont le mérite d’attirer l’attention sur la nécessité, pour les collectivités, de défendre l’autonomie de leurs choix en matière culturelle.

Les petites villes, quant à elles, souvent dépourvues de la capacité de créer une fondation, peuvent se lancer dans des appels à souscription publique, particulièrement indiqués pour la restauration du patrimoine vernaculaire non protégé (églises, châteaux, moulins, lavoirs, etc.). Habitants et entreprises locales sont alors invités à donner.

Les petites communes peuvent aussi compter sur le soutien (complémentaire aux fonds des Drac) de la Fondation du patrimoine. Cette dernière, créée en 1996 Elle s’est vu affecter d’une part (en 2003) une partie des successions laissées en déshérence afin de financer ses activités et, d’autre part, les ressources collectées grâce au loto du Patrimoine (qui constitue désormais 40 % de ses recettes). , rassemble un réseau de huit cents bénévoles appartenant souvent aux milieux notabiliaires locaux. Elle apporte son aide aux petites villes et a la faculté de décerner un label fiscal à des propriétaires privés, qui autorise ces derniers à déduire, sous certaines conditions, 50 à 100 % du coût de leurs travaux de restauration. La fondation, qui privilégie davantage l’entretien de ce patrimoine rural que celui issu de l’ère industrielle Comme le montre l’examen des projets soutenus par la fondation ainsi que par la « mission Bern », qui l’accompagne dans ses projets. , contribue à entretenir, à travers ces petits « lieux de mémoire », la nostalgie d’une France paysanne et agraire. Mais elle préfère mettre en avant les retombées économiques générées par son soutien à ces chantiers patrimoniaux. Les élus, soucieux de défendre l’emploi local et d’enclencher une dynamique vertueuse favorable au tourisme et au commerce, sont sensibles à ce type d’argument. Car ces partenariats publics/privés peuvent être sujets à caution. Des entreprises mécènes peuvent se voir reprocher de s’acheter une bonne conscience à peu de frais Comme l’entreprise TotalEnergies (anciennement Total) avec laquelle plusieurs collectivités ont récemment décidé de rompre. . Des maires à la recherche d’un « effet Bilbao », tentant de revitaliser leur territoire avec la construction d’un bâtiment culturel prestigieux, peuvent être accusés d’alimenter la gentrification – comme le montrent les réactions suscitées par l’installation de la Fondation Luma à Arles Elle a été financée par la collectionneuse et mécène Maja Hoffmann, héritière du laboratoire pharmaceutique Hoffmann-La Roche. Le bâtiment, imaginé par l’architecte Frank Gehry, est installé sur le terrain d’anciens ateliers SNCF. . Ces risques constituent l’une des limites auxquelles se heurtent les élus dans leur soutien aux projets conçus par des entrepreneurs mécènes.

Les débats auxquels donnent lieu les partenariats entre les villes et les donateurs privés ont le mérite d’attirer l’attention sur la nécessité, pour les collectivités, de défendre l’autonomie de leurs choix en matière culturelle et d’associer plus étroitement les habitants à la réflexion sur le bien-fondé de telles alliances. L’essor de la philanthropie de proximité constitue peut-être une occasion de réinventer des manières de coopérer localement, de mieux associer l’ensemble des acteurs locaux à la réflexion sur les projets de développement urbain, et de faire de la culture – dans son acception citoyenne – non plus un simple secteur de l’action publique, mais un élan participatif capable d’irriguer toutes les politiques publiques.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022