Entrée des Champs Libres, Rennes Photo : © Alice-Anne Jeandel

L’Observatoire – L’histoire des Champs Libres est marquée par une ambition et un projet culturel fort qui lui donnent une place particulière dans le paysage des équipements métropolitains. Comment vous situez-vous par rapport à cette histoire ? Quelles continuités ou évolutions souhaitez-vous porter ?

Corinne Poulain – Par principe, je m’intéresse toujours à l’histoire. Ayant pas mal sillonné la France et vécu à l’étranger, j’éprouve toujours le besoin de comprendre pourquoi telle politique culturelle ou tel bâtiment existent à tel endroit. Alors, nécessairement, lorsque j’ai été nommée directrice des Champs Libres, je me suis immédiatement intéressée à son histoire. Cet équipement culturel n’est pas le fruit de la décentralisation ou de la déconcentration souhaitée par le Ministère, mais l’objet d’une ambition politique locale portée à bout de bras par Edmond Hervé Edmond Hervé a été maire de Rennes de 1977 à 2008. (le maire de Rennes à l’époque). Il raconte donc quelque chose de la Bretagne. L’homme est issu de cette période d’après-guerre, marquante en Bretagne, durant laquelle on fait le pari de l’éducation, de la « modernité », et où l’on croit aux vertus de l’émancipation. Le grand rattrapage…

Les Champs Libres héritent de cette ambition qui est de permettre à chaque citoyen d’accéder au savoir, à ce savoir minimum et nécessaire pour l’exercice de la citoyenneté démocratique. Je m’inscris parfaitement dans cette idée de départ, d’autant qu’elle est pleinement d’actualité aujourd’hui.

L’Observatoire – Vous concevez les Champs Libres comme une « place publique des savoirs ». La particularité de cet équipement est notamment de faire cohabiter une bibliothèque, le musée de Bretagne et l’Espace des Sciences. Comment travaillez-vous cette transversalité ?

C. P. – Jusqu’à mon arrivée, la bibliothèque, le musée et l’Espace des Sciences fonctionnaient chacun de leur côté, avec de rares évènements communs. Pourtant, initialement, le projet était bien de faire une « place publique » – ce qu’a d’ailleurs essayé de dessiner Christian de Portzamparc à travers l’architecture du hall. Mon projet s’est inspiré de cette idée de départ et s’est construit autour de deux principes : d’une part, mettre en scène la capacité des savoirs à dialoguer et à éclairer des problématiques contemporaines à partir d’angles différents ; d’autre part, refaire des Champs Libres, dans sa spatialité et son architecture, une place publique où les gens viennent et sortent, « piochent » ce dont ils ont envie, à leur rythme et selon leur goût, s’y arrêtent, dans une sorte de prolongement avec l’espace public extérieur.

Les grands discours sur la culture et son ambition n’ont de sens que si l’on est capable d’en faire la démonstration en les concrétisant au quotidien auprès des personnes avec lesquelles on travaille.

L’Observatoire – Mais comment parvenez-vous concrètement à échapper à ce cloisonnement des activités au sein du bâtiment ?

C. P. – Le fait d’être à la direction générale de l’équipement dans ses trois composantes – ce qui n’existait pas auparavant – est un réel avantage pour mener à bien cette logique de décloisonnement. Je suis arrivée avec l’objectif de trouver les modalités d’une gouvernance intégrée qui répond à la question : « comment fait-on ensemble ? ».

Par ailleurs, je ne crois pas, fondamentalement, que l’on puisse poursuivre une grande ambition culturelle sans régler les problèmes du quotidien. Je me suis donc attachée, depuis mon arrivée, à traiter toute une série de questions (circuit des déchets, sécurité du bâtiment, gestion des permanences, etc.) qui sont loin d’être des détails dans une grande maison, particulièrement complexe, où les agents comme les publics passent du temps. Je crois que l’on fait vivre un établissement précisément en réglant ces questions et en incarnant non seulement la tête mais « le corps et l’âme ». Les grands discours sur la culture et son ambition n’ont de sens que si l’on est capable d’en faire la démonstration, et ce d’abord en les concrétisant au quotidien auprès des personnes avec lesquelles on travaille.

Concernant la transversalité, nous avons mis en place une politique d’éducation artistique commune avec des chefs de filât : sur l’éducation à l’image (au musée), l’éducation aux médias (à la bibliothèque) et le fonctionnement du cerveau (à l’Espace des Sciences). L’actualité nous aide énormément à conduire ce travail de transversalité. Pendant des années, les questions scientifiques étaient « à côté », mais aujourd’hui on sait tous qu’elles sont centrales ! La transparence dans la fabrique de la connaissance, comme dans nos choix en tant qu’institution, est un enjeu sociétal. Pourquoi conserver ou choisir d’exposer tel objet ? Comment l’assume-t-on ? Quelle est son histoire et quel récit offre-t-on ? C’est un chantier commun à toutes les entités qui composent les Champs Libres.

L’Observatoire – Si les Champs Libres sont pensés comme une « place publique », un « hémicycle », une « agora » ou une « grande place des savoirs », est-ce à dire qu’ils sont un outil de la démocratie ? Ou, en tout cas, comment amenez-vous les usagers à le penser comme tel ? Et perçoivent-ils cette ambition ?

C. P. – Non, je pense que ce n’est pas encore le cas. C’est pourquoi l’accueil aux Champs Libres est au cœur du projet et de ma mission, et ce n’est pas une préoccupation qui vient en bout de chaîne. À mon arrivée, nous avons lancé un grand projet autour de l’accueil, en utilisant le design de service, et j’ai tenu à piloter personnellement ce travail. Il y a un enjeu de mise en scène : il faut être vraiment accueilli en entrant.

Ce lieu a l’immense avantage de pouvoir se moderniser, de se transformer par les usages qu’on y accueille, car nous ne sommes pas contraints par un rapport scène/salle. Les gens viennent ici pour des raisons extrêmement différentes. Sur la dimension de « place publique » du hall, nous essayons donc d’être au plus près de la vie des gens et de leurs attentes (dont les recharges de téléphone, les places de travail pour les étudiants…). Nous avons par exemple démonté la billetterie centrale qui induisait un rapport frontal, pour la remettre à sa place d’origine, à un endroit plus isolé où le conseil est plus facile. Nous sommes aussi en train de construire une grande table au milieu du hall, en faisant appel à des artisans locaux, pour ancrer ce bâtiment – au sens strict du terme – dans une terre. Penser l’accueil prend du temps et dépasse l’unique réorganisation spatiale du hall.

Nous travaillons aussi actuellement sur un évènement pensé et organisé par des jeunes : ils en conçoivent à la fois la programmation et l’animation et nous n’intervenons qu’en tant que ressource pour leur offrir nos compétences. Ces moments sont très importants, car ils nous permettent d’explorer de nouveaux usages et d’expérimenter l’espace du hall comme un lieu de rencontre, une place publique où l’on s’arrête. C’est ce que nous cherchons à créer : du dialogue entre les personnes, de la rencontre.

Il s’agit de se questionner sur les façons dont on peut déconstruire les codes de l’institution qui l’éloignent des gens, sans jamais transiger sur nos fondamentaux institutionnels.

L’Observatoire – La notion d’accueil, voire d’hospitalité, est un marqueur important de votre projet. Mais, au-delà des intentions, comment parvenez-vous à l’incarner aux Champs Libres ?

C. P. – Nous nous préoccupons de tous les usages. Par exemple, comment peut-on mieux accueillir les familles dans les moments de forte affluence ? Comment gérer les temps d’attente ? Si telle personne vient aux Champs Libres pour aller au planétarium, mais qu’il n’y a plus de place, que peut-elle y faire d’autre ? Mon objectif est de travailler sur tout ce que nous pouvons mettre en œuvre pour que l’on ne parte ni déçu, ni dépité de cet endroit, mais au contraire que l’on s’y sente bien accueilli.

Cette préoccupation concerne tous les espaces communs, y compris les toilettes de la bibliothèque que nous avons personnalisées avec le public (ce qui nous a même valu de remporter le prix Chouettes Toilettes La bibliothèque des Champs Libres a remporté, en 2021, le prix de l’esthétique Chouettes Toilettes dans la catégorie « grosses bibliothèques ». Ce concours est porté par l’Association des Bibliothécaires de France (ABF). !). Il s’agit fondamentalement de se questionner sur les façons dont on peut déconstruire les codes de l’institution qui l’éloignent des gens, sans jamais transiger sur nos fondamentaux institutionnels. Il s’agit d’éviter de multiplier les signes qui font croire à de nombreuses personnes que ce « n’est pas à eux » ou « pas pour eux ». Mais si ! Les Champs Libres sont à eux ! C’est du service public ! C’est un enjeu que de le rappeler et d’en tirer nous aussi les conséquences au quotidien.

L’Observatoire – Camila Giorgetti et Serge Paugam avaient conduit, en 2013, une enquête au Centre Pompidou sur les « pauvres à la bibliothèque » S. Paugam et C. Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, Paris, Presses Universitaires de France, 2013. , montrant comment la bibliothèque était un refuge pour certains SDF. Existe-t-il des règles ou des conditions à votre logique d’accueil ?

C. P. – L’accueil de ceux que nous appelons aux Champs Libres des « séjourneurs » – c’est-à-dire des personnes qui viennent dormir, se laver et passer du temps à l’intérieur – est une préoccupation forte. Il y a vraiment une forme de militantisme chez mes collègues. Même si la coexistence des usages n’est pas toujours simple, nous sommes d’accord ici pour dire que les « séjourneurs » ont toute leur place aux Champs Libres. On ne peut pas se revendiquer comme « grande maison pour tous » et ne pas savoir accueillir les sans-abri, sachant qu’en plus nous les voyons dormir sous notre auvent. L’éthique, c’est de savoir accueillir tout le monde et le mieux possible. Nous nous devons d’être attentifs à ce que tous ces usages coexistent et de veiller à ce qu’ils se contrarient le moins possible.

Corinne Poulain devant Les Champs Libres, Rennes. Photo : © J.-C. Moschett

L’Observatoire – Comment faites-vous coexister plus précisément les différents usages et publics ?

C. P. – La question de la coexistence des usages traverse toute notre réflexion sur l’utilisation des espaces. Par exemple, nous réfléchissons actuellement avec des jeunes qui font du skate devant le bâtiment à la façon dont ils peuvent utiliser nos espaces – notamment quand il pleut.

La bibliothèque des Champs Libres est par ailleurs un creuset d’informations, puisque le personnel est en permanence en contact avec les publics. Tous les jours, on dresse la liste des petits dysfonctionnements : nous l’appelons la « planche » et elle est faite avec beaucoup d’humour ! Il n’y a pas une journée sans qu’il n’y ait quelque chose d’intéressant à prendre. J’essaie de faire en sorte que les Champs Libres soient en amélioration permanente, en action/réaction. S’agissant des « séjourneurs », cela soulève parfois des questions délicates. Il a pu arriver que l’on ait une dizaine d’hommes qui dorment à l’entrée des toilettes et cela a généré une situation gênante pour certaines femmes. Nous avons donc déplacé les assises pour les mettre dans les lieux de circulation du hall plutôt qu’à l’entrée des toilettes, et nous avons constaté une forme d’autorégulation des postures.

Ce sont des choses très concrètes, mais beaucoup de sujets se résolvent en suivant cette démarche d’expérimentation/réaction/adaptation. Lorsque j’ai pris la direction des Champs Libres, il était très important pour moi de dire à toute mon équipe que lorsque ça ne marche pas, on revient en arrière ; y compris lorsqu’il s’agit de mes idées. Il faut montrer que l’erreur fait partie du processus – même si cela reste très compliqué dans le monde du travail, car personne n’est bienveillant quand l’erreur arrive.

L’Observatoire – Justement, comment s’opère le lien entre votre projet pour les Champs Libres – tel que vous le présentez à l’extérieur – et l’organisation concrète du travail à l’intérieur de l’établissement ?

C. P. – C’est une partie du travail qui m’intéresse énormément et qui est une source d’apprentissage quotidien. Il faut notamment accepter que les intentions de ce projet ne soient pas toujours comprises, tout en continuant à rester enthousiaste. Les Champs Libres étant une très grosse « machine », il m’est difficile de mesurer tous les effets de résonance entre les intentions et l’organisation concrète du travail : cela concerne autant la gouvernance générale des instances, leur animation, que la capacité à donner du sens, à incarner un cap, à l’affirmer, à écouter et faire remonter les points de vigilance, etc.

En réalité, à l’endroit où je suis, je peux potentiellement être la moins informée ; les gens n’osent pas faire remonter leurs critiques à la hiérarchie. C’est pourquoi il est important de créer les conditions pour instaurer de la confiance, mais aussi de l’interconnaissance entre les personnes, y compris hors hiérarchie, car il arrive que des équipes travaillent depuis quinze ans dans le même établissement sans se connaître. On ne peut pas parler de relation avec le public si, entre nous, nous ne cultivons pas ce sens de la relation.

L’Observatoire – Est-ce également dans cette intention que vous avez déplacé votre bureau ?

C. P. – Oui, il y a les grands discours et les petits actes. Au bout des Champs Libres, et d’un immense couloir, il y avait le grand bureau de la direction. Un bureau trois fois plus grand que les autres, avec sa grande table de réunion et ses fauteuils en cuir, une vue magnifique sur Rennes… Lorsque j’ai réorganisé l’établissement, des tensions ont commencé à apparaître. Du côté des équipes techniques, on me disait notamment : « vous êtes trop loin de nous, vous ne connaissez pas nos métiers. Vous êtes avec la communication et la programmation, là-bas tout au bout ! » J’ai donc pris cette décision de déménagement, de manière assez intuitive et rapide. Les médiatrices étaient à quatre dans un tout petit bureau et j’ai senti qu’il fallait inverser. Je me suis donc installée dans ce (plus) petit bureau, au cœur des trois piliers des Champs Libres : au-dessus du musée de Bretagne, à mi-chemin entre la bibliothèque et l’Espace des Sciences. Je suis face aux étages transparents de la bibliothèque et je vois les gens. À aucun moment de la journée, je ne peux oublier que nous sommes d’abord et avant tout un espace recevant du public.

Par ailleurs – et cela est passionnant – ce changement géographique a complètement modifié ma perception des équipes. Je suis en face de l’unique grande salle de réunion des Champs Libres, je vois donc les dynamiques. Et, surtout, cela a une influence sur le cercle de personnes que je croise au quotidien. Derrière la dimension symbolique – dont je n’avais d’ailleurs pas réellement mesuré toute l’ampleur – j’ai pu constater à quel point l’emplacement conditionne les relations professionnelles au quotidien et les espaces plus informels.

L’Observatoire – Vous avez pris la direction des Champs Libres en septembre 2019, peu de temps avant la pandémie de Covid-19. Votre projet reste-t-il réalisable dans le contexte sanitaire que nous connaissons aujourd’hui (distanciation physique, passe sanitaire, etc.) ?

C. P. – C’est en effet une préoccupation très importante pour moi. L’introduction du passe sanitaire à l’entrée du bâtiment nous a fait perdre le public qui vient sans objet précis, par habitude ou pour lire la presse ; tandis que d’autres institutions telles que la BPI ou la BNF sont exemptées de cette mesure de passe. Or nous sommes nous aussi un lieu du quotidien, fréquenté par des personnes en grande fragilité et nous aurions voulu pouvoir faire une exception pour eux. Nous sommes parvenus à isoler un espace, en ouvrant une antenne à la CPAM, pour continuer à faire de l’aide sociale, notamment afin d’aider les gens dans leurs démarches sur Doctolib – puisque l’espace dédié à ce type d’accompagnements est au cœur des Champs Libres et que l’on ne peut plus y accéder sans passe ! –, mais, globalement, on ne peut plus aider les gens dans leurs démarches administratives… En jouant sur la catégorie d’« Établissement recevant du public (ERP) » et sur la jauge de notre espace d’accueil de groupes, nous sommes aussi parvenus à intégrer une permanence pour tous ceux qui auraient besoin d’aide ; et je voudrais saluer l’initiative et l’engagement du personnel de la bibliothèque qui assure cette permanence depuis la rentrée.

L’Observatoire – Vous citez souvent votre parcours, qu’en retenez-vous dans vos responsabilités aujourd’hui ?

C. P. – Je reviens sur mes terres avec le sentiment de rendre un peu ce qui m’a été donné. Je suis allée au lycée Henri IV, tout en ayant grandi dans un petit village de Bretagne. J’ai ensuite fait un « grand tour » qui m’a amenée à l’étranger, en bibliothèque ou en cabinet ministériel ; j’ai envie de redonner un peu de tout cela où je suis aujourd’hui. Cette question est très importante pour moi. En arrivant à Berlin, au tout début des années 1990, j’ai pu voir la culture en actes, dans une grande ferveur et une immense joie ; la culture et la vie des gens ne faisaient qu’une. J’ai eu cette grande chance de pouvoir vivre cela pendant dix ans et j’en retiens encore aujourd’hui un profond sentiment de liberté. Par ailleurs, mon expérience en banlieue parisienne continue aussi à me bouleverser au quotidien quand je pense à cette jeunesse brillante qui n’a pas sa place. Je suis encore en lien avec des jeunes gens que j’ai connus à la bibliothèque de quartier dans laquelle j’ai travaillé comme responsable d’une section jeunesse. Je ne veux jamais oublier que j’ai été accueillie à Aubervilliers avec une grande générosité et sans préjugés. Ce qui est dingue, c’est que moins on a d’argent, plus on est généreux ! Ça, je ne l’oublie pas.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022