Journée d’embarquement des quatre villes du programme Territoires en commun à Mantes-la-Jolie.
Photo : © Emmanuelle Paridi

Depuis septembre 2021, nous, Cuesta Cuesta est une coopérative d’urbanisme culturel, basée à Paris et Rennes, qui mobilise l’artistique comme mode opératoire pour agir dans le champ des territoires et des sociétés. Ses activités l’amènent à questionner la place des politiques culturelles dans les dynamiques territoriales. et Esopa Esopa, acronyme de « Et si on prenait l’air(e) ? » est une coopérative culturelle qui utilise l’art et la culture comme levier de développement du territoire et des politiques publiques. , sommes missionnées par l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT), dans le cadre de son programme Territoires en commun, pour outiller et accompagner quatre villes – Mantes-la-Jolie, Niort, Bourges et Guichen Pont-Réan – dans la mise en place de démarches participatives afin de repenser leurs politiques culturelles. Dans nos bagages figure une grande envie de partager une vision transversale de la culture avec les autres politiques publiques, de reterritorialiser cette politique publique et, enfin, de mobiliser la grille de lecture que nous offrent les droits culturels, tout en veillant à ne pas jeter par-dessus bord soixante ans de politique et de professionnalisation culturelles.

Cet article s’attache plus particulièrement aux cas de Niort et de Mantes-la-Jolie, sur la base d’un entretien avec Christelle Chassagne (élue à la Culture de la Ville de Niort), Florence Laumond (responsable du service Culture de la Ville de Niort) et Albane Foray-Jeammot (élue déléguée à la Culture et au Patrimoine de la Ville de Mantes-la-Jolie) que nous avons interrogées sur leurs motivations à participer au programme Territoires en commun et, plus largement, sur les défis auxquels sont confrontées les petites villes dans la conduite de leurs politiques culturelles locales.

Tout d’abord, quelques éléments de contexte. Niort, siège des mutuelles et quatrième place financière de France, constitue un bassin d’emploi très attractif à l’échelle de l’agglomération et du département. Traversée par la Sèvre, cette ville moyenne est située dans le Parc naturel régional du Marais poitevin. Elle compte de nombreux équipements culturels, un patrimoine rénové et bien valorisé, ainsi que de grands espaces publics de qualité en centre-ville. À Niort, on habite dans des quartiers pavillonnaires ou populaires, et les identités sont bien marquées. C’est ce clivage, aussi bien spatial que social, entre le centre-ville et les quartiers qui nous a frappés dès nos premières visites et les premiers entretiens que nous avons conduits avec les services de la Ville, les habitants et les acteurs culturels.

Située dans les Yvelines au nord-ouest de Paris, au bord de la Seine et au sud du Parc naturel régional du Vexin français, Mantes-la-Jolie est une ville contrastée : tout à la fois urbaine et rurale, minérale et végétale, ancienne et contemporaine. Le centre-ville historique, qui abrite la magnifique collégiale Notre-Dame, concentre la majorité de l’offre culturelle et rayonne sur tout le département (notamment grâce au musée de l’Hôtel-Dieu). Le quartier populaire du Val Fourré – quartier prioritaire de la politique de la ville connu bien au-delà de ses frontières – concentre un tiers de la population de la commune.

Bien que très différentes, ces deux villes partagent (au-delà de leur taille) des problématiques communes quant aux liens entre leur centre-ville et leurs quartiers, entre les habitants, entre l’espace bâti et les espaces naturels.

Territoires en commun, un programme qui tombe à pic !

Pour Mantes-la-Jolie, ce programme tombe à pic. Le maire (élu en 2020) souhaite, en effet, construire son projet autour de trois piliers : l’habitat, la transition écologique et la culture. Fort de cette ambition, il demande à son élue, Albane Foray-Jeammot, de monter des Assises de la culture. Elle imagine alors (avec cinq autres élus délégués à la Culture et la direction des Affaires culturelles) Six Seine Art, un programme articulé autour d’une concertation avec les professionnels de la culture, d’évènements festifs dans la ville et d’une concertation citoyenne. Territoires en commun peut permettre de relever ce troisième défi et de mieux connaître les pratiques et les aspirations des habitants.

À Niort, une réflexion concertée sur la culture est souhaitée par Christelle Chassagne et la directrice des Affaires culturelles pour répondre aux remarques régulières des acteurs qui reprochent à la nouvelle équipe municipale de ne pas avoir de projet culturel clairement défini. C’est en participant à la restitution d’un Dispositif local d’accompagnement (DLA) avec des élus, des agents territoriaux, des artistes, des amateurs et des partenaires institutionnels… (réunis en petits groupes pour parler de politique culturelle) que l’élue dit avoir eu un « déclic » qui lui a donné envie d’écrire collectivement la politique culturelle de la ville : « à un moment, a été posée la question “qu’est-ce qu’une bonne politique culturelle ?”. Il y a eu alors une effervescence parmi les groupes, car personne n’avait la même vision d’une politique culturelle. » Là aussi, Territoires en commun est une belle opportunité.

Un mot d’ordre : faire participer la plus grande diversité d’habitants

Nous avons questionné nos trois interlocutrices sur leur approche respective de la participation. Pour l’élue de Mantes-la-Jolie, Albane Foray-Jeammot, la participation implique d’aller chercher des publics qui ne sont pas intéressés par l’offre culturelle ou qui ne sont pas inclus dans les dynamiques culturelles de la ville : « en particulier les publics que l’on ne voit jamais, les 20-35 ans ». L’élue de Niort, Christelle Chassagne, introduit, pour sa part, une nuance entre « concertation » et « participation ». La concertation concerne les professionnels, et plus précisément les moments d’échanges qu’elle a institués pour étudier collectivement les demandes de subventions avec l’ensemble des associations. La participation, comme pour l’élue de Mantes-la-Jolie, consiste à « aller chercher la voix citoyenne, notamment celle des personnes éloignées, et leur demander quelle politique culturelle elles attendent ». Nos deux élues s’accordent sur la nécessité de multiplier les formats et les actions (des ateliers, des moments festifs, des temps de rencontre dans l’espace public, etc.) pour aller vers les habitants et tenir compte de la diversité des attentes et des envies.

Il ne s’agit pas de donner un pouvoir effectif aux citoyens, mais plutôt de mettre en place un cadre de coopération symbolique permettant à ceux qui n’ont pas le pouvoir d’entendre et de se faire entendre.

Sur l’échelle de la participation citoyenne – telle que définie par la sociologue Sherry Arnstein en 1969, mais toujours reconnue aujourd’hui par les experts de la participation –, la définition donnée par nos trois interlocutrices serait celle qui correspond au barreau de la consultation : il ne s’agit pas de donner un pouvoir effectif aux citoyens, mais plutôt de mettre en place un cadre de coopération symbolique permettant à ceux qui n’ont pas le pouvoir d’entendre (d’avoir accès à l’information) et de se faire entendre (à travers la consultation).

Workshop #1 à Niort. Photo : © Cuesta

Un impact possible sur les services culturels ?

S’il y a un certain consensus sur le « qui » et le « comment » de cette participation, les objectifs divergent suivant nos interlocutrices. Pour l’élue de Mantes-la-Jolie, il s’agit de « donner une visibilité et une lisibilité à la politique culturelle existante, qui n’est pas assez partagée, et développer l’attractivité du territoire ». Des actions sont à repenser, il faut « développer des croisements entre les différents acteurs, casser des murs parfois construits de façon abstraite ». « Il faut penser éclectique, embarquer tout le monde !, précise-t-elle. La culture n’est pas dédiée à un seul public d’initiés. Elle va avec nature, gastronomie, altruisme, sens spirituel de chacun. Elle nous permet de nous relier les uns aux autres. »

À Niort, on sent parfois un peu d’amertume dans la voix de l’élue : « Le milieu culturel ne vous fait pas de cadeau… » souffle-t-elle. Elle cite volontiers l’exemple du projet Pars_Cours vers la Mer, un parcours artistique le long de la Sèvre mettant en lumière les enjeux écologiques, qui a vu le jour l’été dernier à l’initiative d’artistes qui avaient échangé durant le confinement. « Nous n’avions pas de moyens pour accompagner ce projet. Alors je suis allée chercher mes collègues au développement durable et à la gestion des eaux, ainsi que le Parc naturel régional du Marais poitevin ». Bien qu’elle ait trouvé le financement qui a permis de réaliser le projet, l’accueil fut plutôt froid de la part des compagnies qui n’étaient pas parties prenantes du projet et qui regrettaient de ne pas avoir été concertées.

Face à la stagnation des subventions, il lui semble nécessaire d’inventer de nouveaux cadres et un nouveau rôle pour les politiques culturelles. « Être politique, c’est être facilitateur de projet. Il faut développer les projets en mutualisant nos ressources entre les différentes directions de la commune, car celles-ci ne vont pas augmenter. » Elle se sent aujourd’hui « pieds et poings liés », tenue par trois labels (une scène nationale, une scène de musiques actuelles, un centre d’art pour la photographie), le soutien aux compagnies de théâtre… et une enveloppe financière qui n’augmente pas. Elle est notamment alarmiste sur la capacité du service culturel à mener des actions en régie : « on veut préserver l’action culturelle, l’aide à la création et à la diffusion des compagnies, donc on baisse nos budgets en régie et ils deviennent minimes. À ce rythme, dans cinq ans, la régie n’existera plus. On aurait donc besoin de se rassembler maintenant avec d’autres communes, d’autres villes, l’État, la Drac, la Région… malheureusement ça n’est pas du tout d’actualité ». Pourtant, conclut-elle, il est urgent d’y penser si l’on souhaite continuer à faire vivre des services culturels qui devront être des « facilitateurs au milieu des acteurs avec qui l’on travaille et pas seulement des subventionneurs ». Si son argumentaire porte sur la remise en question potentielle de la régie, on entend aussi qu’elle pointe des enjeux de changements dans la posture des services culturels. Sa responsable de service partage ces objectifs. Pour elle, Territoires en commun ne doit pas seulement mobiliser les professionnels de la culture – même en élargissant l’audience –, il doit permettre de « reconsidérer la politique culturelle menée jusqu’ici, les circuits de décision, la gouvernance et les moyens. Cette démarche est aussi l’occasion d’interroger les postures, de réfléchir ensemble. Si nous ne le faisons pas, nous n’atteindrons pas le niveau de transversalité recherché ».

Ces échanges révèlent les transformations structurelles nécessaires aux services culturels pour s’adapter à un contexte tendu mais aussi incertain et mouvant.

Ces échanges révèlent les transformations structurelles nécessaires aux services culturels pour pouvoir s’adapter à un contexte tendu en matière de finances publiques, mais aussi incertain et mouvant avec un public de plus en plus difficile à saisir, des équipements culturels difficiles à remplir et des acteurs artistiques et culturels fragilisés. Les impacts sur les rôles et les missions des agents et des élus sont importants. Devenir « facilitateur culturel » – terme qui revient dans les propos de nos trois interlocutrices – implique des rapports plus horizontaux et coopératifs entre élus, agents et acteurs du territoire, ainsi que de la souplesse et de l’agilité que n’offrent pas toujours les institutions culturelles.

Reterritorialiser les politiques culturelles

Parmi ces enjeux territoriaux, la transition écologique est actuellement au cœur des préoccupations des communes. Quelles que soient la taille et la couleur politique des différents territoires, les projets que nous y menons permettent d’observer que les communes partagent la nécessité d’engager localement des actions pour atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 (mobilité, aménagement, consommation, restauration de la biodiversité…). Si ces actions font globalement consensus à une échelle nationale, elles peuvent entraîner crispations et incompréhensions à une échelle locale, ainsi qu’un sentiment d’impuissance ou de difficultés pour les élus et les services. Nos missions nous amènent à constater que les services culturels sont rarement invités dans les instances politiques de réflexion sur cet enjeu de transition écologique. À Mantes-la-Jolie, Albane Foray-Jeammot souligne que, parallèlement aux Assises de la culture, se déroulent des Assises de la transition écologique. À Niort, malgré son souhait de travailler avec ses collègues à l’urbanisme et au développement durable, Christelle Chassagne constate que le service de l’urbanisme est assez formaté : « il fonctionne avec des normes, des obligations ». À titre d’exemple, elle cite Le 4e mur (un festival présentant des fresques de street art dans la ville) qui a donné lieu à quelques bras de fer avec le service de l’urbanisme qui souhaitait prédéfinir les périmètres urbains pouvant accueillir cette expression artistique. Aussi, imaginer d’autres futurs passe-t-il peut-être par davantage de liberté d’action. Avec son collègue au développement durable, elle multiplie les initiatives : un concours photos (« Un geste pour la biodiversité ») auquel de nombreux jeunes ont participé, une projection de cinéma en plein air pendant les Journées du développement durable, des actions de médiation avec les scolaires pour les inviter à prendre soin de leur environnement, etc. Pour autant, elle ne saurait enjoindre les artistes et opérateurs culturels à développer des projets liés à ces enjeux. « On reste très à l’écoute, ça se fait de manière naturelle […] mais je ne dispose pas d’un dispositif d’aide spécifique me permettant d’accompagner économiquement les démarches liées aux questions de la transition écologique. » Là aussi, elle regrette de n’avoir pas plus de marge d’action. Sa responsable de service est plus tranchée : « Le problème est que la culture n’est pas inscrite dans les piliers du développement durable et cela nous pénalise fortement… Les trois piliers sont le social, l’économie et l’environnement. » conclut-elle.

Avec Esopa, nous partageons une vision d’un « urbanisme culturel » susceptible de relier pleinement l’action culturelle aux besoins de chaque territoire, loin de la vision de l’« aménagement culturel » qui a longtemps guidé les politiques publiques et façonné un paysage culturel à la fois très dense et très homogène. Chemin faisant, nous sentons la nécessité de redéfinir notre rôle auprès des services et acteurs culturels des quatre communes du programme Territoires en commun en les aidant à mieux regarder et comprendre les enjeux qui traversent leur ville. La parole de la plus grande diversité de personnes – telle qu’attendue dans ce projet – peut trouver sur cet enjeu de reterritorialisation de l’action culturelle un terreau commun sans doute plus fertile que dans les champs professionnels des politiques culturelles (la programmation culturelle, le soutien aux pratiques artistiques professionnelles et amateurs, la lecture publique…). Il est, en effet, assez compliqué de demander à quelqu’un de s’exprimer sur un service qu’il n’utilise pas ; en revanche, il est plus évident pour lui de parler de ce qu’il connaît bien et pratique tous les jours, c’est-à-dire son territoire. Charge ensuite aux politiques culturelles de réinventer leurs modes d’action avec les savoirs et savoir-faire qu’elles ont développés depuis soixante ans.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022

Sur le programme Territoires en commun, voir également l’interview de Matthieu Angotti : Remettre les citoyens en contact avec ceux qui organisent la vie de la société. Et inversement ?