Le pass Culture est ausculté et audité régulièrement depuis sa création Cour des comptes, Le pass Culture : création et mise en œuvre, rapport, 2023 ; G. Amsellem, N. Orsini, Les impacts de la part individuelle du pass Culture, mission d’évaluation de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), mai 2024.. Il suscite des critiques récurrentes dans les milieux culturels et dans les médias Cl. Poissenot, « Qui veut la peau du Pass culture ? », The Conversation, 24 septembre 2024 ; M. Guerrin, « Plus le Pass culture a du succès auprès des jeunes, plus il creuse les inégalités qu’il est censé corriger », Le Monde, 13 septembre 2024. sur les limites du dispositif quant à ses effets sur la démocratisation culturelle, jusqu’à engager la ministre de la Culture, Rachida Dati, à proposer une réforme ainsi qu’elle l’a annoncé dans une récente tribune publiée dans Le Monde R. Dati, « Le Pass culture peut être l’occasion d’amener les élèves à une citoyenneté culturelle », Le Monde, 11 octobre 2024..
Ces dernières critiques laisseraient à penser que les technologies, en tant que telles, pourraient vis-à-vis des jeunes résoudre d’« un simple clic » les problématiques de démocratisation culturelle que les politiques publiques peinent à traiter depuis trente ans Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020 ; O. Alexandre, Y. Algan, Fr. Benhamou, « La culture face aux défis du numérique et de la crise », Les Notes du Conseil d’analyse économique, no 70, février 2022.. On peut qualifier cette approche de « solutionniste », pour reprendre les travaux d’Evgeny Morozov E. Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici, Paris, Gallimard, 2014.. Il s’y dévoile aussi une certaine forme d’illectronisme dans la mesure où les technologies numériques ne sont pas appréhendées comme un ensemble complexe d’intentions, de potentiels, de capacités, d’appropriations, de médiations D. Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.… Le pass n’échappe pas à cette complexité. Cet illectronisme, au sens strict de sa définition L’« illectronisme numérique » caractérise la situation d’un adulte ne maîtrisant pas suffisamment les usages des outils numériques usuels pour accéder aux informations, les traiter et agir en autonomie dans la vie courante. https://www.anlci.gouv.fr/illectronisme/quest-ce-que-lillectronisme/, se perçoit dans la difficulté à analyser les usages de l’application et de la plateforme, mais aussi dans l’achoppement des politiques culturelles à intégrer les médias et les technologies numériques comme supports, outils et objets de création et de cultures Fr. Bauchard, « Le théâtre à distance à l’ère du numérique », L’Observatoire, no 58, été 2021..
Les innovations numériques dans le secteur culturel ont régulièrement été confrontées à ces controverses opposant deux conceptions (l’une culturelle et l’autre strictement technique) de ces services et dispositifs. Il semble aujourd’hui possible de s’éloigner de la rhétorique du « séisme culturel » présente dans les critiques à l’encontre du pass Culture et de sortir d’une situation potentielle d’illectronisme culturel, en éclairant ce système d’accès à la culture depuis les politiques numériques. Cela permettra ainsi d’enrichir la réflexion sur les nouvelles dynamiques de politiques culturelles « en régime numérique » qui en découle.
Un illectronisme lié à la dématérialisation des services publics
Depuis la fin des années 1990, les politiques numériques se sont déployées, à partir du programme d’action gouvernemental pour la société de l’information du gouvernement Jospin (1997) autour du développement d’infrastructures (réseaux informatiques, antennes de téléphonie mobile, etc.) mais aussi de services, lieux d’accès, actions de médiation et formations… Dans ce cadre, les services publics se sont dématérialisés à partir du milieu des années 2010 et ont engendré une double problématique. Premièrement, l’illectronisme – qui concerne près de 15 % de la population adulte https://www.insee.fr/fr/statistiques/7633654 – s’est traduit par une augmentation du non-recours à certains droits fondamentaux (sociaux, éducatifs, publics, etc.). Il ne s’agit donc plus de la fracture numérique des années 2000 qui pointait la difficulté matérielle (ne pas avoir d’équipement chez soi), infrastructurelle (ne pas avoir accès à une connexion internet) ou économique pour accéder aux services en ligne, mais une problématique d’usages et de compétences. Deuxièmement, la Défenseure des droits, Claire Hédon, a analysé dans son rapport en 2022, que la dématérialisation avait exigé la transformation du rôle de l’usager dans la production même du service public : « il en devient le coproducteur malgré lui. C’est à lui qu’il revient de s’équiper, de s’informer, le cas échéant de se former […] ».
Ainsi la dématérialisation a changé en profondeur le principe même de la politique publique d’une égale accessibilité des citoyens aux services publics. Elle s’est alors accompagnée de politiques dites « d’inclusion numérique » portées par l’État (Agence nationale de la cohésion des territoires, programme Société numérique), des acteurs associatifs, des entreprises regroupées au sein de la société coopérative d’intérêt collectif La Mednum et des collectivités. Ces politiques se sont concrétisées par le développement d’équipements de proximité et d’actions de médiation pour garantir un accompagnement fonctionnel et culturel à ces services. Car, « plus on dématérialise, plus on a besoin d’humain » entend-on dans les bureaux municipaux de proximité ou les espaces publics numériques (EPN), en ville comme à la campagne. Les pratiques numériques sont situées, territorialisées. Elles créent du lien et des interactions entre des personnes, des institutions ou des entreprises. Elles ne se limitent pas à des clics et à de l’interactivité avec le cloud. Le numérique reste intrinsèquement lié au matériel, au physique et au territoire. Il participe à la construction de politiques publiques du « dernier kilomètre Conseil d’État, L’usager du premier au dernier kilomètre de l’action publique : un enjeu d’efficacité et une exigence démocratique, étude annuelle 2023. ». Ce terme, issu du vocabulaire de la logistique et des réseaux, est employé par le Conseil d’État dans son étude de 2023 : « Appliquée aux politiques publiques, elle revient à rechercher si l’action publique atteint effectivement le public qu’elle vise et les objectifs qu’elle s’est fixés Ibid.. » Ce rapport a, entre autres, été suscité par le développement de l’administration numérique, la numérisation de l’action publique et la recherche d’une articulation entre les politiques de dématérialisation d’un côté et de reterritorialisation de l’autre. Il est donc intéressant de constater que le pass Culture figure comme dispositif emblématique des politiques culturelles « du dernier kilomètre ».
Le pass : outil de médiation culturelle numérique
Cette orientation permet désormais d’appréhender le pass Culture comme un service public culturel dématérialisé : il propose une intermédiation numérique avec une offre jusqu’alors assurée par les institutions et lieux culturels, les médiateurs et les médias. Du point de vue des politiques numériques, le pass est un dispositif inédit d’information et de prescription territorialisées, mais également de médiation culturelle dématérialisée. Là où les espaces culture multimédia des années 1990 avaient ouvert la voie au développement et à l’institutionnalisation des pratiques numériques (au sens de politiques d’action culturelle et de création artistique), le pass Culture vient innover dans les politiques de démocratisation. Au-delà d’un simple outil favorisant le consumérisme culturel individualisé et compulsif, il rend « découvrable », depuis un téléphone portable, une offre ainsi que des expériences culturelles et artistiques territoriales, sous toutes leurs formes et esthétiques. La découvrabilité La « découvrabilité » peut être définie comme le potentiel pour un contenu, disponible en ligne, d’être aisément découvert par des internautes dans les environnements numériques, notamment par ceux qui ne cherchaient pas précisément le contenu en question. Elle se distingue de la « trouvabilité », cette dernière étant restreinte au potentiel d’un contenu d’être trouvé intentionnellement. des contenus devient un élément clé des politiques culturelles, dans un monde où l’accès à ces derniers se fait majoritairement (entre 85 % et 90 %) via les applications mobiles, et où la prescription est principalement algorithmique à travers les réseaux sociaux et les plateformes, dans les mains de quelques entreprises hégémoniques (celles que l’on nomme les Gafam).
Le pass Culture peut-il aussi se concevoir en tant que dispositif permettant de travailler l’articulation entre politiques numérique et culturelle ? D’abord, il est l’occasion de réinterroger la formation aux numériques dans le champ culturel (au sein des structures, des institutions et des équipes) tel que le préconise le rapport du Conseil d’analyse économique de février 2022 Les Notes du Conseil d’analyse économique, février 2022, op. cit.. Les lieux culturels sont les premiers concernés par cette mise en culture du numérique. C’est d’ailleurs ce à quoi travaille la médiation numérique depuis trente ans, à la fois par l’apprentissage des outils, leur maniement et leurs potentiels, mais aussi à travers la littératie La littératie numérique désigne l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. numérique, afin de saisir ce que ces derniers portent comme dimension culturelle, ainsi que leur impact sur notre relation à l’art, aux œuvres, aux expressions, à la diversité et sur nos pratiques… Comment envisager aujourd’hui cette médiation numérique et ses enjeux dans chaque lieu d’art et de culture ? Le réseau des conseillers « médiateurs numérique » de La Mednum montre l’importance et la puissance sociale et culturelle de ce maillage qui favorise un Internet et un numérique d’intérêt général, pour reprendre la thématique des dernières rencontres annuelles Numérique en Commun[s] qui regroupent les professionnels de ce secteur.
Ensuite, le pass peut être un outil de démocratisation, si et seulement si, il est en interaction avec une offre locale et qu’il ne se contente pas de proposer un choix parmi un catalogue. Un clic n’est pas une médiation. La construction de l’offre culturelle et son lien, via la plateforme, avec les publics relèvent d’une coopération à l’échelle d’un territoire, construite entre les acteurs de la culture (publics comme privés), de la jeunesse, de l’éducation, de l’insertion, de la médiation numérique, à tous les niveaux d’intervention. En régime numérique, la démocratisation culturelle peut procéder d’une intermédiation coopérative, comme le montrent les travaux d’Olivier Thuillas sur l’émergence du modèle de « coopérativisme de plateforme O. Thuillas, L. Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles, Grenoble, PUG, 2023. » qui pourrait favoriser un lien nouveau entre institutions, structures culturelles, artistes et usagers.
Enfin, la singularité du dispositif est de proposer une aide financière. Celle-ci est l’objet de multiples critiques pour la dimension consumériste qu’elle insufflerait aux pratiques culturelles et artistiques. Mais cela revient à oublier que les aides ou incitations financières constituent l’une des dimensions des politiques publiques, qu’elles soient structurelles (sociales, économiques, etc.) ou transformatives (environnement, etc.). Dans le champ des politiques culturelles, cette aide financière octroyée dans le cadre du dispositif pass Culture peut seulement favoriser la transformation des pratiques culturelles des jeunes, en incitant à la fréquentation des lieux culturels quels qu’ils soient, et dans une démarche de proximité. Mais le pass Culture pourrait aussi participer à l’inclusion des jeunes au cœur même de l’action culturelle territoriale. En effet, la fréquentation des lieux et les offres constituent l’alpha et l’oméga des politiques de démocratisation, de médiation culturelle et de développement des publics depuis toujours. Si l’aide financière permet d’augmenter cette fréquentation, il faut aussi envisager l’opportunité pour les lieux, de proposer d’autres manières d’être « fréquentés », voire de s’ouvrir à d’autres usages. On peut s’appuyer en cela sur l’approche contributive des tiers-lieux culturels qui construisent des politiques d’action, en misant sur la fonction territoriale du lieu à partir des usages et des besoins des gens R. Besson, « Les tiers-lieux culturels. Chronique d’un échec annoncé », L’Observatoire, no 52, été 2018 ; A. Idelon, « Tiers-lieu culturel, refonte d’un modèle ou stratégie d’étiquette ? », L’Observatoire, no 52, été 2018.. Cette opportunité va bien sûr nécessiter, au sein des équipes culturelles et des structures, une alliance entre les directions et le personnel chargé de l’accueil et de la médiation, afin de penser de manière centrale l’accès à ces dispositifs et outils, et incidemment faciliter la formation aux technologies et à leurs pratiques, comme le portent, dans le secteur culturel, les actrices et acteurs des réseaux TMNlab et Hacnum entre autres.
Ces trois pistes d’articulation entre politique culturelle et numérique peuvent permettre aux lieux culturels de transformer les stratégies de démocratisation culturelle en tenant compte des situations d’illectronisme, et faire coexister présentiel et distanciel pour traiter les problématiques de la dématérialisation des services culturels. Ces actions culturelles d’un nouveau genre, numériques, potentiellement collectives et contributives, vont chercher à renouveler les liens avec les jeunes usagers du pass, et accompagner ceux-ci, de même que les lieux, à devenir acteurs de la culture dans le « dernier kilomètre » des politiques publiques.
À lire aussi : Qui veut la peau du pass Culture ? de Claude Poissenot et L’influence du numérique sur les choix culturels des utilisateurs du pass Culture de Mandy Llamas.