Concert du groupe punk contestataire biélorusse Deviation, dans le garage Shit Sound Shock Club à Hrodna (Bélarus), 2010 ou 2011. Photo : © Ivan Slushko
Concert du groupe punk contestataire biélorusse Deviation, dans le garage Shit Sound Shock Club à Hrodna (Bélarus), 2010 ou 2011. Photo : © Ivan Slushko

Des exemples récents de la politisation de l’art – notamment par la contestation – ne manquent pas : concerts caritatifs de musiciens russes en faveur des victimes ukrainiennes Voir Y. Kryzhanouski, « “Les cercueils ont poussé dans nos cœurs”. Chronique de l’engagement des musiciens russes et biélorusses », Passés futurs, n12, 2022 : https://www.politika.io/fr/article/cercueils-ont-pousse-nos-coeurs-lengagement-musiciens-russes-bielorusses-contre-guerre. et distanciation de plusieurs écrivains, acteurs ou cinéastes russes vis-à-vis de la guerre d’agression menée par leur État ; mobilisation massive des rockers biélorusses pendant la vague des manifestations contestataires de 2020 Voir Y. Kryzhanouski, « En Biélorussie, la longue tradition du rock anti-autoritaire », AOC Média, 17 novembre 2020 : https://aoc.media/analyse/2020/11/16/en-bielorussie-la-longue-tradition-du-rock-anti-autoritaire/. et explosion de la créativité contestataire des peintres, artistes de théâtre et réalisateurs de cinéma pour mettre en lumière les répressions et la violence policière dans le pays ; chanson Baraye devenant l’hymne à la résistance des Iraniens face à leur régime politique en 2022 et provoquant des poursuites contre son auteur Shervin Hajipour ; prises de position d’Ai Weiwei et d’autres « artistes dissidents » chinois en faveur des droits humains à Hong Kong et en Chine… L’histoire du XXe siècle en abonde aussi : participation des artistes, y compris du dramaturge Václav Havel, dans le mouvement dissident Charte 77 en Tchécoslovaquie ; rôle de la musique populaire dans les mouvements sociaux aux États-Unis des années 1960 dont certains groupes et chanteurs (Bob Dylan, Joan Baez, John Lennon, MC5, Jefferson Airplane, Frank Zappa) deviennent les symboles et porte-parole ; omniprésence de l’Internationale situationniste dans l’esthétique et l’action de Mai 68 à Paris ; adhésion, en 1927, des grandes figures du surréalisme littéraire au Parti communiste français, etc.

Pourtant, la politisation (perçue comme l’ensemble « des formes et des voies d’une conversion, celle de toutes sortes de pratiques en activités politiques J. Lagroye, « Avant-propos », dans J. Lagroye (dir.), La Politisation, Belin, Paris, 2003, p. 5.  ») est un processus complexe. Deux types de logiques se dégagent : celles qui s’imposent aux acteurs (politisation imputée) et celles volontairement mises en place d’une manière plus ou moins intentionnée (politisation stratégique) par ces mêmes acteurs.

Politisation imputée

Les logiques de politisation imputée ne dépendent pas forcément de la volonté des acteurs, mais résultent d’effets structurels qui s’imposent à eux. Premièrement, dans certains genres de production culturelle, les traditions, canons et conventions artistiques peuvent exiger, ou au moins rendre attendues, des prises de position contestataires de la part d’artistes qui se réclament de ces traditions, courants et genres spécifiques. Les scènes rock constituent un exemple courant de cette attitude proche de ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont appelé le « conformisme de l’anticonformisme » de certains cercles estudiantins des années 1960 P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964. .

La mythologie rebelle qui entoure les racines afro-américaines de ces musiques et leur reprise par de jeunes Blancs (un choc pour une partie considérable de la société étasunienne des années 1950) ainsi que son incorporation systématique dans la culture dominante donnant lieu à diverses renaissances ou reformulations contestataires (contre-culture des années 1960, vague punk, éthique Do-it-yourself du punk hardcore des années 1990, genres extrêmes cultivant la provocation et le choc moral, etc.) présupposent que, pour correspondre aux exigences de l’authenticité qui distinguent le rock du reste des musiques populaires, les groupes qui y prétendent doivent afficher une certaine posture non-conformiste et subversive. Cette dernière peut s’exprimer dans la forme esthétique, dans le choix des modes de vie ou des modes de production et de diffusion (surtout lorsqu’on refuse la coopération avec les grands groupes en faveur de l’approche indie ou DIY), mais elle peut aussi passer par des prises de position politique. Dans les contextes des régimes autoritaires, cette forme politique du non-conformisme est d’autant plus sous-entendue.

La même logique s’applique à d’autres genres musicaux, comme le hip-hop ou la chanson folk. En France, cette propension à prendre position pour des causes est renforcée par la tradition des intellectuels du XXe siècle ou par celle de la chanson politique remontant à la figure légendaire de Pierre-Jean de Béranger.

Deuxièmement, ce sont les acteurs externes au monde de l’art – agents politiques (d’opposition aussi bien que les dominants du champ politique) et médias – qui peuvent participer à la construction de l’image politisée d’un artiste, d’une activité artistique ou d’une œuvre. Esteban Buch a étudié avec beaucoup de finesse les multiples et contradictoires appropriations politiques de la Neuvième Symphonie de Beethoven – par les libéraux du XIXe siècle, par les communistes, par les nazis, par la république raciste de Rhodésie (dont c’est l’hymne officiel) et enfin par les institutions européennes pour le même usage.

Les acteurs externes au monde de l’art […] peuvent participer à la construction de l’image politisée d’un artiste, d’une activité artistique ou d’une œuvre.

Cas extrême d’un environnement favorisant l’interprétation et la surinterprétation politique : la surpolitisation qui s’établit pendant les périodes particulièrement intenses de la vie politique ou dans des contextes répressifs. Gisèle Sapiro a étudié la situation des écrivains sous l’occupation nazie en France, et selon elle « la surpolitisation […] confère aux comportements une signification politique indépendamment du sens que leur donnent les intéressés (c’est la raison pour laquelle, de nos jours encore, les attitudes des écrivains sous l’Occupation sont généralement envisagées d’un point de vue strictement politique) G. Sapiro, La Guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 14.  ».

Le contrôle exercé par l’appareil d’État sur l’activité artistique, notamment par des mesures restrictives et la censure au sens large, contribue souvent à l’interprétation politique des œuvres et à l’attribution d’un caractère politique aux artistes. L’interdiction et les poursuites contre les musiques ou le cinéma taxés d’idéologiquement nuisibles, en Iran ou dans d’autres pays du Moyen-Orient, nous poussent à y voir des instruments de résistance, bien que du point de vue de leurs auteurs ce ne soit pas toujours le cas. Le prétendu « art dégénéré » acquiert une signification politique à travers sa répression sévère par les nazis plus que par l’expression artistique en tant que telle. Aussi, telle une marque de reconnaissance inversée, la censure peut-elle conférer ce caractère politique autant que le réprimer.

Chanteur dans la rue entourée d'un public
Manifestations de 2020. Pit Paŭlaŭ (Pawlaw) donne un concert acoustique devant
des contestataires, novembre 2020. Photo © : Pit Paŭlaŭ

Politisation stratégique

De l’autre côté, les artistes peuvent intentionnellement contribuer à la politisation de leur activité. Tout d’abord, il arrive que la politisation soit appuyée par les logiques propres au champ artistique. Ainsi, les artistes sont à même de prétendre au statut d’avant-garde engagée grâce aux prises de position systématiques à l’encontre des dominants du champ du pouvoir. La stratégie de mise en avant de l’image de l’artiste impliqué politiquement sert potentiellement à se distancier de courants artistiques plus consensuels et à exister en tant que mouvement à part – « on peut dire que les auteurs, les écoles, les revues, etc., existent dans et par les différences qui les séparent. Et rappeler, une fois encore, la formule de Benveniste : “Être distinctif, être significatif, c’est la même chose” P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 69-70.  ». Si l’on rajoute à cet impératif de distinction l’aura héroïque de l’art engagé, une telle stratégie de rupture par l’engagement politique devient doublement attractive. Cette logique a été au cœur de l’œuvre de l’Internationale situationniste (IS) de Guy Debord qui devait se faire une place dans le sous-champ littéraire avant-gardiste caractérisé par l’affaiblissement du surréalisme et le lettrisme apolitique qui atteint ses limites en matière de consécration : « dans le cadre des stratégies de démarcation symbolique visant à accumuler des profits de distinction […] Debord et l’IS sont amenés à se multipositionner dans les champs littéraire/artistique, intellectuel et politique É. Brun, « L’avant-garde totale. La forme d’engagement de l’Internationale situationniste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 176-177, 2009, p. 50.  ». La politisation fait alors partie des stratégies de distinction et de concurrence au sein du champ artistique, stratégies dont le but est de rendre le mouvement « plus significatif ».

Les profits symboliques en matière de légitimité et de réputation perçus grâce à cette stratégie de distinction au sein du champ artistique peuvent aussi se transformer en avantages d’ordre plus tangible : le statut d’avant-garde engagée est susceptible de permettre une meilleure visibilité auprès des médias et de gagner ainsi en popularité (ce qui, dans le système commercial de production et de distribution, implique des gains matériels ou à contrario des pertes si ce statut n’est plus confirmé). Cette approche stratégique – systématiquement occultée – explique néanmoins en partie la commercialisation des mouvements artistiques à l’image contestataire (littérature beat et cyberpunk, musiques punk et hip-hop, nouvel Hollywood), processus décrié par les approches contre-culturelles au sujet de cette affiliation à la culture dominante et sa cooptation par le marché. Il peut donc y avoir des convergences entre les logiques commerciales et contestataires.

Il peut y avoir des convergences entre les logiques commerciales et contestataires.

Enfin, l’activité artistique peut constituer une forme d’activisme politique non conventionnel, surtout dans un contexte où l’accès à la scène politique « classique » est verrouillé. La politisation serait alors le fruit de l’engagement intellectuel d’acteurs qui utiliseraient l’art comme un support et la continuation de leur activité politique, voire une partie intégrante de celle-ci. Pierre Bourdieu observe cette attitude lorsqu’il parle des écrivains de l’art social – de Duranty et de Champfleury en particulier – qui, parce qu’« ils ne faisaient pas la différence entre le champ politique et le champ artistique (c’est la définition même de l’art social), […] importent aussi des modes d’action et des formes de pensée qui ont cours dans le champ politique, concevant l’activité littéraire comme un engagement et une action collective P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 (1992), p. 155.  ». Cette politisation militante de l’art est, par exemple, propre à l’approche de John Sinclair, poète et activiste underground de Detroit qui, à la fin des années 1960, crée des collectifs de gauche radicale (White Panther Party), tout en servant de manager à plusieurs groupes de rock locaux qu’il considère comme les organes de ces mouvements – notamment le MC5 devenu particulièrement influent. À travers le monde, des liens organiques existent entre les scènes anarcho-punks et des initiatives libertaires telles que Food Not Bombs (distribution de nourriture aux sans-abri) ou No Border Camps (initiatives de soutien aux réfugiés). Dans l’Europe de l’Est des années 1980, l’activité artistique ou littéraire, moins réprimée que la contestation politique directe par les institutions du pouvoir communiste, a servi de mode d’engagement par défaut aux mouvements nationalistes.

Logo de Food not Bombs
Logo de Food not Bombs

Les raisons, les motifs et les mécanismes de la politisation sont donc variés, mais dans tous les cas celle-ci résulte d’une perte d’autonomie par rapport au champ politique (c’est la définition même de la politisation). Cela constitue un inconvénient pour les artistes, puisque l’ethos artistique condamne la transgression trop importante de la frontière entre les activités politiques et artistiques – l’objectif d’une très grande majorité d’artistes n’est pas de se consacrer à la lutte politique, ni de devenir l’ « intellectuel organique Le philosophe et homme politique italien Antonio Gramsci distinguait l’« intellectuel organique » de l’« intellectuel traditionnel ». Le premier émerge aux côtés de la classe ascendante de la société, le second préexiste à la classe montante (tel l’ecclésiastique issu de la société féodale mais qui lui a survécu) ; cf. A. Gramsci, Cahiers de prison, R. Paris (éd.), t. III, Paris, NRF Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1978, Cahier 12, p. 346, NDR.  » d’un mouvement politique en trahissant les idéaux de liberté et de « pureté » artistique. L’engagement politique immédiat de l’œuvre et l’« art pur » représentent en quelque sorte deux extrêmes entre lesquels s’organiseraient les prises de position des artistes. Cependant, ces deux extrêmes font partie de la même continuité, et chacune de ces positions les rassemble dans une proportion variable. La recherche d’un équilibre entre la politisation et la création artistique, entre la contestation et la poésie, entre le social et l’esthétique, est une interrogation inévitable dès que l’on se lance dans l’activité artistique, et cet équilibre dépend non seulement des choix personnels, mais aussi, dans une certaine mesure, des logiques sociales à l’œuvre, même dans le monde de l’art, où individualité, liberté et créativité sont mises en avant.