Jardin avec meubles envahis par la végétation
Jardin bio de la maison de l’environnement à Angers. Photo © Dominique Sagot-Duvauroux

À travers ses fonctions esthétiques, utilitaires ou écologiques, le végétal est aujourd’hui mobilisé pour rendre plus acceptable la vie en milieu urbain M. Wintz,« La nature en ville : une réconciliation en trompe l’œil », Revue du MAUSS, no 54, 2019, p. 95-107.. Les collectivités territoriales l’intègrent à leurs politiques d’aménagement urbain dans l’esprit d’une reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Ces politiques sont rendues visibles au grand public par le recours à des labels et à des classements, par exemple les villes vertes. L’Observatoire des villes vertes http://www.observatoirevillesvertes.fr/, créé en 2014, évoque l’idée de la « ville sensible », nouveau paradigme urbain visant à générer « un foisonnement d’initiatives végétales dans l’urbain ». Le végétal apparaît comme un « objet intersécant » dans la fabrique de la ville de demain, susceptible d’offrir un avenir au modèle de la ville créative, tout en soulevant de nombreux débats sur le rapport entre l’homme et la nature dans les sociétés occidentales Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.. La ville d’Angers, marquée par une histoire, une activité productive et des aménités paysagères nombreuses, propose un terrain d’observation pertinent de l’émergence d’une scène végétale urbaine inscrite dans la perspective de la ville sensible Ch. Ambrosino, D. Sagot-Duvauroux, « Scènes urbaines : vitalité culturelle et encastrement territorial de la création artistique », dans B. Pecqueur, M. Talandier, Renouveler la géographie économique, Paris, Éditions Economica, 2018..

Les origines du végétal en Anjou remontent au XVe siècle sous l’impulsion du roi René Ier le Bon, duc d’Anjou, amateur d’espèces végétales notamment méditerranéennes I. Leroux, P. Muller, B. Plottu, C. Widehem, « Innovation ouverte et évolution des business models dans les pôles de compétitivité : le rôle des intermédiaires dans la création variétale végétale », Revue d’économie industrielle, no 146, 2014, p. 115-151.. Dès cette époque se constitue une pratique savante autour de botanistes que le roi René fait venir de Paris. La ville d’Angers, située en bord de Loire, devient très vite une place d’échanges commerciaux et de transports des végétaux. Le XVIIe siècle est marqué par l’émergence d’une communauté de pratique botanique médiatisée par les jardins botaniques et par les concours horticoles qui participent à la renommée de la ville et à l’attractivité de son offre végétale. Aux XVIIIe et XIXe, un écosystème d’innovation se met en place croisant les communautés de la production et de l’échange horticoles avec celles des sociétés savantes et des érudits propriétaires de jardins. À cette époque, le végétal est source de récits et d’imaginaire collectif porté par des horticulteurs de renom à la croisée des arts et de la science, tel André Leroy, célèbre pépiniériste qui deviendra maire adjoint d’Angers P. Détriché, « Les manifestations horticoles », dans M. Portron, L’Horticulture angevine des origines à l’an 2000, Angers, Société d’horticulture d’Angers, 2000, p. 78-103.. Plusieurs jardins voient le jour, par exemple le jardin des plantes au XVIIIe siècle ou bien encore l’arboretum créé par le botaniste angevin Gaston Allard à la fin du XIXe siècle. Les jardins maillent la géographie de la ville par un effet d’extension paysagère L. Germain, « Les jardins et les parcs publics d’Angers », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, no 239-240, 1941, p. 365-386.. Les pépinières se créent ou se déplacent à la périphérie de la ville. L’enseignement horticole se propage. On peut parler ici des prémices d’une scène végétale urbaine, fondées sur une communauté de pratique prolifique alliant botanique, horticulture, arts et jardin.

Une logique d’écosystème d’innovation éloignée de la fabrique sensible de la ville

Les liens entre la filière botanique, l’esthétique, l’art et les sciences se délitent dans le courant du XXe siècle. Les jardins botaniques et d’ornement restent toujours au cœur de la politique urbaine mais déconnectés de la filière économique horticole qui tendra vers une logique de production, de recherche scientifique et d’innovation industrielle avec des effets d’agglomération soutenus : l’installation à Angers de l’Institut national de la recherche agronomique (devenu INRAE), d’écoles d’ingénieurs comme l’Institut national d’horticulture (aujourd’hui Institut Agro Rennes-Angers), la création d’une université publique aux côtés d’une université catholique historiquement implantée, la création du département de physiologie végétale, de lycées ou encore de divers instituts. L’activité scientifique angevine attire par la suite des grands groupes (Limagrain, Pioneer…). Cette dynamique aboutit à la labellisation en 2005 de l’Anjou en pôle de compétitivité Vegepolys qui permet à l’écosystème de se structurer autour d’acteurs d’envergure supralocale comme Plante & Cité, ou bien l’Office communautaire des variétés végétales. À ces acteurs s’ajoutent le parc Terra Botanica, ouvert en 2010 (premier parc à thème d’Europe consacré au végétal) et l’arboretum Gaston-Allard (350 000 échantillons dans un herbier retraçant les évolutions de la flore française) Angers & le végétal. Au milieu des années 2010, Vegepolys, Terre des Sciences et Terra Botanica engagent une réflexion sur le lien entre tourisme, patrimoine et innovation végétale, et la valorisation des plantes angevines (par exemple l’hortensia d’Angers Val de Loire)  À ce sujet, consulter le site de Terre des Sciences.. L’écosystème d’innovation se complexifie donc, s’ouvre à la ville mais reste toutefois dans une logique d’offre intégrant difficilement la complexité du rapport sensible des habitants au végétal et les expérimentations citoyennes.

La fabrique sensible de la ville : vers une scène végétale urbaine

La période actuelle est marquée par une transition vers une conception participative du végétal dans la ville, se rapprochant progressivement d’une logique de fabrique urbaine et d’une expérience végétale collective (filtres perceptifs, culturels, apprentissages collectifs et rencontres). Les associations et conseils citoyens de quartiers sont associés aux grands projets d’urbanisme. Le budget participatif d’Angers, mis en place en 2018, concrétise des projets d’habitants dont nombre d’entre eux sont liés au végétal. La communauté urbaine est lauréate de l’appel à projet national de l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), « Les quartiers fertiles ». L’opération « Cultivons notre terre » encourage les habitants à s’impliquer dans des initiatives d’agriculture urbaine. Les travaux menés par Plante & Cité présentent des méthodes de gestion écologique en ville, des actions associant santé et nature. L’élargissement de l’écosystème ouvre la voie à de nouvelles perspectives. Les hybridations transversales, par exemple le lien entre végétal et traitement du cancer à la Cité des soins de la clinique de l’Anjou, témoignent du croisement de compétences et de ressources spécifiques locales pour de nouveaux usages. Le pôle Vegepolys, devenu Vegepolys Valley en 2019, déploie un nouvel axe « végétal urbain » dans sa stratégie d’innovation, ce qui conduit implicitement à son réancrage territorial.

Parallèlement, la ville élabore une stratégie de marketing territorial construite autour du concept de « super nature » animé par une communauté en ligne regroupant les acteurs, mais aussi des amateurs et des collectifs citoyens. L’opération « Angers Supernature » fédère également une pluralité d’événements culturels autour de la mise en valeur du patrimoine végétal. L’Agence d’urbanisme de la région angevine met par ailleurs à disposition sur son site un guide de déambulation invitant les marcheurs, adultes ou enfants, à la perception multisensorielle de leur environnement urbain https://www.aurangevine.org/.

Ces évolutions rendent visibles plusieurs micro-scènes végétales animées par des acteurs dits keystone [« clé de voûte » en anglais], faisant lien entre individus, organisations, disciplines, objets, etcL’expérience du Jard’In Zur animé par le groupe d’artistes Zur (pour « zone urbaine réversible») illustre parfaitement ce que le végétal peut provoquer sur un territoire, à la fois en offrant aux étudiants, chercheurs, associations, entreprises diverses un laboratoire d’expérimentation in situ, en donnant à voir aux habitants la diversité de la nature en ville et en les dotant des capacités de se l’approprier pour transformer leur environnement dans un processus qui reste cependant non « standardisable », condition d’une vraie « résonance » selon Rosa H. Rosa, Résonance, Paris, La Découverte, 2018. Selon Rosa, pour entrer en résonance avec le monde (un paysage, un individu, une œuvre, etc.), il faut d’abord être touché, affecté ; il faut ensuite qu’il y ait une réaction. Cette réaction doit provoquer une transformation. Enfin, cette résonance demeure aléatoire et n’est pas instrumentalisable (à ce sujet, voir l’article Fin de cycle pour la ville créative ? dans ce dossier)..

Cette logique de fabrique urbaine autour de micro-scènes commence à s’étendre à l’échelle de la ville. Toutefois le récit rassembleur construit par la municipalité se heurte à des controverses ou conflits de visions, faisant de la ville un espace de confrontation potentiel entre les valeurs des différents mondes marchand, industriel, symbolique ou domestique qui s’intéressent au végétal. Toute la subtilité du rapport à celui-ci dans l’urbain est de parvenir à dépasser ces clivages et à favoriser les nécessaires apprentissages collectifs, base d’une vision partagée de la nature en ville.

Mais peut-être qu’une scène végétale urbaine doit rechercher sa visibilité et son récit dans sa capacité à faire de la nature un sujet permanent d’expérimentation et d’échanges entre l’ensemble des parties prenantes, de façon à faire naître cette ville sensible et habitable que le modèle de la ville créative a pu oublier. Finalement, le récit ne devrait-il pas porter davantage sur la diversité des rapports à la nature offerte par ces micro-scènes et les débats qu’elle génère plutôt que d’essayer de les faire rentrer dans un discours unificateur improbable. C’est sans doute l’enjeu de la ville sensible fondée sur une scène urbaine que l’on pourrait qualifier de « discrète ».